Couverture

 

Victor Cherbuliez

LE FIANCÉ DE MLLE SAINT-MAUR

© 2019 Librorium Editions

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I

L’intime amitié de Séverin Maubourg et de Maurice, vicomte d’Arolles, datait de leur première jeunesse. Ils avaient fait connaissance au lycée, et ils ne s’étaient pas vus deux fois sans qu’un irrésistible penchant les entraînât l’un vers l’autre. Ce coup de sympathie fit mentir le proverbe : Qui se ressemble s’assemble. L’homme est un être incomplet qui cherche à se compléter, et il aime à mêler des contrastes à ses habitudes. Maurice d’Arolles et Séverin Maubourg se ressemblaient fort peu ; la différence de leurs situations et de leurs caractères fut pour quelque chose dans la promptitude de leur liaison. Il y a des esprits naturellement dressés qui s’apprivoisent bientôt avec la vie ; la première fois qu’elle les appelle en sifflant, ils tressaillent, ils ont reconnu leur maître. Il en est d’autres qui sont pleins d’objections et la chicanent sur tout ce qu’elle leur propose ; ils se refusent à comprendre qu’il n’est point de bonheur ici-bas où il n’entre une part d’obéissance. Séverin appartenait à la race des disciplinés ; Maurice était l’un de ces conscrits réfractaires qui protestent contre la loi du recrutement et se cachent pour ne pas servir Bonaparte. Vous entendez que Bonaparte était le métier auquel on le destinait dans sa famille, laquelle n’était pas une famille d’oisifs. De père en fils, de génération en génération, les d’Arolles avaient tous fait quelque chose ; ils avaient de l’étoffe et de l’ambition, ils s’étaient distingués, les uns dans l’armée, d’autres dans la politique ou dans les ambassades, quelques-uns dans les lettres. Ils avaient de plus l’habitude de régler les avenirs comme un papier de musique. À peine Maurice eut-il douze ans, il fut décidé qu’il entrerait à l’École polytechnique, qu’il en sortirait brillamment, et que cinq ans plus tard il épouserait sa cousine germaine, Mlle Simone Saint-Maur, fille d’un brave colonel retraité, qui avait une jambe de bois et une tête de fer. Le jour où Simone avait été baptisée, on s’était amusé à la fiancer à son cousin, et cette plaisanterie avait été prise au sérieux par le colonel, qui ne riait pas toutes les semaines. On l’entendait quelquefois s’écrier : « Qu’on donne le fouet à cette vicomtesse d’Arolles, si elle ne veut pas apprendre ses lettres ! » Il n’importait guère à Maurice ; ce qui le chagrinait davantage, c’est qu’on prétendît l’obliger à prendre un état, quand il n’avait aucune vocation et qu’il était assuré d’avoir assez de rentes pour pouvoir vivre à sa fantaisie sans rien faire. Il avait une ouverture d’esprit, une facilité étonnante pour tout genre d’étude ; malheureusement il n’avait de goût prononcé pour rien. La géométrie, l’algèbre, comme les langues, il apprenait tout en se jouant ; mais il se disait : À quoi bon ? Il en résulta que, lorsqu’il passa ses examens pour entrer à l’École polytechnique, il eut soin de les manquer, et voilà ce qui me faisait dire qu’il avait pris ses mesures pour ne pas servir Bonaparte. Cela ne l’empêchait pas de rechercher avec une sorte de passion la société du studieux Séverin Maubourg ; il admirait sa discipline, et la discipline de Séverin trouvait un charme particulier dans le nonchaloir du vicomte d’Arolles. Le fort-en-thème et le cancre s’adoraient.

La différence de leurs caractères était l’œuvre des circonstances autant que de la nature. Séverin Maubourg avait été conduit, surveillé, stimulé par son père, homme de cœur, d’énergie et architecte de grand talent, dont les commencements été rudes. Après avoir eu de la peine à percer, il était en passe de faire fortune. Il répétait volontiers avec un poète grec « qu’il ne faut pas se fâcher contre les choses parce qu’elles n’en ont cure, » et il citait aussi le mot de Virgile : Labor improbus omnia vincit. Il s’était appliqué à faire entrer ce grec et ce latin dans la tête de son fils, dont la bonne foi égalait la bonne volonté. Séverin écoutait les sentences paternelles comme des oracles, et il avait acquis de bonne heure la conviction que ce qu’il y a de mieux à faire en ce monde, c’est d’y bâtir des maisons et de travailler d’arrache-pied, sans se fâcher contre les choses. Au reste, il n’avait eu dans son enfance aucun sujet de se fâcher ; choyé par sa mère, il avait à discrétion le pain, le bonheur et les conseils. Elle aurait voulu le garder toujours près de sa jupe, et ce n’était pas sans regret qu’elle l’avait vu entrer au collège pour s’y dégorger en eau courante. Cette eau courante n’était pas toujours absolument limpide ; elle employait les dimanches et les jours de fête à la filtrer.

