Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

SI LE SOLEIL NE REVENAIT PAS

© 2019 Librorium Editions

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Cette édition se réfère à l’édition Mermod (1941) pour laquelle C. F. Ramuz a effectué un important travail de correction et voire de réécriture du texte original.

La bibliothèque numérique romande dédie cette édition numérique de « Si le soleil ne revenait pas » à

Donald Barr-Wells, décédé le 6 février 2018.

I

Vers les quatre heures et demie, ce jour-là, Denis Revaz sortit de chez lui. Il boitait assez bas.

C’était son genou qui n’« allait pas », comme il disait ; et on lui disait : « Comment va votre genou ? » il répondait : « Il ne va pas fort. »

Ainsi il a longé non sans difficulté la petite rue qui traverse le village, et on l’a vu ensuite s’engager sur sa gauche dans un sentier qui menait à une vieille maison.

À peine si on l’apercevait encore dans l’ombre, cette maison ; on distinguait pourtant que c’était une maison de pierre avec un toit couvert en grosses dalles d’ardoise, et il se confondait par sa couleur avec la nuit, mais est-ce bien la nuit ? ou est-ce le brouillard ? ou encore autre chose ? parce qu’il y avait déjà plus de quinze jours que le soleil était disparu derrière les montagnes pour ne reparaître que six mois plus tard.

Et puis c’était ce genou qui n’allait pas.

Revaz s’était arrêté pour laisser se calmer un instant la douleur ; alors, dans l’obscurité grandissante, par l’ouverture des fenêtres qu’il y avait sur le devant de la maison, une lueur roussâtre s’était mise à bouger comme une aile de chauve-souris.

Ces fenêtres n’avaient ni contrevents, ni rideaux, tandis que la façade elle-même, traversée par une large lézarde, faisait penser à une page de cahier qu’on aurait biffée à la plume ; et c’est dans le bas de cette façade qu’on voyait cette lueur monter, descendre, paraître, disparaître, comme un lambeau d’étoffe déteinte qu’on aurait agité derrière les carreaux.

Ce qui a fait que Revaz a été tout de suite assuré qu’Anzévui était chez lui (d’ailleurs comment n’y aurait-il pas été ?) et Revaz s’était remis en route malgré son genou malade, mais heureusement que le trajet n’était pas long.

Il est arrivé devant le perron. C’étaient trois marches sur le côté de la maison, et par un bout elles étaient enterrées dans la pente. C’étaient trois marches qui bougeaient sous le pied parce qu’elles étaient descellées ; elles menaient à une vieille porte cintrée dans le haut. Et il n’y avait plus de poignée à la porte ; c’était une grosse ficelle qui faisait manœuvrer à l’intérieur le loquet, car tout était ancien ici et ruiné, devant quoi Revaz s’était arrêté, ayant fait du bruit avec ses gros souliers à clous sur les marches de schiste ; pourtant on n’avait pas bougé dans la maison.

Il a cogné du poing contre la porte.

— Antoine Anzévui, êtes-vous là ?

On ne répondait pas :

— C’est moi Revaz, Denis Revaz ; est-ce qu’on ne pourrait pas entrer ?

Cependant il ne tirait toujours pas sur la cordelette et ainsi a dû attendre encore qu’on se levât à l’intérieur, comme il a entendu enfin qu’on faisait au bruit d’un meuble qui a été déplacé ; puis, la porte ayant été lentement tirée, quelque chose de blanc s’est montré dans l’entre-bâillement :

— Ah ! c’est toi. Qu’est-ce que tu veux ?

— Je voudrais vous parler.

Alors la porte s’était ouverte toute grande, de sorte que Revaz n’avait eu qu’à entrer.

Au premier moment, on ne voyait rien ; puis on voyait qu’il y avait un feu qui brûlait sur le foyer.

Ensuite on voyait qu’il y avait un grand manteau qui s’avançait hors du mur vers le milieu de la pièce et, sous l’avancement, une vieille table de noyer était couverte de toute espèce d’objets disposés dessus pêle-mêle, tandis qu’un fauteuil à siège de paille défoncé était tiré entre elle et le feu.

La porte s’était refermée ; Anzévui s’avança devant Revaz en traînant les pieds. Il prit un escabeau qu’il plaça en face du fauteuil devant le feu : « Assieds-toi là », avait-il dit ; ensuite il avait regagné sa place ; mais alors on avait vu qu’elle était occupée par un gros livre à reliure de parchemin veiné de rouge, usée aux nervures, rongée dans les coins, qu’Anzévui souleva avec lenteur et respect, puis posa sur la table, les feuillets en dessous.

