SOUVENIRS


DE LA

COUR DE RUSSIE


SOUS L’EMPEREUR ALEXANDRE


DE 1807 A 1815



ADÈLE DE REISET

 

 

 

 

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Table des Matières

INTRODUCTION — Vanité féminine.

I — La Russie en 1807.

II — La métamorphose.

III — Pourquoi pas ?

IV — La chasse.

V — L’essai.

VI — L’entrevue.

VII — La fête de Louise.

VIII — Friedland.

IX — Les deux Empereurs.

X — L’Ambassadeur.

XI — La Visite Nocturne.

XII — Il ne m’aime plus.

XIII — Le Pavillon.

XIV — Le Charme.

XV — L’Amour ignoré.

XVI — Galanterie de Napoléon.

XVII — La Fête Française.

XVIII — N’êtes-vous pas le Maître ?

XIX — L’héritier

XX — Moscou.

XXI — L’incendie.

XXII — La folle de Pirna.

XXIII — Le colosse renversé.

XXIV — Le prisme brisé.

XXV — La mauvaise mère.

XXVI — Le retour.

XXVII — L’extase.

XXVIII — Est-ce bien elle ?

 

INTRODUCTION — Vanité féminine.

Je l’ai vue, l’orgueilleuse héroïne de cette histoire ; j’ai vu la belle Antonie dans tout l’éclat de ses enivrants succès, et jamais peut-être le vide que laissent après elles les frivoles passions d’une femme à la mode ne m’a paru plus désolant.

Qu’elle était belle dans cette splendide réunion où je la rencontrai pour la première fois, et combien son aspect enchanteur me séduisit ! En vain mon amour-propre de jeune femme me portait-il à lui trouver un défaut, alors, cela m’était impossible ; et malgré l’exigence qu’un esprit de rivalité m’inspirait envers ce chef-d’œuvre de la nature, il me fallut lui rendre hommage, il me fallut convenir que nul objet aussi ravissant ne s’était encore offert à mes yeux.

En effet, quel admirable assemblage de perfections chez cette charmante personne ! et comment la voir sans l’aimer, comment la voir, du moins, sans être ébloui de tant d’attraits !....

Qu’on se figure des yeux noirs, veloutés, bien fendus, surmontés de sourcils déliés, d’une forme gracieuse ; qu’on se figure, dis-je, ces yeux, les plus beaux yeux du monde, animés tour à tour de mille expressions diverses, mais toujours fascinantes ; et puis une bouche si jolie, si fraîche, des traits si fins, si distingués, un teint si pur, si transparent, qu’aucun peintre n’a pu le reproduire avec exactitude ; et puis encore des cheveux d’un blond cendré, soyeux, à demi bouclés, à travers lesquels l’air se joue avec complaisance ; et puis, et puis une foule de choses que l’on ne saurait décrire, mais que l’on sent si bien, et qui font tourner la tête la plus solide, la mieux organisée. En un mot, que l’imagination laisse un libre cours à son exaltation la plus excessive pour composer à son gré un délicieux ensemble de grâces, de noblesse, d’élégance, de séductions, et l’on aura tout au plus une faible idée de la célèbre comtesse de Narishkim, de la fière beauté qui tint si longtemps enchainé à ses pieds l’autocrate de toutes lés Russies, l’empereur Alexandre, l’adversaire de Napoléon.

Et pourtant elle n’était pas heureuse, l’idole du puissant potentat, elle n’était pas heureuse avec tous ces avantages personnels, au sein de cette magnifique cour dont les plus hauts personnages semblaient rivaliser d’enthousiasme pour elle ; que lui manquait-il donc ?

N’était-elle pas la plus belle, la plus adorée, la plus enviée des femmes ? Un de ses regards, un de ses sourires ne faisait-il pas tomber à ses genoux les plus indifférents ? N’était-elle pas avec justesse surnommée l’irrésistible ? N’avait-elle pas attendri les cœurs les plus froids, dompté les plus farouches ? L’amour, les plaisirs ; les ris, les jeux, les fêtes, ne volaient-ils pas sur ses traces ? Et, pour comble de félicité, le divin objet d’un culte si universel, si passionné, n’avait-il pas échappé Seul au délire qu’il faisait naître ? La sirène, dé Saint-Pétersbourg n’était-elle pas restée maîtresse de son cœur, en fanatisant jusqu’à la folie ceux des autres ?.... Bien plus, pouvait-elle revendiquer un seul genre de triomphe ?... Non certes. Elle les avait savourés tous : on l’avait vue tour à tour briller au premier rang, dans les concerts par sa, voix mélodieuse, par son exécution chaleureuse sur la harpe ; dans les bals par sa danse et sa taille de sylphide ; dans les cercles, dans les promenades, en tous lieux, par sa merveilleuse beauté, par ses grâces, par son esprit, par sa malicieuse raillerie, par sa mobile physionomie, dont l’expression piquante, affectueuse ou céleste, suivant les circonstances, réunissait tous les suffrages ; il n’était pas jusqu’à ses caprices qui ne lui asservissent les plus rebelles ; ils étaient si séducteurs, ses caprices de jolie femme ! Ses lèvres boudeuses avaient un si vif incarnat, ses fantaisies étaient si originales, ses reproches si doux, parfois si bizarres, toujours de si bon goût ! et le son de sa voix avait un timbre si flatteur, qu’on ne se sentait jamais le courage de se fâcher contre elle.

Pourquoi donc n’était-elle pas heureuse ? répètera-t-on sans doute après avoir lu cette ébauche incomplète, si loin de rendre les perfections inouïes du modèle. Pourquoi ne jouissait-elle pas avec transport du sort fortuné que la Providence lui avait départi ? Pourquoi cette femme, privilégiée entre toutes les autres, possédant à elle seule tous les éléments du bonheur, était-elle quelquefois si véritablement digne de compassion ?