Beaucoup moins heureux que le meilleur de ses amis, Maurice d’Arolles n’avait pas connu sa mère. Elle avait eu avant lui cinq enfants, dont aucun ne vécut, hormis l’aîné qui avait de la sève pour quatre ; le dernier venu, qui était Maurice, lui avait coûté la vie en naissant. Il venait d’entrer à Louis-le-Grand quand il perdit son père. Il fut mis sous la tutelle de son oncle, le colonel Saint-Maur. Le père de Mlle Simone voulait tout le bien possible à son pupille et futur gendre, et il s’occupait consciencieusement de la gestion de son bien, mais il l’aimait à distance. Depuis qu’il avait perdu la jambe droite à la bataille de Solferino, il boudait le monde, et s’était retiré avec ses deux filles dans une terre qu’il possédait au bord de la Seine, à trois kilomètres de Fontainebleau. C’est de là qu’il adressait à Maurice de courtes épîtres, écrites en style de hussard et destinées à lui démontrer que l’homme qui a le rare bonheur de posséder deux jambes doit s’en servir pour aller à la gloire ou au diable. Le véritable tuteur de Maurice était son frère Geoffroy, comte d’Arolles, qui avait quinze ans de plus que lui. Intelligent, adroit, très-ambitieux, plein de ressources et de projets, sachant d’instinct quels chemins il faut prendre pour arriver, Geoffroy d’Arolles était par excellence un de ces bons lévriers que la vie n’a besoin siffler qu’une fois, et qui accourent en lui disant : Me voilà. Il ressemblait si peu à son frère qu’avec tout son esprit il ne parvenait pas à le comprendre. Il prenait ce superbe indifférent pour un vulgaire paresseux et il le chapitrait d’importance sur sa mollesse au travail ; il lui représentait que sans instruction, sans industrie et sans efforts on ne réussit à rien, pas même à épouser sa cousine Simone, et il terminait d’habitude son sermon en lui rappelant que qui veut la fin veut les moyens ; mais c’était précisément de la fin que Maurice ne se souciait pas. – Mon frère, pensait-il, est vraiment trop bon. Il se donne bien de la peine pour m’endoctriner, pour m’inoculer sa sagesse d’homme du monde qui sera quelque jour un personnage politique ; mais il est comme ces gens qui vous font l’amitié de vous prendre sous leur parapluie et qui ne le penchent pas du côté d’où vient le vent.

Si Maurice était un indifférent, il ne l’était pas toujours. Il y avait en lui une flamme secrète, qui par moments lui montait aux joues et aux yeux. En dépit de son apparente nonchalance, il avait les passions vives, mais ce n’étaient pas celles qui aident un homme à faire son chemin. Une injustice commise à ses dépens le laissait froid ; était-elle faite à un autre que lui, il prenait feu et se démenait pour en obtenir la réparation. Il ne pouvait voir un faible maltraité par un fort sans voler à sa défense, et si on ne l’eût retenu, il se fût porté aux dernières extrémités, après quoi, il était le premier à se moquer de lui et de ce qu’il appelait son ridicule don-quichottisme. La maladie de cette âme généreuse était un scepticisme précoce, lequel avait démêlé trop tôt l’envers de toute chose.

« Si tu pouvais m’apprendre à quoi je suis bon, dit-il un jour à Séverin, je t’en serais fort obligé, car, ma parole d’honneur, ce n’est pas mon frère Geoffroy qui me le dira.

– Tu es bon à te faire remarquer des jolies femmes, » lui répondit Séverin.

C’était jour de vacances, et ils sortaient d’un petit théâtre où Maurice avait obtenu d’une beauté extramondaine des marques répétées d’attention, qui pouvaient passer pour un commencement de bonne fortune. Ce n’était pas la première fois que Séverin Maubourg rendait un naïf hommage à l’admirable tournure et aux grâces patriciennes de son cher copain. Il était, quant à lui, plutôt bien que mal. Ayant été pétri d’une excellente et vigoureuse argile, il plaisait par son air de santé, par la franchise de son sourire, et quand on y regardait de près on n’était pas longtemps à découvrir que ce plébéien n’avait pas l’âme plébéienne. Il n’était pas besoin d’y regarder de près pour s’assurer que le vicomte d’Arolles avait de la race et que la nature avait planté sur ses épaules une tête de héros de roman. Il n’était pas seulement un superbe garçon, son visage avait quelque chose de nouveau et d’étrange, qui irritait la curiosité. On voit accrochées aux murailles du salon carré certaines figures qui inspirent une admiration mêlée d’étonnement ; elles ont un charme plein de mystère, ce sont des rébus de génie que la critique n’a pas encore devinés. À deux pas de cette fameuse Mona Lisa, dont le sourire est la plus agaçante des énigmes, se trouve le portrait d’un inconnu, vêtu de noir, qu’on attribue, je ne sais pourquoi, à Francia. Il est debout, la tête tournée de trois quarts, coiffé d’une toque à oreilles. Il a le visage amaigri, les traits fins et déliés, la bouche mince et dédaigneuse, le nez aquilin, une ardeur sombre dans les yeux. Appuyé sur un socle de pierre, il a posé sa main droite sur le poignet de sa main gauche. On dirait que son cadre est une fenêtre, et en effet il s’est mis à la fenêtre du monde pour regarder ce qui s’y passe. À quoi songe-t-il ? Peut-être à ce qu’il ferait, s’il était roi, peut-être à la vanité de toutes les ambitions, peut-être aussi à la vengeance qu’il veut tirer d’un ennemi, car je ne réponds pas de la bénignité de son caractère. Tâchez de surprendre son secret, il ne l’a dit à âme vivante ; mais soyez certain qu’il ne pense pas à sa cousine Simone. Aux oreillons près, le vicomte d’Arolles ressemblait beaucoup à cet inconnu vêtu de noir. Toutefois Séverin n’en était pas réduit à deviner ses secrets ; Maurice n’attendait pas ses questions, il lui disait tout, se plaignant seulement que son inséparable ne lui rendit pas confidence pour confidence. Hélas ! Séverin n’avait rien à raconter, ni aucune scélératesse à confesser. Ils eurent bientôt fait de se distribuer leurs rôles dans les épanchements de leur amitié naissante ; l’un était le récit, l’autre était le conseil.

