Couverture

Georges Lebas

L’HEURE PERDUE

© 2019 Librorium Editions

Tous Droits Réservés

I

La lune toute ronde faisait bonne garde autour de la terre.

— Belle nuit de mars pour lorgner les étoiles, dit majestueusement Me Bouvard en se carrant à la fenêtre que l’on venait d’ouvrir afin d’aérer le salon surchauffé. Quelle magnificence là-haut ! Si je n’étais notaire, j’aimerais me consacrer à l’astronomie.

— Vous perdriez au change, dit la maîtresse de maison, Mme Vidal.

Jean Laroche, selon son habitude, fit de l’ironie :

— Vos « minutes » sont plus lucratives… N’est-ce pas, Monsieur Vidal ?

Il appuya sur « minutes » pour souligner la finesse de son jeu de mots.

Le vieux professeur, directement interpellé, tressaillit et parut s’arracher avec peine à ses pensées.

— En effet dit-il.

Il retomba dans son mutisme.

— N’importe, Phébé mérite nos hommages, quand elle se montre si belle…, poursuivit Me Bouvard.

— Poète ! railla un autre personnage. Je parie que vous adressez à la lune des déclarations en vers…

— Évidemment, c’est étrange…

On se regarda. Cette phrase jetée soudain par le professeur ne répondait à personne et trahissait des préoccupations secrètes.

— Toujours absorbé, murmura sa femme.

— Et quand je chanterais la gloire de Séléné, où serait le péché. Monsieur Habert ? reprit Me Bouvard, désireux de rompre le silence gêné qui venait de s’établir.

Notaire de Barville et conseiller municipal, cet excellent homme fabriquait, par passe-temps, entre deux contrats, des petits vers soigneusement dépourvus d’originalité.

— Vos rimes sont très bonnes, dit gentiment Odette.

— Merci, Mademoiselle.

Se tournant vers le savant, il voulut le tirer de sa torpeur.

— Que d’astres à étudier par un ciel si clair ! s’exclama-t-il.

M. Vidal ne parut pas entendre.

— Cette illumination lunaire absorbe la lueur des étoiles et les instruments d’amateur de notre cher astronome deviennent impuissants, insinua Laroche à mi-voix.

Cette fois M. Vidal se réveilla.

— Instruments d’amateur ! s’écria-t-il indigné. Pas tant que cela, jeune homme ! Vous faites bon marché d’un télescope de douze pouces et demi et d’une lunette de six pouces !...

La vivacité de cette réponse surprit, quoiqu’on sût la passion du brave homme pour l’astronomie et son orgueil d’être le seul, à quinze lieues à la ronde, qui possédât une manière d’observatoire.

Un dîner réunissait ce soir-là, chez lui, ses meilleurs amis. Dîner de contrat. On était passé au salon pour prendre le café. La fenêtre, refermée brusquement, interrompit de son tapage le petit débat entre M. Vidal et son futur gendre. Le poétique notaire s’installa dans un fauteuil, une jambe par-dessus l’autre, le ventre à l’aise. D’ailleurs ; point de cérémonie ni de pose chez ces braves gens. La conservation reprit entre eux, piquée de plaisanteries anodines.

Mais les facéties de l’horloger Habert, les répliques tranchantes du fiancé Laroche, le rire sonore de M. Martot, maire de Barville et pharmacien, ne tiraient pas de sa distraction singulière le digne astronome. Il aurait pu ce soir là, semble-t-il, oublier le charme lointain des étoiles et faire grâce à son entourage de ses doctes méditations. Cette attitude, si peu en rapport avec son aménité et sa bonne éducation, était vraiment étonnante. On l’attribuait surtout au regret de se séparer de sa fille, modèle du parfait secrétaire, sachant écrire en caractères lisibles ses communiqués aux sociétés savantes, et le délivrant même du soin de nouer sa cravate. Mais, en des circonstances aussi graves, les papas se font une raison. Quoi donc troublait ainsi le savant barvillais ?

Avec un sourire railleur étirant sa bouche rentrée, le fiancé d’Odette le disait bouleversé par les prophéties terrifiantes d’un collègue argentin.

Selon Martot, plus bienveillant, il luttait contre de redoutables énigmes d’astronomie.