Pourquoi ?... Oh ! c’est qu’à travers ce nuage d’encens, de flatterie, d’extase, d’amour même, elle entrevoyait la satiété, l’ennui, le désenchantement, les innombrables mécomptes qui suivent une existence de bruit, d’enivrement, de fumée ; c’est que, malgré le soin avec lequel la coquette cherchait à s’étourdir, elle sentait que sa mission de femme était manquée sur la terre ; c’est que parmi ses adorateurs, abusés d’abord par son encourageant accueil, il en était plus d’un que son impitoyable vanité avait métamorphosés en ennemis et qui n’attendaient que l’occasion de lui nuire pour se venger de ses dédains ; c’est que le vrai bonheur ne se fixe pas dans le grand monde ; c’est que, surtout, cette coquette par excellence avait sous les yeux, à chaque instant du jour, un touchant modèle de ce bonheur intérieur, paisible, ignoré, le seul réel, le seul durable, et qu’en dépit de son ivresse éphémère elle était bien forcée de le reconnaître.

Ce modèle, qui la faisait soupirer de regrets involontaires, c’était sa cousine, sa vertueuse cousine, qui habitait avec elle, ou pour mieux dire dans le même hôtel, car deux caractères aussi disparates, des habitudes aussi opposées, ne pouvaient s’accorder tout à fait ensemble.

Quelques relations d’affaires et de parenté m’ayant fait admettre dans la société intime de ces deux jeunes femmes, si différentes l’une de l’autre, ce contraste me frappa.

Je souhaitai remonter à la source, rechercher les causes qui engagèrent les ; deux cousines à suivre des routes diverses pour atteindre le même but, sans doute, le bonheur, auquel tous les êtres aspirent ici-bas, et que si peu rencontrent, tant il est facile de se tromper sur le chemin à parcourir pour arriver jusqu’à lui.

Ma liaison particulière avec ces dames m’ayant fait faire, sur cet important sujet, de précieuses découvertes, je me suis bâtée de les publier, pensant être utile à mes semblables, si mes observations, fondées sur des faits dont chacun peut aisément vérifier l’authenticité, si mes observations, dis-je, mettent sur la droite voie celle qui veut sérieusement se préparer des jours tranquilles, un avenir fortuné exempt d’orages !

I — La Russie en 1807.

1807 !... glorieuse époque !... Oh ! quel est celui d’entre nous qui ne sent pas son cœur battre d’un noble orgueil en reportant sa mémoire vers ce temps à jamais célèbre, où le nom Français, semblable aux magiques talismans des siècles chevaleresques, faisait courber les plus hauts fronts et fléchir les plus opiniâtres volontés ! Napoléon ne pouvait plus monter désormais ; debout sur l’immense piédestal que son génie militaire et politique avait construit à force de conquêtes et d’habileté, il montrait à l’Europe, humiliée de tant d’audace, sa majestueuse figure dominant de toute la puissance colossale d’un héroïsme excentrique, les figures homériques dont elle était environnée. La France, fascinée par tant de victoires, séduite par le superbe rôle qu’on lui faisait jouer dans le grand drame européen ; vaine, jusqu’à l’ivresse, de l’encens qu’on lui prodiguait ; la France, prosternée en esclave aux pieds de son auguste chef, faisait sentir à son tour le poids du joug qu’on lui imposait, aux nations étrangères, qu’elle tyrannisait de son côté, afin de se dédommager de l’obligation d’une obéissance passive, si peu d’accord avec son caractère indépendant.

La Russie, ce vaste empire du Nord, qui ne luttait qu’en tremblant contre le nouvel empire prêt à envahir son territoire, la Russie, malgré son orgueil aristocratique, saluait, elle aussi, avec respect, l’astre qui resplendissait à l’Occident, et caressait, en soupirant de dépit, mais sans oser le faire paraître, les satellites lumineux de cette belle planète.

C’est à la fastueuse cour de celte Russie, qui devait plus tard ensevelir dans ses neiges destructives nos valeureux bataillons, c’est à cette cour prestigieuse que se passait la majeure partie des scènes que nous allons esquisser ici ; c’est presque remonter au siècle de Louis XIV, dont la mode semblait avoir pris à tâche de copier toutes les traditions ; mais, nous l’espérons du moins, le lecteur ne se plaindra pas d’être forcé de retourner en arrière pour nous suivre dans ce monde semi-chevaleresque, si différent de notre monde actuel, de notre monde sans apprêt et sans façon, dont, malgré notre tolérance philanthropique, nous ne saurions approuver également tous les usages, parfois opposés d’une : manière si choquante au ton de la bonne compagnie.

Eh ! voyez en effet, voyez comme elle est enivrante cette cour de Russie, si jeune, si gaie, si délirante, se groupant avec élégance autour d’un trône si gracieusement occupé ! Narbonne, Richelieu, qu’êtes-vous devenus ? Secouez la poussière de vos linceuls ; venez voir vos émules, vos rivaux ; ou plutôt, ne venez pas ; non, car cette vue vous ferait trop de mal : vous êtes surpassés, éclipsés ! Jamais votre luxe extravagant n’égala ce luxe asiatique ; jamais votre langage n’atteignit cette urbanité délicate ; jamais vos manières, votre mise, vos moindres mouvements, ne furent empreints de cette fleur de galanterie qui distingue vos élégants imitateurs. Non, non, ne venez pas, modèles célèbres de prodigalité, de faste, de bonne grâce, un pareil coup d’œil apporterait, le désespoir dans vos âmes jalouses, ces jeunes seigneurs, vous ont supplantés !...