Le jour où le vicomte d’Arolles manqua ses examens, son frère lui adressa la plus vive mercuriale et le somma de lui déclarer, séance tenante, ce qu’il comptait faire. Mis au pied du mur, il opta pour le droit. On croira sans peine qu’il fréquenta peu les cours ; en revanche, il allait quelquefois au Palais ; il aimait à se promener dans la salle des Pas-Perdus, qu’il considérait comme le parfait emblème de la vie. On le voyait plus souvent encore sur le boulevard. C’était, selon lui, la patrie de tous ceux qui n’en ont point et le seul endroit de notre petit globe terraqué, où l’on trouve le moyen de vivre sans avoir besoin de s’en mêler. Séverin était entré à l’École des Beaux-Arts, il y travaillait comme un enragé ; il eut le prix de Rome à vingt-trois ans, le vicomte d’Arolles s’arrangea pour être le premier à lui en apporter la nouvelle. « Si pendant ton absence, lui dit-il, j’en viens à commettre un crime pour me désennuyer, ce sera ta faute, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi et à ton goût malsain pour l’architecture. »

Heureusement il ne commit aucun crime ; grâce aux femmes, il réussit à se désennuyer autrement. Il eut dans le monde et hors du monde des succès d’une étourdissante rapidité. Il se donna beaucoup de peine pour arriver à se convaincre

 

… Que le bonheur sur terre

Peut n’avoir qu’une nuit, comme la gloire un jour ;

 

mais l’expérience est une denrée qu’on ne paie jamais trop cher. Il usa et abusa, il écorna son revenu, le baccarat le remit à flot ; il avait au jeu un bonheur insolent. Il était en correspondance réglée avec l’absent. Il lui mandait qu’il avait une foule de choses intéressantes à lui conter, qu’il le conjurait de hâter son retour. « L’homme qui se respecte, lui écrivait-il, doit changer souvent de maîtresse, mais il ne peut sans déshonneur changer de confident. Il n’y a dans ce monde, ajoutait-il, qu’un objet de première nécessité, c’est un ami à qui l’on peut tout dire. »

De cruelles circonstances abrégèrent l’absence de Séverin Maubourg. Un jour du mois d’août 1870, il était occupé à faire un dessin du temple de Vesta, quand il apprit d’un passant les premiers désastres de l’armée française. Il déchira son dessin commencé, et partit le soir pour aller s’engager. Il était certain que son père l’approuverait, mais il appréhendait les sarcasmes de Maurice. Une heure après son arrivée à Paris, il courut chez son ami, qui lui sauta au cou en pleurant.

Séverin eut peine à le reconnaître, il avait le teint défait, les joues avalées, le visage ravagé, on lisait dans ses yeux une poignante douleur. Le canon de Reischoffen et de Forbach s’était chargé d’apprendre à ce cosmopolite qu’il y avait une France. Les vérités éternelles lui étaient apparues dans le feu dévorant d’un éclair.

Deux semaines plus tard, ils étaient soldats dans le même régiment et dans la même compagnie. Leur campagne fut courte, ils firent en quelques heures leurs premières et leurs dernières armes. Le matin, dans un engagement d’avant-postes, Séverin fut blessé ; Maurice lui sauva la vie en brûlant la cervelle au uhlan qui s’apprêtait à l’achever. Le soir, ils étaient prisonniers l’un et l’autre. Ils furent envoyés à Kœnigsberg. La captivité, la haine de tout ce qui l’entourait, la pesanteur d’un ciel éternellement gris qui semblait parler allemand, l’amère douleur d’être réduit à l’inaction, de ne pouvoir plus rien faire pour son pays, cette épreuve était trop forte pour le vicomte d’Arolles ; il avait tous les courages, hormis celui de la patience qui attend et se résigne. Un farouche ennui le rongeait. Quand il apprit la nouvelle de la capitulation de Metz, il eut un accès de rage et de désespoir. Peu après, il tomba si gravement malade que le médecin qui le soignait le condamna. Séverin appela de la sentence. Quatre semaines durant, il ne quitta son malade ni jour ni nuit, et il eut la joie de le sauver.