Il est exact, comme le disait sa femme, que depuis trois jours M. Vidal n’avait pas cessé d’inspecter le ciel.

— Tu parais bouder, lui dit sa fille. Jupiter t’a-t-il fait la nique ?

Il embrassa tendrement Odette sans répondre. Mais, en se fixant sur elle, ses yeux retenaient une vague inquiétude. Pourtant ce mariage semblait lui plaire. Son futur gendre, garçon instruit, d’avenir, possédait des connaissances astronomiques. Oui, la vieille Uranie semblait l’intéresser. Or parler de la lune et autres planètes enchantait le savant. Laroche, qui s’en était tout de suite aperçu, y vit le bon moyen de lui faire sa cour et se drapa de son léger savoir, prudemment rafraîchi avant chaque rencontre par un regard sur les livres. Assez fat, son ton bref, une assurance presque impertinente indisposaient les gens moins absorbés que M. Vidal par les problèmes du ciel. Qu’il aimât Odette, on en doutait d’autant moins qu’elle lui apporterait une dot bien ronde, établie sur de bons immeubles ruraux.

Si, au cours du dîner, Habert s’était montré moins spirituel et plus observateur, si le notaire-poète n’avait pas tracassé sa mémoire du madrigal qu’il comptait dédier aux futurs époux, si Martot n’avait pas concentré toutes ses facultés intellectuelles sur l’improvisation de compliments à la famille, ces hommes éminents auraient constaté que Mme Vidal et sa fille, tout en s’acquittant de leur devoirs mondains, n’avaient pas cette effusion, cette vivacité, cette exultation constante qui dénoncent la joie véritable. Les yeux bleus de la petite fiancée révélaient plus d’émoi que de bonheur, et sa mère, en y lisant la confirmation de craintes demeurées secrètes, se reprochait d’avoir trop vite accepté ce mariage.

Tout le monde installé, Odette s’approcha de Me Bouvard, le sucrier en main, la pince d’argent en arrêt :

— Combien de morceaux ? questionna-t-elle.

— Trois…

Et il se mit à boire son sirop à petites gorgées. Vidal restait muré dans ses pensées.

Alors Martot prit soudain un ton officiel pour rappeler la digne carrière de son ami, lequel connaissait aujourd’hui la Lune et le Soleil comme sa poche.

— Mieux que sa poche, rectifia la malicieuse Odette.

Son père ne remarqua point qu’on parlait de lui.

Cette attitude gelait Habert lui-même. Brave homme, déjà mûr, moustache courte, apparence jeune grâce à sa maigreur et à ses cheveux roux. Toujours réélu au conseil, on s’accordait sur son esprit, mais son verbe ironique et ses boutades, dont amis et adversaires étaient également victimes, le faisaient craindre. Affaire de métier sans doute, son exactitude et sa minutie étaient prodigieuses. Il aurait pu donner des leçons de régularité à Kant lui-même, le dieu de la ponctualité. Ses voisins réglaient leur montre sur ses allées et venues. « Il est huit heures », se disait-on en le voyant apparaître, sitôt levé, sur le seuil de sa porte. « Voilà M. Habert, voyons si l’horloge de l’Hôtel de ville indique bien onze heures », pensaient les habitants de ce quartier, où l’homme exact allait faire un tour tous les matins. En somme, il remplaçait le soleil, coupable de fréquentes éclipses dans l’Ouest.

Le maire du pays. M. Martot, différait de son ami au physique comme au moral. Barbe agressive en W, coulant d’une face ronde et rose, sourcils farouches, façons brusques, verbe sonore. Malgré ce rude aspect, il était doux comme sa guimauve et toujours indécis.

Son service accompli auprès des hôtes de la maison, Odette avait regagné sa place sur un canapé où son fiancé et sa mère encadraient son exquise beauté blonde. Le notaire lampait un verre d’eau-de-vie.

Mme Vidal, glissant de temps à autre ses regards sur ses deux voisins, songeait : « Quel sort ce Laroche blafard réserve-t-il à ma fille ? » Celui-ci suivait, non sans une certaine impatience, les gestes tranquilles du notaire, qui prenait son temps et répondait à une invite de la fiancée en acceptant un verre de chartreuse. Enfin il alla chercher sur un petit meuble le dossier du contrat et le posa sur la table.