C’était surtout les jours de grande réception au palais impérial, que lés salons d’Alexandre étaient véritablement saturés de magie ! Les prodiges de féerie créés dans les Mille et une nuits par la plus vagabonde imagination, étaient réalisés au centuple ; jamais fêtes plus magnifiques, jamais plaisirs plus délectables ne furent offerts à la beauté ; mais aussi jamais idoles ne méritèrent davantage les honneurs divins, que ces guirlandes de fleurs animées, plus jolies, plus séduisantes les unes que les autres ! Comment ne pas devenir papillon volage au milieu de tant de charmes divers, mais toujours ravissants ! De toutes parts les diamants étincellent, et ces femmes, si merveilleusement belles, ne sont pas seulement des trésors de grâces, de richesse, de bon goût, elles unissent, ou du moins partagent entre elles tous les genres de séduction. Avides d’hommages, le désir d’être admirées, le besoin de plaire, revêt chez elles toutes les formes ; l’esprit jaillit d’une petite bouche de seize ans qui ne semblait faite que pour sourire avec naïveté aux doux propos d’amour ; la frivole danseuse dont le pied mignon effleure à peine le parquet laisse soupçonner à dessein une instruction dont plus d’un cavalier pourrait être jaloux ; et l’ingénue qui n’osait, à l’instant même, lever les yeux vers son danseur, par excès de timidité, déploie tout à coup, en chantant une plaintive romance une sensibilité d’autant plus attrayante qu’on ne l’avait pas devinée. Bien souvent un air, d’insouciance, de langueur, cache une extrême vanité ; et dans ces cercles splendides où l’étiquette ne se montre que pour ennoblir le plaisir, l’ambition tourne bien des têtes. On ne rêve que victoires et conquêtes d’une autre manière que Napoléon ; de brillants mariages sont dus à la singularité d’une toilette ; des intrigues se nouent, se dénouent avec une inconstance que justifie en quelque sorte l’embarras du choix ; et s’il fallait raconter toutes les anecdotes intéressantes de ces jours d’effervescence, d’étourdissement, la tâche serait immense.

Cependant, à travers cette éblouissante jeunesse, quelques figures se détachent en relief, soit par leur rang, soit parleurs charmes, encore supérieurs à tout ce qu’il y a d’élevé et de séducteur dans ces assemblées d’élite ; parlons donc de ces rares exceptions, puisque c’est là que nous pouvons retrouver les personnages historiques dont nous avons étudié la physionomie, dont nous avons scruté les secrètes pensées avec une scrupuleuse attention, avant de faire tomber le masque qui cachait leurs véritables traits, leurs sentiments intimes.

Le premier qui s’offre à nos regards, le premier dont notre plume impartiale doit reproduire les qualités et les défauts, c’est l’empereur Alexandre, alors dans tout l’éclat de sa puissance et de ses avantages personnels.

Ce prince, à peine âgé de trente ans à cette époque, était, sans contredit, l’un des plus aimables cavaliers de sa cour ; son noble caractère, son humeur douce et religieuse, son goût prononcé pour les réunions d’apparat, pour les cérémonies militaires qui pouvaient rehausser la majesté de son trône ; ses manières chevaleresques, sa gracieuse politesse avec les femmes, le faisaient chérir généralement, et nul mieux que lui n’eût rempli plus dignement la haute mission que la Providence lui avait assignée.

A ses côtés se dessine, pure comme son âme, la céleste figure d’Élisabeth, impératrice de Russie. Elle est charmante ; oh oui ! jolie, bien jolie ! Elle aime, que dis-je ! elle idolâtre son jeune époux ; tout s’empresse autour d’elle pour embellir son existence ; d’où vient donc le nuage mélancolique dont son front est si souvent obscurci ?

Entrons sans bruit dans son boudoir, peut-être allons-nous deviner le sujet de sa peine... Pauvre femme ! la couronne impériale n’est point un préservatif contre les chagrins de la vie, et les douloureuses palpitations d’un cœur brisé font autant de mal sous la pourpre que sous la bure ; plus même, quelquefois !...

Pauvre femme ! elle est seule, approchons-nous. Ses dames d’honneur se tiennent à l’écart dans la pièce voisine, car elle a souhaité quelques instants de calme, de solitude momentanée, pour retremper son âme abattue, pour retrouver le triste courage de sourire encore, de sourire toujours à cette foule insipide à laquelle les grands sont forcés de faire bon visage, quel que soit l’état de leur cœur.

Elle est assise sur une ottomane en satin bleu céleste, ornée de glands et de torsades d’argent ; sa taille svelte, élégante, est à demi maintenue dans un léger peignoir de mousseline claire, à travers laquelle on peut d’autant mieux admirer sa ravissante tournure, que la fenêtre, se trouvant juste en face, l’éclairé entièrement. La finesse de ses traits, la délicatesse de son teint ne sont que ses moindres charmes ; et sa belle chevelure, encadrant d’une manière si séduisante son visage enchanteur, ne donne qu’une imparfaite idée de ses moyens de plaire. En effet, son pied d’enfant ne peut faire voir avec quelle grâce elle danse ; et pour comprendre l’attrait répandu sur toute sa personne, il faudrait l’entendre parler, il faudrait ouïr ce son de voix d’une douceur pénétrante, qui s’insinue dans l’âme de celui auquel cette angélique princesse adresse la parole ; il faudrait voir la langueur expressive de son regard ; son sourire plein de sentiment, et surtout sa touchante tristesse, qui la rend si attrayante.

Quelle est cette miniature sur laquelle ses yeux se fixent avec un attendrissement profond ? C’est le portrait d’une mère, d’une sœur, sans doute ; mais le souvenir qui se rattache à ce petit tableau, dont nous n’apercevons encore que l’encadrement, à la distance où nous sommes placés, doit avoir conservé un puissant empire sur son âme, si l’on en juge par sa vive émotion.

Depuis longtemps un silence inquiétant règne dans le boudoir impérial ; les dames d’honneur, rassemblées dans la salle voisine, s’en tourmentent sans oser le rompre. Élisabeth a si expressément défendu de la déranger !

— En vérité, Mesdames, s’écrie Catherine de Lomanzof, l’une d’entre elles, je crains que Sa Majesté ne se trouve indisposée ; on n’entend pas le moindre bruit !

— Vous avez raison, lui répond-on d’un commun accord, à voix basse. Mais comment s’en assurer, comment avoir la hardiesse d’enfreindre dés ordres aussi formels, pour dissiper une anxiété peut-être mal fondée ? Il n’y a que vous, Madame, qui puissiez vous permettre une aussi grave infraction aux lois de l’étiquette. Sa Majesté vous aime tant, que vous pouvez compter d’avance sur une indulgence plénière. N’êtes vous pas sa favorite, son amie ? Ne jouissez-vous pas du privilège de l’interrompre en tout lieu, à toute heure ? Allez, allez, ne craignez rien, vous serez toujours bien reçue.

— Cependant, reprit Catherine avec hésitation, cependant si ma présence n’eût pas été importune, on ne m’eût pas congédiée tout à l’heure ? et je ne me pardonnerais pas d’abuser de la bienveillante affection de ma souveraine, en commettant une indiscrétion aussi faiblement motivée.