« Nous sommes manche à manche, lui dit Maurice quand il fut guéri ; nous verrons qui gagnera la belle. »

Le vicomte d’Arolles dut se féliciter de ne s’être pas trouvé à Paris dans les premiers jours de la commune ; on ne peut savoir quel parti il eût pris. Il rapportait en France une sombre exaspération, qui le rendait capable de tout ; il extravaguait, il voyait rouge. Le souvenir de ce qui s’était passé depuis dix mois l’obsédait comme un cauchemar. Il lui semblait que le gouvernement de l’univers avait donné sa démission, que l’histoire était en démence et qu’il n’y avait plus de raisonnable que des coups de désespoir. Dans l’état d’exaltation où il se trouvait, il absolvait les incendiaires ; il estimait qu’après Sedan il n’y avait rien de mieux à faire que d’anéantir le passé en mettant le feu aux quatre coins du monde. Son frère Geoffroy ne partageait point son opinion. Il s’était conduit en bon Français dans les douloureuses épreuves que venait de traverser son pays ; il avait noblement payé de sa personne et de sa fortune. Son patriotisme avait obtenu sa récompense, car il y a des gens qui ont ce singulier bonheur que toutes leurs bonnes actions sont récompensées. Le comte d’Arolles venait d’être nommé député ; après avoir vainement frappé sous l’empire à la porte du corps législatif, il voyait s’ouvrir devant lui la carrière après laquelle il soupirait. Le navire était solide, bien gréé, bien calfaté ; le pilote n’était pas un lourdaud, et le vent gonflait sa voile. Tout cela dispose à la philosophie ; le patriote se laissait consoler par le député, qui lui promettait qu’avant peu il serait ministre ou ambassadeur. Il en usa débonnairement avec son frère, dont les virulentes sorties le chagrinaient. Après lui avoir remontré qu’on ne brûle pas un livre parce qu’il renferme une mauvaise page, qu’au surplus les énergumènes sont des esprits courts quand ils ne sont pas des scélérats, il jugea que Maurice était malade, qu’on ne le guérirait pas par des raisonnements. Il l’exhorta à voyager pour se distraire, pour se calmer et, comme il le disait, pour se refaire un bon sens. Maurice mit pour condition que Séverin l’accompagnerait, à quoi M. Maubourg le père eut peine à consentir. Le comte d’Arolles se chargea de vaincre sa résistance, et les deux bons compagnons s’embarquèrent pour les États-Unis. Le comte d’Arolles avait su choisir le traitement qui convenait à son frère. Au bout de six semaines de voyage, sa tête reprit son assiette et son aplomb ; il recouvra les trois quarts de son indifférence, ses torches s’éteignirent, son idéalisme incendiaire fit place à un républicanisme du genre tempéré qui ne l’empêchait pas de dormir. Après avoir visité les lacs, il décida son ami à pousser jusqu’à San-Francisco, où il eut la satisfaction de lui sauver une seconde fois la vie. Ils se baignaient dans la baie. Séverin fut pris d’une crampe, le courant l’entraîna, et bientôt il alla au fond. Maurice dut plonger à deux reprises avant de pouvoir le ramener au rivage. Il le croyait perdu ; mais Séverin avait l’âme solidement chevillée dans le corps, et il revint tout doucement à l’existence. Quand il eut repris ses sens, il entendit Maurice qui lui disait : « J’ai gagné la belle.

– Je demande ma revanche, répondit-il ; le jeu reste ouvert.

– Je nage comme un poisson, répliqua le vicomte d’Arolles ; je ne te ferai jamais le plaisir de me noyer.

– C’est ce que nous verrons, repartit Séverin ; il y a tant de manières de me noyer ! »

Trois mois après avoir quitté l’Europe, Maurice avait reçu des nouvelles de son frère, qui venait de faire un vrai coup de partie. Depuis un demi-siècle, l’étoile qui présidait aux destinées de la maison d’Arolles avait subi une éclipse. Soit imprudence, soit malignité du sort, elle avait aliéné une partie de ses biens, et sa fortune n’était plus à la hauteur de ses souvenirs, de son mérite et de son ambition. L’heureux Geoffroy avait conjuré cette fatale influence. Il annonçait à son frère qu’il venait d’épouser une charmante héritière de vingt-trois ans, fille unique de la duchesse douairière de Riaucourt, et qu’elle lui apportait en dot deux millions qu’elle avait hérités de son père. Les gens sont-ils réputés habiles parce qu’ils réussissent dans tout ce qu’ils entreprennent ? ou faut-il croire qu’ils réussissent parce qu’ils sont habiles ? Qui fera dans nos succès la part de notre industrie et celle de notre bonheur ?