Voyant cela, le sourire de la jeune Odette disparut. On allait entrer dans le cycle des choses graves, et peut être appréhendées…

En effet, jusqu’alors, elle avait naïvement pensé qu’un obstacle providentiel surgirait pour entraver les projets formés par son père. Aimante et faible comme Mme Vidal, elle n’avait jamais osé les combattre et s’était laissée circonvenir et fiancer par timidité et pour faire plaisir au vieil astronome qu’elle adorait, en qui elle avait pleine confiance et dont le savoir prenait à ses yeux, à tort évidemment, figure d’expérience de la vie. La science ne rend point psychologue. La connaissance du cœur humain ne s’apprend guère en lorgnant les étoiles. Celles-ci consentaient jadis à révéler l’avenir aux astrologues, et c’était bien beau. Elles sont plus discrètes aujourd’hui.

Aussi Vidal ignorait-il que, si, certains soirs, le cœur d’Odette avait battu plus vite que de coutume, s’il avait ressenti ce léger choc par quoi s’éveille l’amour, le trop malin Jean Laroche n’y était pour rien. Sans doute, l’habitude de le voir familiarisa la jeune fille avec son physique ingrat, mais un visage plus sympathique avait un jour passé dans ses rêves d’enfant grandissante…

Pourquoi René Varin, celui-là même dont la pensée, au bord du péril conjugal, venait de la saisir, pourquoi ce timide architecte n’a-t-il rien dit ? Car aujourd’hui, sous la pesée des choses définies, réglées, la vérité se délivre. Elle ne s’y trompe plus, c’est bien lui qu’elle voudrait épouser. Elle a déjà deviné qu’il l’aimait. Il est si facile, dans un bal, aux jeunes filles blondes, de lire un aveu dans les regards troublés d’un danseur sincèrement épris. Maintenant, comment faire ? Le cigare de Me Bouvard s’évapore rapidement et la lecture du contrat, ce premier lien, va être faite… Il faut se résigner.

Moins astronome et plus clairvoyante que son mari, Mme Vidal avait bien remarqué la mélancolie de sa fille, mais, puisque celle-ci ne protestait pas, c’est qu’elle consentait, sans enthousiasme, par raison, à épouser cet ingénieur prétentieux. « Les mariages de cette sorte sont souvent les meilleurs, se disait-elle, l’amour viendra ensuite… »

Mais quel homme était ce père dont l’indifférence apparente, en un tel moment, étonnait tout le monde ?

Professeur de physique et chimie au collège de la petite ville pendant trente années, l’esplanade céleste où se pavanent de somptueuses comètes le passionnait.

Vers la fin de sa carrière, un sérieux héritage lui permit de surmonter le toit-terrasse de sa petite maison d’une légère coupole en fer agencée comme il convenait. Il la meubla de divers télescopes de gros calibre et de longueur suffisante. C’était de bons instruments dont son futur gendre n’aurait pas dû se moquer. Cette installation prit dans le pays les proportions d’un événement et le journal de Barville la baptisa : « l’Observatoire de M. Vidal ».

Alerte malgré ses soixante-quatre ans, l’ancien professeur portait droite sa tête fine aux joues rasées. Sa fille, inspectrice habituelle de sa toilette, car il était classiquement distrait, tolérait que ses cheveux longs, aux boucles grisonnantes, chevauchassent le col de ses vêtements. N’est-ce pas ainsi que les savants célèbres sont représentés sur les images ?

Ce vieillard se plaisait donc à sonder le firmament, photographier la lune et dépouiller, à l’aide de verres noirs, le soleil de sa couronne de rayons. Puis il adressait ses observations à la Société astronomique de France. Était-il pieux ? Son commerce suivi avec le ciel, le miracle incompréhensible de la T.S.F. en avaient fait, comme il arrive, une manière de croyant. La science le rapprochait de Dieu. En tout cas il était vertueux et bon, et, dans la certitude de n’habiter qu’un gravier au regard des soleils superbes pullulant dans l’univers, sa philosophie le rendait modeste.

II

— Par devant Me Bouvard…

— Attendons papa, fit Odette. Il est sorti depuis cinq minutes.