Mais les compagnes de Mme de Lomanzof étaient bien aises de la rendre coupable d’une semblable indiscrétion. Envieuses de son crédit auprès d’Élisabeth, qui la traitait avec une prédilection marquée, elles saisissaient toutes les occasions qui pouvaient attirer une disgrâce à la jeune duchesse, dont la faveur, toujours croissante, offusquait leur jalouse ambition.

Elles l’engagèrent donc, moitié de gré, moitié de force, à pénétrer dans le boudoir ; et comme elle entra par une porte qui se trouvait derrière l’impératrice, elle ne put réprimer tout à fait une exclamation bien justifiée par la découverte involontaire qu’elle avait faite en jetant un coup d’œil, un seul, sur la miniature entourée de diamants qu’Élisabeth contemplait avec une sorte d’extase passionnée.

C’était le portrait d’un jeune homme, d’un charmant cavalier !

La malheureuse duchesse eût voulu être à cent pieds sous terre en s’apercevant qu’elle venait de surprendre aussi maladroitement le secret de l’impératrice. Mais il n’était plus temps de reculer ; on Lavait vue ; elle était restée clouée à sa place par la surprise et l’embarras.

Élisabeth la regarde alors, et Catherine est confondue. C’est qu’il disait tant de choses, ce regard à la fois touchant et spirituel !

— Je ne te pardonnerai jamais, Catherine ! — s’écrie la princesse avec un mélange de douceur et de sévérité qui fait vibrer toutes les fibres de la coupable ; puis, après une pause pendant laquelle le supplice de la duchesse est poussé à son comble, elle reprend en souriant, et d’un ton de reproche : — Non, je ne te pardonnerai jamais d’avoir douté de ton amie !

A ces mots, dont l’intraduisible éloquence consiste dans l’angélique expression de la plus aimable physionomie ; à ces mots, qui vont résonner jusqu’au fond de l’âme de Catherine, cette jeune femme est aux genoux de sa souveraine, qu’elle embrasse avec transport, avec larmes, avec sanglots.

— Moi, douter de Vous, Madame ! lui dit-elle en demeurant à ses pieds ; oh ! vous ne le croyez pas ! vous ne pouvez avoir une pareille pensée !

— Chère, excellente Catherine ! tu ne sais pas, tu ne peux savoir le bien que me font tes caresses, ton dévouement !... Hélas ! dans le haut rang où le ciel m’a placée, on est peu habitué aux démonstrations sincères d’une véritable affection, et je crois à la tienne comme je crois à la lumière du jour !... Ne me réponds rien, je t’en prie ; de nouvelles protestations n’ajouteraient pas un degré de plus à ma conviction ; elle est entière, inébranlable.... Assieds-toi là, tout près de moi, plus près encore ; j’ai besoin d’épancher mes chagrins dans ton sein, de te confier la douleur qui m’oppresse ; le veux-tu ? veux-tu m’écouter ?

Pour toute réponse, Mme de Lomanzof couvrait de baisers les mains de l’impératrice, qui les lui abandonnait en souriant avec mélancolie.

— Examine ce portrait que tu viens d’entrevoir, continua-t-elle en reprenant sur une petite table la miniature, qu’elle y avait déposée, et la mettant entre les mains de la duchesse ; qu’en penses-tu, comment trouves-tu cette figure ?

— Il faudrait être aveugle pour ne pas rendre justice à la beauté noble, régulière, séduisante de ces traits à la fois doux et majestueux.

— Tu devines déjà l’effet qu’ils ont dû produire sur une imagination de quatorze ans, n’est-ce pas ? Eh bien, j’avais cet âge d’illusions, de jouissances, quand mon auguste père, le margrave de Bade, me demanda si je pourrais aimer l’original de ce portrait. L’aimer, seigneur ! m’écriai-je, cela n’est pas difficile ! Et mes yeux ne pouvaient plus se détacher de cette jeune figure si gracieuse, si fraîche et pourtant déjà si imposante.

— Tant mieux, Marie, me répondit mon père avec bonté, je suis fort satisfait de te voir si bien disposée à m’obéir. Ce portrait est celui du grand-duc de Russie, Alexandre Pavlovitch, l’héritier présomptif du plus beau trône du monde, et je veux te faire asseoir à ses côtés ; toi, ma fille bien-aimée ; je veux que ma chère Marie soit un jour impératrice de toutes les Russies ! Eh bien, ce projet sourit-il à ta jeune imagination ? Consens-tu à accepter cet aimable prince pour époux ?

Le trouble dont j’étais saisie, en écoutant cette magnifique proposition, m’était l’usage de la parole, et feus à peine la force de dire d’une voix tremblante, sans oser lever les yeux :

— J’obéirai, seigneur.

— J’espère que l’obéissance ne te sera pas pénible j ajouta mon père en badinant ; dans tous les cas, je te laisse à tes réflexions ; ce beau portrait plaidera bien sa cause tout seul.

— Je le tenais entre mes mains, ce charmant portrait ; mon père n’était plus là, et, dans l’ivresse de ma joie d’enfant, je me demandais si quelque rêve enchanteur n’abusait pas mes sens. Je venais d’atteindre ma quatorzième année, une félicité parfaite avait entouré mon adolescence ; et, comme si lé sort se plaisait à courir au-devant de mes vœux, il m’offrait encore, après m’avoir comblée de ses dons, un trône à partager avec le plus séduisant de tous les époux !

— Mon bonheur, lorsque mon mariage fut, décidé ; tenait du délire ; je trouvais chaque jour de nouveaux charmes à contempler les traits du jeune prince qui m’était destiné ; et, bien longtemps avant de l’avoir vu mon cœur lui appartenait à jamais !

— Son aspect confirma la haute opinion que j’avais conçue dé lui ; la sympathie agit également sur nos âmes, novices encore ; Alexandre me paya d’un tendre retour, je devins sa compagne fortunée.

— Une circonstance, pourtant, répandit une légère teinte de tristesse, une crainte vague, un douloureux pressentiment sur notre union conjugale : je fus obligée, pour épouser le czarowitz, de renoncer à la religion de mes pères et d’embrasser la religion grecque, professée par la majorité de la nation russe.