« Je ne connais pas ma belle-sœur, mais il me semble que je la vois d’ici, pensa Maurice. Mon frère a fait un mariage d’argent, elle a fait un mariage d’ambition ; il épouse des écus, elle épouse l’espérance d’un portefeuille. Dieu la bénisse ! elle doit être laide comme une chenille. »

La lettre de Geoffroy se terminait ainsi :

 

« Mon cher petit Maurice, tu as eu jusqu’aujourd’hui l’esprit vagabond et le cœur nomade ; dès, que tu retomberas sous ma coupe, nous nous occuperons de te caser, de fixer tes pensées et tes affections. Il m’est revenu que le colonel Saint-Maur n’était pas content de toi. Il se plaint que tu n’aies pas daigné l’aller voir avant ton départ. Il a dit à quelqu’un, qui me l’a redit, qu’avant deux ans et demi, Simone en aura vingt, et qu’il ne sera pas embarrassé de lui trouver un parti sérieux. J’ai profité d’un instant de loisir pour relancer l’ours dans sa caverne, qu’il ne quitte plus. Je lui ai représenté que tu étais en voie de devenir un homme très-sérieux et que tu n’avais jamais cessé de penser sérieusement à Simone. Il m’a répondu un peu sèchement que les maris qui ne font rien font le malheur de leur femme, qu’il entendait que sa fille fût heureuse, qu’il n’agréerait jamais pour gendre un oisif. Je lui ai répliqué que ceci me regardait, et que je n’attendais que ton retour pour te mettre le pied à l’étrier. Il a fini par se radoucir, et j’imagine qu’il avait voulu simplement nous inquiéter. Dans le fond il t’aime beaucoup et renoncerait difficilement à toi ; n’est-ce pas le sort des mauvais sujets d’être adorés ? Simone est un parti que nous aurions grand tort de laisser échapper. Elle a hérité de sa mère quatre cent mille francs, son père lui en laissera autant ; avec cela très-blonde, un minois chiffonné qui travaille à s’arranger, bonne musicienne, timide, mais point sotte, très-bien élevée par son père, qui, au travers de ses quintes, est un homme de sens, et par une institutrice anglaise qui a des principes et des moustaches. Monstre, que te faut-il de plus ? Sois sage et remercie-moi. Je t’embrasse, comment dirai-je ?... paternellement. »

 

« Que dis-tu de cette tuile ? s’écria Maurice en montrant à Séverin la lettre de son frère.

– Te voilà bien à plaindre ! Tu m’as dit dans le temps que Mlle Saint-Maur promettait, qu’un jour elle serait charmante.

– C’est possible ; mais la dernière fois que je l’ai vue elle jouait encore à la poupée. Il faut savoir ce qu’elle a su faire de sa personne pendant ces deux ans. Je me défie beaucoup de l’esthétique de Geoffroy ; sois sûr qu’il a été littéralement ébloui par la beauté de Mlle de Riaucourt, qui, selon toute vraisemblance, est laide à faire peur… D’ailleurs ce n’est pas Simone qui m’inquiète, c’est le mariage… Ah çà, quand te maries-tu, beau sire, qui te résignes si facilement au malheur des autres ?

– Pas de sitôt. J’entends au préalable avoir une maison à moi, une maison que je me bâtirai moi-même, selon mon idée, aux bords de la Seine, dans un endroit qui me plaît, en face d’une petite île plantée de trembles et d’osiers. Tu m’en diras des nouvelles ; mais bâtissons d’abord, nous meublerons ensuite.

– Heureux homme et grand architecte ! s’écria Maurice, et il ajouta : – Que diable ai-je donc fait à mon illustre frère pour qu’il s’obstine à me placer et à me marier ? N’est-ce pas assez qu’il y ait un mari et un homme sérieux dans une famille ! »

Quelques mois plus tard, Séverin reçut une lettre de son père, qui le pressait d’abréger son voyage : « Je suis surchargé de travail, lui écrivait-il, et il me tarde que tu en prennes ta part. Fainéant, n’aimes-tu donc plus la truelle ? » Séverin aimait passionnément la truelle. Son père ignorait qu’il avait trouvé à San-Francisco de quoi s’occuper. Une riche congrégation l’avait chargé de lui construire une chapelle. Il y mettait tous ses soins ; il avait couvé cet œuf avec tendresse, il n’était pas homme à abandonner son enfant avant d’avoir assuré son sort. Il en résulta que, lorsque les deux voyageurs débarquèrent au Havre, leur absence avait duré près de deux ans. Séverin était ravi de respirer de nouveau l’air natal, le vicomte d’Arolles l’était moins. Il avait une réelle affection pour son frère et infiniment d’estime pour le colonel Saint-Maur ; il eût été plus désireux de les revoir, s’ils n’avaient pas eu l’un et l’autre des intentions sur lui.