— C’est juste, répondit le notaire en laissant tomber son lorgnon. Le père de la future doit être présent.

Un temps s’écoula. Mme Vidal tisonnait ses bûches, l’oreille aux écoutes. Les autres causaient à bâtons rompus. Laroche impatienté s’agitait sur sa chaise. Enfin la maîtresse de maison, sur un léger coup d’œil de sa fille, sortit. Puis on entendit la domestique crier de la cuisine :

— J’ai vu Monsieur prendre l’escalier. Il doit être sur sa terrasse.

— Pauvre père, il avait sans doute un rendez-vous là-haut avec une étoile, dit Odette en souriant.

— Les astres vous jalousent, observa Habert.

— Les charmes d’Astarté ne peuvent pas lutter contre les vôtres, renchérit galamment Me Bouvard, redevenu poète pendant cet intermède.

Jean Laroche allait peut-être lui aussi tourner un madrigal, quand un cri retentit à l’étage supérieur. En un clin d’œil tout le monde fut sur le palier.

— Montez lança Mme Vidal… Il est malade !

On grimpa quatre à quatre. Sur le parquet, à côté de l’équatorial, le savant gisait, évanoui ; sa femme s’efforçait de le ranimer.

Le pharmacien Martot s’en mêla. Quelques lotions d’eau fraîche aux tempes, et le malade reprit ses sens. Il avait l’air égaré, prononçait des phrases incohérentes : « Astre noir… Serais-je le premier à l’avoir vu ?… »

— Un peu de fièvre, prononça Martot. Ce ne sera rien. Notre ami a sans doute éprouvé une vive émotion, peut-être aussi l’air vif a-t-il troublé sa digestion. Tranquillisez-vous, il sera demain sur pied.

Sur la chaise où l’on venait de l’asseoir, Vidal, la mine pâle, écoutait sans rien dire.

Au même instant survint une panne d’électricité qui le fit tressaillir. Mais l’obscurité fut loin d’être complète. La nuit versait une lumière bizarre et, facilement, on put allumer une lampe à pétrole.

— Ça commence ! avait dit tout haut le savant. Tous se regardèrent. Sans doute était-il encore sous le coup de la syncope.

— Le temps est drôle, remarqua l’horloger Habert. Ce ciel jaune, cette lune presque rougeâtre ne me disent rien qui vaille.

— Mars nous réserve des surprises, dit Me Bouvard.

— Oui, de grosses surprises, murmura l’astronome.

Aidé de sa femme et de Laroche, il descendit lentement l’étroit escalier qui accédait à l’observatoire. Au premier étage, léger arrêt. Laroche se pencha vers le notaire et, à mi-voix :

— Vous pourrez lire le contrat quand même ?… Notre malade va mieux ?

— Je l’espère, répondit Me Bouvard.

Une fois en bas, après quelques minutes de repos dans son fauteuil, le savant, fatigué, parla d’aller se coucher. Sa femme et sa fille l’approuvèrent.

— C’est prudent, prononça Martot.

Il n’y avait plus qu’à remettre la cérémonie. Les convives, y compris le fiancé visiblement désappointé, prirent congé de la famille Vidal.

Dehors, Martot s’écria en montrant le ciel :

— Ne lambinons pas en route, car il va pleuvoir.

La lune, maintenant voilée de nuages opaques, et le vent d’une force de bourrasque justifiaient cette prédiction. Cependant, vers l’horizon sud, un point rouge, vif comme une flamme d’incendie, se développait.

— Décidément, depuis la T.S.F., la nature n’est plus la même, avança Me Bouvard.

— La T.S.F. n’est pour rien dans ce qui se passe. Nous sommes en mars, le mois des ouragans, ne l’oubliez pas, trancha Laroche.

— Le baromètre de M. Vidal indiquait « Beau fixe », observa Habert, et il va pleuvoir. Ce n’est pas ordinaire…

— L’instrument est sans doute détraqué, railla Laroche, toujours prêt à dénigrer.

À quoi Me Bouvard, bonne âme, répondit :

— Ça m’étonnerait.

De grosses gouttes de pluie mirent fin au colloque et les quatre hommes, arrivés devant la maison Habert, située Grande-Rue, se séparèrent hâtivement.