— Cette condition essentielle ne m’apparut d’abord que comme une nécessité à subir, à laquelle je n’attachai, d’ailleurs, qu’une importance fort secondaire, tant ma tendresse exaltée pour le grand-duc m’occupait exclusivement, tant ce premier amour s’était emparé de toutes mes facultés aimantes, tant je me trouvais incapable devoir, une pensée qui ne fût pas pour mon époux idolâtré ; mais depuis, hélas ! depuis, Catherine, lorsque les chagrins inévitables de l’existence vinrent assaillir la mienne, lorsque les soucis de la royauté se joignirent pour moi aux souffrances morales qui déchirent un cœur de femme à son entrée dans la vie, lorsque j’eus besoin de consolations, en un mot, je n’en trouvai plus ; j’en demandai vainement au culte maternel, abandonné sans autre motif que des raisons d’état, si peu dignes de lutter contre les inspirations de la conscience ; j’en demandai vainement aussi à cette religion nouvelle dans le sein de laquelle j’étais entrée sans conviction, sans attrait avec une condamnable insouciance, et je compris trop tard le vide que laissent au fond de l’âme des croyances incomplètes, une indifférence religieuse entraînant après elle le doute affligeant, qui n’apporte jamais dans le cœur brisé qui lui donne accès, que le découragement et le désespoir !

— Ce n’était pas, cependant, que les pompeuses cérémonies de l’église grecque ne me fissent aucune impression ; elles parlaient vivement à mes sens, et, loin d’être rebelle à la majesté divine de ces imposantes solennités, je me surprenais quelquefois profondément émue en y assistant ; mais cette émotion était toute physique, mon âme n’y avait aucune part, et, dès que je n’étais plus sous leur influence directe, il ne me restait qu’un malaise général de l’ébranlement nerveux qu’elles avaient apporté dans tout mon être.

— Et pourquoi ne repreniez-vous pas vos premières croyances, Madame ? reprit timidement la duchesse en voyant sa souveraine interrompre son récit pour se livrer à de sombres réflexions.

— Pourquoi ? lui répondit l’impératrice en laissant échapper un soupir, pourquoi ?... Ah ! Catherine, on voit bien que tu n’as pas eu le malheur de changer de religion, sans cela tu ne m’adresserais pas une pareille question !... Pourquoi ?... D’abord, je n’étais pas la maîtresse de revenir sur mes pas... et puis, quand même rien ne s’y fût opposé, quand même il m’eût été donné de m’agenouiller de nouveau à la sainte table avec mes anciennes compagnes, l’aurais-je voulu ?.... Non, non sûrement, car je ne croyais plus à rien !...

Mme de Lomanzof ne put réprimer un mouvement désapprobateur, Élisabeth le remarqua.

Ah ! ne me juge pas avec trop de rigueur, ma bonne Catherine, continua-t-elle d’un ton doux et résigné, et surtout ne prête pas une signification trop étendue à mes paroles ! Lorsque je confesse avec un si amer, un si poignant regret, ma fatale incrédulité, j’espère que (u ne me supposes pas assez dépourvue de jugement pour, que j’aie pu nier un seul instant ces grandes vérités qui frappent à la fois les sens, le cœur et l’imagination de toute créature raisonnable, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, ainsi que toutes celles qui en dérivent directement, et qui sont communes à tous les peuples, à tous les temps ; mais il est un autre genre de croyance qui, sans avoir une aussi incontestable origine, n’en a pas moins d’empire sur le cœur humain, je veux parler de ces croyances du jeune âge que l’enfant suce avec le lait qui le bercent de ravissantes visions dès que les premiers rayons du jour ont soulevé sa paupière, dès que les premiers sons ont charmé son oreille, dès que sa novice intelligence a pu rassembler deux idées.

— Oh ! qui me rendra maintenant ma foi aveugle, ardente, irréfléchie dans la vierge Marie, dans cette reine des cieux si prompte à compatir aux peines des hommes ! Qui me rendra cette confiance sans réservé dans ces médailles, dans ces reliques, dans ces prières, dans ces pèlerinages, dans ces chapelles, dans cent choses, dans cent lieux consacrés par quelque miracle, par quelque faculté surnaturelle, préservatifs infaillibles contre tous les maux de l’âme et du corps !

— Tout était donc fini, fini pour toujours ? Telle était la question que je faisais souvent, en laissant, avec un effroi bien fondé, tomber la sonde jusqu’au fond de mon âme agitée.... Tout était-il donc fini ? N’avais-je plus d’espoir de retrouver mes primitives illusions, ces illusions dorées qui me seraient si précieuses aujourd’hui ?... Et la réponse ne se faisait pas attendre :

— Non, non, me disait tout bas ma conscience, non tu ne retrouveras plus, plus jamais tes douces croyances, et ton desséchant scepticisme sera désormais ton châtiment.

— Ma conscience ne mentait pas, Catherine ! Depuis ma funeste abjuration, depuis que j’ai renié ma première patronne, la Vierge sainte, pour me mettre sous la protection d’une autre ; depuis que j’ai changé le céleste nom de Marie contre celui d’Élisabeth, une indifférence, une tiédeur absolue en matière religieuse, règne en tyran sur mon âme ; et cette tiédeur, cette indifférence, fruits empoisonnés de ma désertion, rendent mes peines plus vives, en tarissant pour moi la plus belle source de consolation que le ciel ait départie aux pauvres humains !...

— Tu me regardes avec étonnement, Catherine, et je lis dans tes yeux combien ce langage te parait déplacé dans une bouche habituée à sourire à toute heure, à tout le monde, quel que soit, du reste, l’état du pauvre cœur dont ce sourire dissimule les angoisses ?

— Oui, ma chère Catherine, oui j’ai bien souffert, cruellement souffert, car personne ne me plaignait, et je n’osais réclamer la pitié de personne !... D’ailleurs, je n’en aurais pas voulu ! Non, certes, je n’aurais pas voulu que l’impératrice de toutes les Russies, que la compagne d’Alexandre fît pitié.... Pitié ! oh jamais ! plutôt mourir !...