II

L’assemblée nationale était dans ses vacances d’automne. Après avoir pris part aux travaux de son conseil-général, le comte d’Arolles était chercher un peu de repos dans une terre appartenant à sa femme et située à trois ou quatre lieues de Bayonne. C’est là qu’il attendait la visite de son frère ; il avait eu soin de l’en informer en l’engageant à lui amener son compagnon de voyage. Il lui avait recommandé aussi de faire au préalable une pointe sur Fontainebleau pour y rendre ses devoirs au colonel Saint-Maur. Il se trouva que dans le chef-lieu de l’un des départements du midi un concours venait d’être ouvert pour la construction d’un théâtre. Le programme plut à Séverin, et, son père l’encourageant à tenter l’épreuve, il résolut d’aller sur les lieux pour y chercher une inspiration. Un matin Maurice se rendit à Fontainebleau, en revint dans l’après-midi, et le soir trouva Séverin qui l’attendait à la gare du chemin de fer d’Orléans, prêt à partir avec lui pour Bayonne ; il avait promis qu’avant d’aller à ses affaires il toucherait barres à la Tour : ainsi se nommait le château de la comtesse d’Arolles.

Quand ils furent seuls dans un wagon : « Eh bien ! demanda Séverin, l’affaire est-elle dans le sac ? Notre beau-père a-t-il été accueillant ? La future est-elle engageante ? Avons-nous pris jour pour le contrat ?... Parle donc. Tu as l’air d’un chat qui vient de tremper son museau dans une crème et qui se consulte pour savoir si elle lui revient.

– Que te dirai-je, mon cher ? répondit enfin le vicomte d’Arolles. Tout s’est passé convenablement. Le colonel n’a point parlé mariage ; il est probable que c’est pour lui une affaire réglée, sur laquelle il n’y a pas à revenir. Il s’est contenté de m’apprendre que Geoffroy tient une place à ma disposition. Quelle est cette place ? Il n’en sait rien, ni moi non plus ; mais il est convaincu d’avance qu’elle m’ira comme un gant, et il ne lui entre pas dans l’esprit que je puisse être capable de la refuser. Ce vaillant colonel n’a pas manqué une occasion de dauber sur les oisifs. Que lui ont-ils fait, ces pauvres diables, puisqu’ils ne font rien ?

– Et que lui as-tu répondu ?

– Que les oisifs ont du bon, que Dieu, qui est juste, leur tiendra compte du mal qu’il n’ont pas fait. Il s’est emporté, et j’ai baissé pavillon. La partie n’était pas égale entre nous ; il tenait à la main sa béquille, et je n’en ai pas.

– Et Simone, que disait-elle pendant cet orageux débat ?

– Rien, absolument rien. La discussion lui passait à dix-huit pieds par-dessus la tête.

– Est-elle bien ?

– Pas trop mal.

– Jolie.

– À peu près, ce me semble.

– Blonde ?

– Oh ! pour cela, j’en suis presque sûr.

– Mais tu l’as à peine regardée, malheureux !

– En conscience, je la connais moins qu’avant de l’avoir revue.

– Elle est donc bien mystérieuse ?

– Ou fort insignifiante. Rien n’est plus profond que les choses qui n’ont pas de sens… Ah ! par exemple, elle a un timbre de voix fort agréable, argenté comme le blond de ses cheveux. Quand on lui dit : Vous allez bien, ma cousine ? et qu’elle répond : Merci, mon cousin, et vous ?... – ces cinq mots sonnent gentiment à l’oreille, et voilà ce que je lui ai entendu dire de plus saillant. Que veux-tu ! c’est une bonne petite fille, qui connaît de la vie tout ce qu’on on peut voir par le trou d’une aiguille à broder.

– En un mot, épouses-tu ? n’épouses-tu pas ?

– Je n’en sais rien ; je n’ai pas de raisons pour dire oui, j’en ai encore moins pour dire non… J’envie du fond de mon âme les gens qui possèdent la précieuse faculté d’avoir des préférences… Préfères-tu décidément que je me marie ?

– Dieu me garde de me prononcer ! Si cela tournait mal, tu me dirais tous les jours de ta vie : C’est toi qui l’as voulu.

– Il faudra pourtant que tu te prononces. Bon gré, mal gré, tu verras Mlle Saint-Maur, tu m’en diras ton avis ; mais l’essentiel est de savoir d’abord ce que me veut mon frère et quelle place il me tient en réserve. Je le crois capable de tout dans ce genre.. Pour le moment, parlons d’autre chose ! pour Dieu, parlons d’autre chose ! »

Ils parlèrent en effet d’autre chose. Les sujets de conversation ne leur manquaient pas ; ils n’étaient jamais demeurés court dans le tête-à-tête. Leur entretien et les nombreux cigares qu’ils fumèrent les tinrent éveillés toute la nuit. Au matin, ils arrivaient à Bordeaux, où le train stationne. Après avoir déjeuné, ils venaient de remonter en wagon, lorsque Maurice, qui regardait par la portière, s’écria tout à coup : « Oh ! l’adorable créature ! » Et d’un signe de tête il montrait à Séverin une jeune femme qui faisait son apparition sur le quai.