Me Bouvard, son contrat sous le bras, rebroussa chemin jusqu’à la vieille rue Jambe-de-Chou que l’or neuf des panonceaux de l’étude seul éclairait ; Laroche, l’air de mauvaise humeur, regagna son petit appartement, place des Trois Ormes ; Martot se dirigea vers son officine située Grande-Rue, à trois cents mètres du magasin Habert.

En route, il croisa des groupes qui parlaient assez haut sur un ton mécontent. Étonné de cette animation inusitée à pareille heure, il interrogea ses administrés.

— Une panne au cinéma, Monsieur le Maire, lui fut-il répondu.

— C’est juste, pensa-t-il.

— Une panne sérieuse, ajouta un autre, car l’usine n’a pas pu rétablir le courant.

Plus de pluie. L’air vif de cette nuit-là devenait presque tiède. M. Martot, les yeux clignotants, la barbe emprisonnée dans sa main gauche, inspecta le ciel et fut surpris de voir la tache rouge du Sud s’étendre comme si toute la forêt brûlait. Sur un fond devenu rose, les nuages noirs lançaient de longues étincelles au-dessus de sa tête. Quelque dieu, artilleur d’une batterie céleste, s’amusait à bombarder le monde.

— L’orage est joli, mais assez alarmant, pensa le maire.

Pressé de rentrer pour rassurer sa femme qu’une migraine avait retenue au logis, il approcha le passe-partout de la serrure. Une courte étincelle jaillit de la clef sans lui infliger de secousse. Quand, le pêne ayant joué, il voulut la retirer, elle résista comme retenue par un aimant. Il dut déployer une certaine force pour la décoller de la serrure.

— Atmosphère électrique, se dit M. Martot. Et il regagna sa chambre.

III

Quand l’horloger Habert s’éveilla le lendemain matin, il tendit l’oreille pour entendre sonner sept heures. Son sommeil, en effet, se conformait toujours à ses habitudes d’excessive ponctualité. Jetant un coup d’œil sur la pendule de sa cheminée pour vérifier à la fois sa propre régularité et celle de l’appareil, il sursauta. Les aiguilles marquaient deux heures !

— Arrêtée, s’exclama-t-il.

Il avait cependant remonté cette pendule deux jours avant. Il consulta sa montre dont le cadran lui répondit : deux heures !

Stupéfait de cette coïncidence, il s’approcha de la fenêtre dont il tira d’un geste vif les doubles rideaux. La lumière éclatante d’un soleil déjà haut tomba dans la pièce. De plus en plus surpris, cet homme exact s’écria :

— Ah ! ça, quelle heure est-il ?

Il maugréa contre les dîners trop copieux qui rompent les habitudes. Jamais il ne s’était vu en retard, et quelle étrangeté de trouver sa montre et sa pendule arrêtées en même temps ! C’était inconcevable…

Vite vêtu, Habert descendit dans son magasin où les contrevents emprisonnaient la nuit. Il ouvrit la porte donnant sur la rue. Les rayons du jour entrèrent d’un bond, enflammant l’émail des cadrans, arrachant des étincelles aux bijoux et posant des couleurs d’arc-en-ciel sur le biseau des glaces.

— Il est au moins dix heures, s’exclama l’horloger ébloui.

Son regard interrogea le visage rond et pâle d’une horloge normande, contemporaine de Louis XV : deux heures !

Sur les tables, comptoirs et consoles, les pendules de tous styles, les réveille-matin, les montres en or, en nickel, les montres dites à savonnette dont la face est voilée, les vulgaires oignons comme les riches chronomètres, que leur échappement fût à ancre, à recul, à repos, à cylindre ou à roue de rencontre, avaient tous rendu le dernier soupir à deux heures du matin. L’air ne frémissait point de la vitale pulsation des tic-tacs. Plus de sonneries chantantes ! Toutes les voix puériles des pendules se taisaient. La plus jolie boutique de la Grande-Rue était morte…

Sur son établi, Habert, au comble de la surprise, vit les outils d’acier, leviers, mandrins, resingles, alésoirs, crucelles, crapones, estrapades, s’amonceler en désordre. Les plus légers jonchaient le sol. Devant ce tableau, une idée lui vint : « Des cambrioleurs ! »…

Idée folle. Il avait trouvé la porte bien close et verrouillée à l’intérieur. Aucun trou dans les volets de fer. La vitrine des bijoux était intacte ; les bagues, les boucles d’oreille, les broches occupaient leurs écrins de velours. Rien ne manquait. L’énigme de l’heure surtout le navrait.