— Qu’il m’eût semblé doux, alors, de verser mes, chagrins ignorés dans le sein d’un Dieu consolateur !... Mais, hélas ! ce Dieu que j’invoquais naguère avec tant de ferveur était sourd à ma voix éteinte ; ma languissante prière n’arrivait pas jusqu’à lui ; sa justice implacable repoussait avec dédain l’ingrate créature qui l’avait renié honteusement pour satisfaire des vues purement humaines, des vues d’intérêt, de passion, d’égoïsme, et mes larmes amères retombaient brûlantes sur mon cœur ulcéré, sans qu’une main amie vînt les essuyer !...

En achevant cette demi-confidence, Élisabeth s’arrêta un peu pour cacher sa vive émotion ; mais l’altération de sa voix et les pleurs qui vinrent obscurcir sa vue la décelèrent malgré tous ses efforts pour la surmonter, et son cœur battait si vite lorsqu’elle reprit son récit, qu’elle fut obligée de l’entrecouper de plusieurs pauses pour trouver le courage de le terminer.

— Ce fut, tu le sais, Catherine, continua l’impératrice avec un calme apparent, ce fut le 9 octobre 1795 que j’épousai le czarowitz. Alexandre n’avait que seize ans ; c’était un aimable adolescent ; il m’aimait avec l’ardeur du jeune âge, et ce fut sans regret que je quittai pour le suivre mon père, mes sœurs, ma patrie ; ce fut sans regret que j’échangeai mes noms de Louise-Marie-Auguste contre celui d’Élisabeth ; ce fut aussi sans regret que je renonçai au titre de princesse de Baden pour devenir la jeune czarine de Saint-Pétersbourg. J’étais heureuse et fière, heureuse surtout de pouvoir offrir quelques sacrifices à celui que j’aimais plus que ma vie ! Il m’en savait tant de gré ; il était si bon, si affectueux, si plein d’égards !... Oh ! pourquoi ces beaux jours ont-ils duré si peu de temps !

— Mais qu’ai-je dit ?... Je suis une ingrate, et la Providence, en m’accordant sept ans de bonheur, me traita en enfant gâté !... Sept ans de bonheur ! c’est beaucoup, n’est-ce pas ?... Pourtant, quand ils sont passés, ce n’est plus qu’un songe,.... un songe qu’on aime à raconter, il est vrai, ... car, ... en le racontant, on croit encore rêver ; et si tu savais, Catherine, combien il est doux de faire un si beau rêve !...

— Nous étions heureux, autant du moins qu’on peut l’être ici-bas, où la félicité sans nuage ne saurait exister. Nous n’eussions eu rien de raisonnable à désirer si le ciel ne nous eût pas refusé un héritier, et si la politique ombrageuse de Paul Ier ne nous eût suscité de violents déplaisirs ; mais nous avions tant de dédommagements, que nous supportions sans mérite ces petits chagrins.

— J’appuie avec complaisance sur cette époque fortunée, ma chère Catherine ; ces jours de joie, de délicieuse ivresse, furent suivis de jours si orageux, que je veux m’arrêter un peu avant de t’en parler, ne fut-ce que pour reprendre haleine !

— Un jour, je m’endormis grande-duchesse ; le lendemain, j’étais impératrice.

— Impératrice ! Je l’ai payé bien cher ce titre pompeux, et la couronne impériale m’a paru bien lourde dès le premier jour !...

— Quel funeste présage, aussi, et comment bien augurer d’un règne commencé sons de tels auspices !... Effroyable catastrophe !... Déjà six ans se sont écoulés depuis qu’elle nous a frappés comme la foudre, et pourtant il me semble que c’était hier !... Paul, le malheureux Paul, trouvé étranglé dans son appartement !... Quelle horreur, grand Dieu !

— Et l’on n’a pas craint d’accuser mon noble époux d’avoir prêté la main à cet épouvantable attentat, lui ! Alexandre !... Oh ciel ! tu ne le crois pas, Catherine ? tu ne l’as jamais cru, n’est-ce pas ?... Mais parle, parle donc ?

Et la vertueuse Élisabeth, pâle, tremblante, interpellait son amie avec une véhémence puisée dans son amour conjugal. La duchesse y répondit par mille protestations de confiance pour son souverain, et l’impératrice, jalouse de l’honneur d’Alexandre, se hâta d’ajouter, d’un, ton chaleureux et persuasif :

— Nul ne fut plus douloureusement affecté de ce funeste événement, que l’Empereur ; l’assassinat mystérieux de son père précéder son avènement au trône, c’était à ses yeux le plus déplorable pronostic, en même temps que le plus grand malheur !.. En effet, quelle alternative ! Laisser planer sur soi d’infâmes soupçons, pu devenir la seconde victime des conjurés, tel était l’un des deux rôles qu’il fallait choisir dans ce drame ténébreux, et dans tous les cas le choix était affreux !... Mais enfin, il fallait choisir !...

— Je le sais mieux que personne, le nouvel empereur, en posant sur son front la couronne arrosée du sang paternel, accepta la plus terrible responsabilité, celle de l’opinion publique, si disposée à la sévérité, surtout envers les grands.

— Aucune enquête, dit-on, n’eut lieu pour découvrir les auteurs du meurtre de Paul ; bien loin de là, les seigneurs de la cour accusés d’avoir trempé dans l’assassinat du prince eurent une large part aux faveurs du nouveau souverain ; les courtisans désignés, par la voix publique comme ayant exécuté en personne cet exécrable forfait, jouissent encore aujourd’hui d’un immense crédit auprès d’Alexandre. L’un de ces nobles meurtriers, même, qui porte, prétend-on, à la main droite la cicatrice d’une profonde morsure que lui fit l’infortuné Paul en se débattant en désespéré ; l’un de ces monstres à figure d’homme, au cœur de tigre, représente aujourd’hui le cabinet russe dans l’une des plus importantes et des plus épineuses négociations dont les annales de la diplomatie fassent mention.