C’était une brune au teint clair, à la taille de nymphe, et d’une exquise élégance. Elle devait être quelque chose dans le monde ; le préfet du département et sa famille s’étaient levés de bonne heure pour la reconduire jusqu’à la gare. Un employé vint à elle et l’avertit que le train allait se mettre en marche. Elle prit gracieusement congé des personnes qui l’entouraient, et, suivie de sa femme de chambre, elle se dirigea vers le wagon le plus proche. L’instant d’après, elle se trouvait assise en face du vicomte d’Arolles. Sa camériste avait gagné l’autre extrémité du compartiment, où après avoir hoché quelque temps le menton, elle ne tarda pas à s’endormir. Séverin, qui avait une nuit blanche à réparer, suivit bientôt son exemple, et Maurice demeura tête à tête avec la belle inconnue. Il l’examinait autant que la discrétion le lui permettait. Après avoir contemplé l’ensemble, il détaillait sa beauté ; il admirait tour à tour son abondante chevelure d’un châtain sombre, ses grands yeux noirs, son regard velouté, la finesse de son teint et les grâces d’un pied cambré, qui soulevait par instants le bord d’une robe de soie couleur marron. Il lui parut que de son côté l’inconnue l’observait avec une attention soutenue et bienveillante. À plusieurs reprises leurs yeux se rencontrèrent.

On entra bientôt en propos ; on causa d’abord du vent et du soleil, et à peine eut-on épuisé ces préliminaires, l’entretien chemina si vite qu’au bout d’une demi-heure Maurice avait appris ou deviné beaucoup de choses. Il savait que l’inconnue s’appelait la baronne de Vernange, que Vernange était un château situé à trois lieues de la Tour, que la charmante baronne connaissait, pour les avoir vus dans le monde, le comte et la comtesse d’Arolles, qu’elle faisait grand cas de l’un et de l’autre, surtout de la comtesse, à qui elle ne trouvait à reprocher qu’une gravité excessive qui touchait à la pruderie. Il était naturel que ce genre de défaut choquât un peu la baronne de Vernange ; elle avait l’humeur gracieuse et enjouée. Maurice s’étonnait même de la facilité avec laquelle elle se communiquait à un inconnu. Après vingt minutes de conversation, elle le traitait presque comme une vieille connaissance, et quoiqu’il n’y eût rien dans ses manières et dans son langage qui passât les bornes d’une honnête modestie, il était obligé de convenir qu’il n’avait jamais rencontré dans ses voyages une femme du monde aussi prompte à s’apprivoiser. Si elle ne lui fit pas du premier coup toutes ses confidences, il crût pouvoir inférer de ce qu’elle lui disait qu’elle n’avait pas trouvé dans le mariage tout le bonheur qu’il est permis à une femme de rêver, que le baron de Vernange était un de ces maris qu’on peut tromper sans remords, et que partant la baronne était non-seulement la plus désirable des conquêtes, mais une de celles qu’on peut entreprendre avec quelque chance de succès. Le vicomte sentait son imagination s’échauffer, sa tête se prendre. Mme de Vernange le regardait par intervalles avec un demi-sourire où il croyait reconnaître ce je ne sais quoi d’engageant qui dit à un homme : osez ! Il ne demandait pas mieux que d’oser. Par malheur les moments étaient comptés, il venait d’apprendre que la baronne devait descendre à la station de Morcenx, et le train avait dépassé Labouheyre. Le vicomte d’Arolles n’avait plus que vingt minutes pour jouir d’un entretien auquel il prenait toujours plus d’intérêt. Soudain il devint pensif et taciturne.

Il me semble que nous ne causons plus, lui dit la baronne d’un air à la fois caressant et moqueur.

– Je cause avec moi-même, madame. Hélas ! je me dis que dans un quart d’heure la place où vous êtes assise sera vide, et que j’aurai quelque peine à m’en consoler.

– J’avais mieux jugé de votre esprit, répondit-elle d’un ton de reproche ; voilà un compliment un peu fade auquel je ne m’attendais pas et qui m’afflige.

– Est-ce bien un compliment ? répliqua-t-il, et, brûlant tout à coup ses vaisseaux, il ajouta : Si c’était une déclaration !

– Déjà ! fit-elle en levant les mains au ciel. J’aurais plus de raisons que vous ne pensez de m’en fâcher.

– Ce qui me rassure, c’est que vous reprochiez tantôt à la comtesse d’Arolles, ma belle-sœur, d’être un peu collet monté. J’en conclus que vous me ferez la grâce de ne pas vous fâcher.

– Encore est-il des cas,… mais je vous ferai cette grâce. Après tout, une femme n’est pas tenue de s’indigner parce qu’on la trouve agréable.

– Ou adorable, » dit-il en baissant le ton et avec un accent passionné.

Elle se mit à rire, et tambourinant du doigt contre la glace de la portière : « Plus un mot, répondit-elle, ou je réveille tout le monde.

– Oh ! madame, je vous en prie, reprit-il d’une voix suppliante en se tournant vers Séverin, qui dormait à poings fermés, ne réveillez pas ma raison, qui s’est endormie sur ce coussin, et permettez-moi d’être fou pendant dix minutes encore. »

Elle regarda sa montre : « C’est cinq minutes que vous voulez dire, répliqua-t-elle ; avant cinq minutes nous serons à Morcenx, où vous me ferez vos adieux avec la certitude de ne jamais me revoir.