— Serait-il onze heures ? cria-t-il.

La vieille servante entra, la mine stupéfaite.

— Je ne sais pas, Monsieur. Mon réveil s’est arrêté. Mais venez voir la cuisine !

Il la suivit dans son domaine et trouva le tisonnier sur une chaise, les casseroles de fer blanc à terre, les ronds du fourneau en déroute. Que signifiait ce chaos ? Quel en était l’auteur ? Pourquoi n’avait-on rien entendu ?

Toutes ces questions se posaient ensemble, sans qu’il lui fût possible d’y répondre.

— Ne serait-ce pas une mauvaise farce d’Adolphe ? suggéra la servante, parlant ainsi du fils de la maison.

M. Habert est veuf. Préoccupé de ses horloges, il surveille peu ce jeune homme, âgé de douze ans, et qui a pour camarade Nicolas Vatain, un franc polisson, se plaisant à des tours pendables. Mais comment son fils aurait-il pu arrêter, exactement à la même heure, tous les appareils d’horlogerie, y compris ceux de la chambre paternelle ?

M. Habert alla quand même trouver l’enfant, qui dormait encore à poings fermés. Secoué par son père, il s’éveilla, se frotta les yeux et bâilla.

— Y en a eu un raffut cette nuit ! dit-il.

— Tu as entendu quelque chose ?

— Je crois bien. On aurait cru que le vent chambardait tout dans la maison.

— Moi, je n’ai rien entendu, dit la servante, j’dors comme une souche…

M. Habert pensa que, pour s’être couché plus tard que de coutume, il avait eu, lui aussi, un sommeil de plomb.

— Alors, ce n’est pas toi qui as bouleversé ma cuisine ? demanda la domestique.

— Ni qui t’es amusé à arrêter les pendules et à détraquer les montres ? ajouta l’horloger.

— Jamais de la vie ! Tu sais bien que je me suis couché à neuf heures et demie.

Chez les enfants, la vérité a des accents qui ne trompent pas. Sûrement, Adolphe était innocent.

M. Habert se rappelait bien l’orage de la veille au soir, mais on n’avait pas entendu le tonnerre ; et le vent n’arrête pas les horloges dans l’intérieur des maisons.

— Enfin, quelle heure est-il ? demanda la domestique.

Pour la première fois de sa vie, son maître ne sut point répondre à cette question si souvent posée chaque jour par tout le monde. Il regarda d’un air vexé la vieille bonne et répondit sèchement :

— Je ne sais pas.

L’incertitude chronométrique le déconcertait plus que le reste.

IV

Dehors, une rumeur insolite s’élevait. M. Habert franchit vivement le seuil de son magasin et vit des gens attroupés devant la porte du boulanger Bernot qui lui faisait vis-à-vis. Dans la chaleur singulière de cette matinée de mars, les langues claquaient ferme. Par les fenêtres entrebâillées sortaient des têtes aussi ébahies que décoiffées. La petite cité normande avait sûrement commis la même erreur que l’horloger Habert. Elle venait de s’éveiller dans le grand jour et se révélait ahurie.

Bientôt les rues furent pleines de monde. Les gens, intrigués, nerveux, allaient et venaient, se questionnant, de la place du Marché où se dresse l’hôtel de ville, à la gare située à l’extrémité est du pays. Puis, stupéfaits, peut-être alarmés déjà, ils se rabattaient sur l’église Saint-Paul, située à l’Ouest, dans l’axe de la Grande-Rue. Ils recherchaient ainsi l’heure officielle qui n’aurait pas dû leur manquer. Mais là, comme au fronton de la gare, sur la façade de la mairie ou chez eux, les aiguilles s’étaient figées avec un bel ensemble sur le chiffre II.

Tous déclaraient avoir été victimes dans leur demeure d’un inconcevable bouleversement des objets en fer ou acier.