— Tous ces faits sont exacts, Catherine ; il est malheureusement vrai, trop vrai, qu’Alexandre, au lieu de poursuivre les meurtriers de son père, les combla de biens et d’honneurs ; il est vrai que ces misérables entourent encore maintenant le trône du fils de leur victime. Mais faut-il en conclure que le successeur dé Paul soit un parricide ? Non, non ; et ceux qui l’accusent sont de mauvaise foi ou cèdent, sans y réfléchir, aux investigations perfides de ses innombrables ennemis. Si le théâtre de ces odieux attentats se trouvait ailleurs qu’en Russie, l’impunité des assassins présumés, la rapidité, l’élévation de leur fortune, leur ascendant reconnu sur le nouvel empereur, seraient, j’en conviens, des indices presque certains de la complicité du monarque qui semble récompenser un crime qu’il devrait punir !... Mais ceux qui raisonnent ainsi ne connaissent pas le despotisme inquisiteur de notre arrogante aristocratie ; ils ne savent pas que le monarque absolu d’un empire plus étendu que toute l’Europe est forcé, sous peine de mort, à courber sa tête couronnée sous le joug ensanglanté d’une formidable noblesse qui lui rend des honneurs dérisoires et lui permet de vivre, à condition qu’il se résigne de bonne grâce à lui obéir, en esclave soumis, dans toutes les circonstances où elle le jugera convenable : le régicide n’est-il pas une tradition consacrée parmi les membres de cette terrible aristocratie ? et n’est-il pas de notoriété publique qu’aucun individu de la famille impériale ne saurait se soustraire à la tyrannique domination de cette puissance occulte ? N’est-il pas de notoriété publique que le téméraire qui tenterait de s’affranchir de ce mystérieux esclavage, paierait de sa vie, ou tout au moins de sa liberté, cette audacieuse tentative ?

— Mais à quoi bon défendre plus longtemps ton malheureux souverain auprès de toi, Catherine ? continua l’impératrice après un silence prolongé que cette jeune dame n’osa pas interrompre, tant il lui paraissait étrange d’entendre Élisabeth s’exprimer d’une manière aussi positive sur un tel sujet ; à quoi bon l’absoudre à tes yeux ? Tu connais sa grandeur d’âme, l’excellence de son cœur, son caractère vraiment chevaleresque, et tu ne peux considérer les déplorables concessions de sa politique que comme une conséquence forcée de sa position exceptionnelle. Oui, ma chère Catherine, oui l’impunité de ces êtres sanguinaires, de ces bourreaux chamarrés d’or et de rubans, n’est qu’un compromis tacite, en vertu duquel les conjurés ont jadis consenti à conserver l’ordre de successibilité au trône impérial. Le fils de l’infortuné Paul a accepté un fait accompli, voilà tout.... C’était un crime, peut-être ! peut-être eût-il dû rejeter avec horreur une couronne souillée d’un si précieux sang ! mais s’il eut tort en se chargeant d’un si lourd fardeau, depuis longtemps il a largement expié sa faute.

Élisabeth s’arrêta alors, épuisée par de si vives émotions pour la première fois mises au jour, sans contrainte, devant une véritable amie.

La duchesse de Lomanzof, veuve depuis deux ans, appartenait à l’une des plus anciennes familles du gouvernement de Kasan ; tous ses parents, son père et son oncle surtout, avaient toujours professé un attachement dévoué à l’empereur, et Catherine avait, dès son enfance, été habituée à révérer, à chérir l’idole des siens ; Appelée comme dame d’honneur auprès de l’impératrice peu de mois après son veuvage, elle avait gagné sa confiance par un dévouement de tous les instants, par une amitié réelle, passionnée, à peine comprimée par le respect. Élisabeth, qui n’avait pas encore trouvé, avant de l’avoir vue, une femme selon son cœur, une sœur chérie, une confidente, l’accueillit avec une encourageante aménité ; et après s’être assurée, dans mainte et mainte circonstance, de son inébranlable discrétion, de son esprit fin, pénétrant de la rectitude de son jugement, de sa belle âme, elle venait enfin d’épancher une partie de ses chagrins dans son sein, et demeurait en silence, la tête cachée entre ses mains, presque effrayée d’avoir ouvert si profondément sa secrète blessure.

Mme de Lomanzof comprit tout ce que la position de sa Souveraine avait de délicat ; et lui sauvant l’embarras d’une explication, avec un tact exquis, avec une affectueuse adresse, elle sut concilier tout ce que l’amitié a de plus tendre avec les respectueux égards dus à la majesté du trône.

L’entretien avait duré fort longtemps, trop longtemps pour laisser à l’impératrice le loisir de terminer sa confidence le jour même ; l’heure de la réception arrivait, il fallait se préparer pour le cercle de la cour ; composer son maintien, son air, son visage ; les phrases obligeantes ou sévères, les regards bienveillants ou désapprobateurs ; revêtir, en un mot, tout ce costume d’étiquette, indispensable dans ces sortes de réunions, et masquer à la fois son âme et sa figure ; il fallait se séparer !

— Adieu, Catherine, dit enfin l’impératrice à sa jeune dame d’honneur, adieu, à demain ; tu sauras tout, tu sauras ce qui se passe dans mon cœur aussi bien que moi-même, mieux peut-être, car il y a des moments où je ne pourrais dire ce que j’éprouve, tant les sentiments qui m’assiègent sont confus, incompréhensibles !...

II — La métamorphose.

Jamais l’impératrice n’avait montré tant d’aisance, un si aimable enjouement envers le brillant cercle rassemblé autour d’elle, que dans la soirée qui suivit son tète à tête avec Mme de Lomanzof. Les causes du chagrin qui la poursuivait existaient pourtant toujours ; mais ce chagrin n’était plus si difficile, si pénible à supporter, depuis qu’une âme aimante en était devenue dépositaire ; aussi dès le jour suivant, lorsque l’étiquette, ce tyran des cours, lui eut permis quelques heures de solitude, Élisabeth en profita pour reprendre la conversation de la veille.

— Viens, ma chère Catherine, lui dit-elle avec une vive effusion, en la voyant ; viens, je suis heureuse de te voir ! avec toi, du moins, je pourrai penser tout haut ! J’ai encore tant de choses à te raconter ! Où en étais-je restée de ma narration, hier ? T’en souviens-tu ? car c’est mon histoire, ou plutôt celle de mou cœur que je veux t’apprendre !