– Voilà ce que je n’admets pas. Vous avez eu la bonté de m’apprendre que Vernange n’est qu’à deux lieues de la Tour, où je vais.

– À trois bonnes lieues, qui en valent quatre.

– Pour un homme qui revient de Californie, ce n’est pas précisément un voyage.

– Et vous figurez-vous par hasard qu’on entre à Vernange comme dans un moulin ?

– Oh ! j’inventerai quelque chose… La chasse est ouverte, c’est la saison des accidents. Supposez qu’on vous apporte un jour sur un brancard un jeune homme très-mal en point… Il courait après un lièvre, il a eu la maladresse de se laisser tomber dans une fondrière… Ce jeune homme mourant, ce sera moi.

– Ne vous faites pas d’illusion, nous vous enverrons à l’auberge, mon cher monsieur, vous et votre brancard, répondit-elle avec un peu de hauteur.

– C’en est donc fait, la vision va s’évanouir ! » s’écria-t-il dans un élan de désespoir presque sincère. La baronne de Vernange était en ce moment belle comme le jour, et elle le regardait en dessous avec une coquetterie diabolique qui le mettait hors de lui. Je suis comme un enfant, poursuivit-il, qui a vu le plus beau des papillons voltiger un instant devant lui. Il s’était flatté de le retenir prisonnier dans ses mains. Il pourrait croire qu’il a rêvé, s’il ne lui restait aux doigts une poussière d’or et d’argent. Je vais demeurer seul avec la poussière dorée de mes souvenirs.. – Avec vos souvenirs et avec vos métaphores de l’autre siècle, repartit Mme de Vernange ; voilà le papillon qui s’envole. »

Elle se leva aussitôt, et, par un mouvement brusque, elle abaissa la glace. On venait d’entendre un coup de sifflet, déjà le train ralentissait sa marche.

« L’invention que je cherchais, je l’ai trouvée, » s’écria Maurice d’un air de triomphe. Et en même temps il ramassait en hâte une agrafe que Mme de Vernange avait piquée à son mantelet de velours et qui s’en était détachée au moment où elle se levait. « Vous voyez cette agrafe, madame ?

– J’espère que vous allez me la rendre.

– Vous y tenez ? C’est un bijou de prix ?

– Veuillez l’examiner, il me semble qu’elle est montée en diamants. Auriez-vous l’intention de la garder ?

– Ne pourrait-on pas admettre qu’elle m’est tombée sous la main après que vous étiez descendue de wagon ? Comme je suis un fort galant homme, je m’en irai au premier jour à Vernange vous restituer ce trésor… Ah ! ne dites pas non, madame, je vous en conjure. »

Elle haussa les épaules et secoua la tête d’un air de pitié : « Soit, dit-elle, j’y consens. J’ai toujours aimé les fous. »

Il demeura aussi étonné que ravi de sa réponse. Le train s’arrêta, la baronne appela sa femme de chambre, et descendit du wagon sans saluer le vicomte. Quand elle eut atteint le trottoir de la gare, elle ne put s’empêcher de se retourner vers lui et de lui faire en riant un signe de la main.

Maurice secoua son compagnon de voyage et se donna le plaisir de lui conter son aventure, qu’il trouvait charmante et que Séverin trouva singulière et même suspecte. « Es-tu bien sûr que c’est une vraie baronne ? lui demanda-t-il.

– Elle est aussi vraie que le préfet de la Gironde, qui l’avait accompagnée à la gare de Bordeaux, est un vrai préfet, et que les diamants que voici sont de vrais diamants.

– Voilà un petit bijou, reprit Séverin en examinant l’agrafe, qui doit coûter dix mille francs. Tu es un imprudent. Que ferais-tu si tu venais à le perdre ?

– Le perdre ! dit Maurice. Perdre ce gage de la plus délicieuse bonne fortune qui me soit échue depuis que je suis au monde ! Il ne me quittera pas, et avant trois jours j’aurai le bonheur de le rapporter contre récompense honnête. »

Là-dessus, son enthousiasme fit à Séverin un portrait chaud de couleur, savant et circonstancié de la baronne de Vernange, si bien que Séverin finit par s’écrier : « Le bon billet qu’a Mlle Saint-Maur ! et n’a-t-elle pas sujet de se plaindre de toi ? Tu as passé une demi-journée avec elle, et tu ne sais pas même me dire la couleur de ses yeux ; tu passes une heure avec Mme de Vernange, et tu la connais comme si tu l’avais faite.

– Que veux-tu ? il y a des jours où je regarde sans voir et d’autres où j’y vois assez bien presque sans regarder.

– Et tu penses sérieusement à aller à Vernange ?

– Si j’y pense ! J’abhorre ce baron de Vernange, il s’est approprié mon bien : en l’obligeant à restitution, je remplirai l’auguste office du ministère public. » Et, serrant le bras de Séverin, il ajouta : « Les yeux de cette femme m’ont ensorcelé.