— Votre Majesté me parlait des soucis de la royauté, répondit la duchesse avec hésitation, et craignant de retourner le fer dans une blessure mal cicatrisée.

— Oui, oui, je sais, répondit Élisabeth en passant sa main sur son front comme pour retrouver un fâcheux souvenir ; oui, jusqu’à ce jour néfaste j’avais été la plus heureuse des femmes ; mais depuis, hélas !... comme il a changé !... Ah ! je ne lui en veux pas, Catherine ! ce n’était pas sa faute ! c’était une fatalité ! une maligne influence !... il était si malheureux lui-même !... Ses nuits étaient sans sommeil, ses jours sans repos, ses plaisirs sans attraits, ses travaux sans récompense ; la vie lui était devenue à charge, la couronne impériale meurtrissait son jeune front, le sceptre lui semblait bien lourd à porter !... L’ombre gémissante de Paul le suivait partout ; l’image de sa mort violente s’offrait sans cesse à sa pensée ; il s’accusait de ne pas avoir prévenu ce meurtre épouvantable ; et, ne se souvenant plus qu’il n’eût pas été en son pouvoir de s’opposer au forfait que son cœur exécrait, il s’écriait souvent en luttant contre un fantôme imaginaire : Attendez, attendez, mon père, j’irai bientôt vous rejoindre, ils me tueront aussi !

— Quelquefois il tombait dans de noirs accès de mélancolie ; sa belle âme, accablée par ces lugubres visions, se livrait aux plus sombres rêveries, et mes caresses, qui calmaient si bien naguère le moindre trouble de sa pensée, avaient perdu tout leur pouvoir.

— C’est de cette époque que date mon plus grand malheur ! Alexandre ne m’aimait plus... Que dis-je ! il me fuyait, ma présence lui était importune !

— Cherchant à s’étourdir, à chasser à force de distractions les idées noires qui l’assiégeaient, il accepta d’abord avec insouciance, puis avec empressement, plus tard avec délire, les délassements qui pouvaient effacer de sa mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, l’importun souvenir qui le rendait si digne de compassion.

— Or, parmi ces délassements, de nouvelles amours étaient, sans contredit, les plus efficaces. Ses courtisans rassemblèrent autour de lui les plus séduisants visages, les plus agaçants minois, et je fus délaissée !...

— Cet abandon déchira mon cœur ; j’employai tous les moyens que put me suggérer l’amour conjugal pour le ramener près de moi, pour lui prouver qu’il n’existait au monde qu’une amie sincère, dévouée, dévouée jusqu’au tombeau à la félicité de l’empereur ; mais, hélas ! il ne me comprit pas et se livra avec plus d’ivresse que jamais aux frivoles jouissances jetées comme un appât mensonger à ses tristes ennuis.

— Cependant, je supportais avec courage, avec résignation, l’inconstance de mon époux ; le grand nombre de ses infidélités me rassurait sur leur durée. Semblable à l’insecte volage qui butine chaque fleur tour à tour, sans se reposer sur aucune, Alexandre courait de belle en belle, sans se fixer. Son imagination inquiète, irrésolue, n’était jamais satisfaite ; il voulait l’oubli du passé et ne songeait pas qu’on ne saurait oublier l’assassinat d’un père et d’un souverain, non plus que ses déplorables conséquences.

— Et puis, de temps en temps il revenait à mes côtés, plus affectueux qu’avant, et je n’étais qu’à demi-malheureuse : il est si doux de pardonner !... D’ailleurs, les amours d’Alexandre avaient à peine mérité ce nom jusqu’alors ; il n’avait pas encore été sérieusement épris.... tandis qu’à présent !...

L’impératrice ne put continuer son récit ; des larmes, retenues avec effort jusque-là, lui coupèrent la voix ; elle tendit sa main à la duchesse, qui la couvrit de baisers en lui faisant, d’un ton plein d’effusion, d’entraînement, les plus chaleureuses protestations d’amour et de respect.

La récente apparition de Mme de Narishkim à la cour de Saint-Pétersbourg était le juste sujet du chagrin concentré d’Élisabeth ; la présentation de cette ravissante personne à l’empereur était un événement dont les fastes de la galanterie devaient garder le souvenir. Alexandre, ébloui de l’éclat de tant de charmes, n’avait pas même essayé de dissimuler sa vive admiration, et dès lors une passion réelle, que les obstacles allaient bientôt rendre effrénée, s’était emparée de toutes les facultés du puissant successeur des czars.

Sa jeune compagne n’avait pas été la dernière à remarquer l’enthousiasme délirant de l’empereur pour ce nouvel astre, et s’il eût existé dans celte âme angélique une petite place pour la haine, elle eût haï sa dangereuse rivale ! Mais la douce Élisabeth ne connaissait pas ce sentiment : jalouse par excès d’affection, elle se désolait en secret des progrès de la séduisante Antonie sur un cœur qu’elle estimait au-dessus de tous les trônes de l’univers ; et loin de lui faire sentir, quand elle en trouvait l’occasion, le mépris que lui inspirait l’odieux manège, de son égoïste coquetterie, elle était assez généreuse pour ne jamais prononcer un mot contre l’ennemie jurée de son bonheur, assez indulgente pour l’excuser malgré l’évidence de sa conduite d’autant plus impardonnable, pourtant, que l’amour-propre et l’ambition en étaient les seuls mobiles, et que le cœur n’y était pour rien.

Le cœur !... hélas ! le cœur !... comme si la coquette en avait un !...

Cependant cette intrigue, qui commençait à peine à se nouer alors, pouvait n’être qu’une passagère fantaisie, aussitôt éteinte que satisfaite ; ce fut du moins sous cet aspect que Mme de Lomanzof la fit envisager à sa souveraine ; et l’on est si aisément disposé à croire ce qu’on souhaite avec ardeur, on se flatte si volontiers d’un meilleur avenir quand le présent afflige, qu’Élisabeth se laissa bercer avec complaisance par les consolantes suppositions, par les favorables conjectures de Catherine ; et que, sans avoir une confiance absolue dans ses raisonnements, elle espéra que sa tendresse conjugale, sa patience, son courage, triompheraient tôt ou lard du nouveau caprice qui lui portait tant d’ombrage l’instant d’auparavant !