Il avait une grande barbe blanche ; il avait de longs cheveux blancs qui lui tombaient sur les épaules.

— Eh bien ? dit-il.

— Antoine Anzévui, dit Revaz, je suis bien fâché de vous déranger. Vous étiez en train d’étudier. Vous êtes un savant ; vous lisez dans les livres. Qu’est-ce que c’est ? c’est-il la Bible ?

Anzévui ne bougeait pas.

Il tenait l’une dans l’autre sur ses genoux ses mains noires ; et, comme il faut du temps pour s’habituer à l’obscurité, c’est seulement à présent que la vue pouvait percer jusqu’aux murs et permettait de distinguer que la pièce où on se trouvait était une très grande pièce. La lueur du feu faisait un demi-cercle sur les dalles disloquées ; elle s’élargissait parfois, gagnant jusqu’aux fenêtres qui étaient percées dans le mur opposé ; et on s’apercevait aussi que cette pièce avait été une très belle pièce, comme il arrive dans nos montagnes où on trouve souvent parmi les petites maisons de bois une de ces grandes maisons de pierre qui ont été bâties par un homme du village de retour au pays après s’être enrichi au service étranger. Seulement, avec le temps, et parce que l’argent a manqué, elles ont été négligées ; c’est ainsi qu’il y avait des trous dans le plafond, que la plupart des carreaux avaient été remplacés par des feuilles de papier d’emballage et que, la fumée du foyer s’étant déposée sur les murs passés à la chaux, il n’y avait dans la chambre qu’une seule tache encore blanche qui était les cheveux et la barbe d’Anzévui.

Anzévui était un homme qui se connaissait en maladies de toute espèce ; on venait de loin lui demander conseil parce qu’il allait chercher des herbes dans les montagnes, et on lui achetait ses herbes, et ses herbes vous guérissaient.

C’était de quoi Anzévui vivait ; c’était également la raison pour laquelle Revaz était venu, ce soir-là ; de sorte qu’il avait repris :

— Écoutez, Antoine Anzévui, il faut me dire si je vous dérange, j’aurais besoin de vos conseils ; j’ai le genou droit qui ne va pas.

— Qu’est-ce que tu t’es fait au genou ?

— Je ne sais pas, dit Revaz, je me le suis maillé. C’est en faisant les regains. C’est déjà vieux, comme vous voyez. J’ai dû faire un faux mouvement… Et, depuis ce temps-là, il ne désenfle pas, bien au contraire ; chaque fois que je bouge, tout est à recommencer.

— Montre-moi ça.

L’autre releva son pantalon. À la lueur du feu, on vit sa jambe qui était maigre, de couleur grise, avec des nœuds de veines vertes, et cependant il tirait sur l’étoffe qui était de la grosse mi-laine brune et résistait ; mais il continuait de la ramener en arrière.

— Vous comprenez, c’est pourquoi je me sers d’un bâton, je peux plus sortir sans bâton, c’est ennuyeux. Je suis comme les vieux. Et c’est pourquoi je me suis dit : « Je vais aller demander conseil à Anzévui », et c’est pourquoi je vous demande : « Qu’en pensez-vous, Antoine Anzévui ? »

Il était penché sur son genou, tenant des deux mains son pantalon ramené sur sa cuisse ; et son genou était comme une grosse betterave rouge, la jambe se renflant brusquement à la place de l’articulation en même temps qu’elle changeait de couleur, puis au-dessous de l’articulation elle s’amincissait de nouveau.

— Approche-toi, dit Anzévui.

Revaz, d’un coup de reins, avança son tabouret, puis l’avança encore un peu, l’autre n’ayant pas quitté son fauteuil, mais sa barbe vint en avant et en même temps il tendait la main ; alors on a été étonné de voir combien elle était précautionneuse et délicate, parce qu’il avait posé le doigt sur la place malade :

— Ça te fait mal ?

Revaz secoua la tête.

Anzévui appuya plus fort, plus de côté :

— Et à présent ?

— Un peu.

Et Anzévui :

— C’est pas grand’chose. Je vais te donner une tisane. Tu prends une bonne poignée d’herbe, tu la mets sur le feu avec le contenu d’un verre d’eau ; tu la laisses bouillir un petit quart d’heure. Et puis, quand le liquide est bien réduit, tu l’étends toute bouillante dans un linge, tu te l’appliques sur le genou.

Il s’était levé. Il tendit la main, il vous tournait le dos. On le voit qui mettait la main dans des sacs de papier qui étaient rangés sur le bord de la table, tirant de l’un une poignée d’herbages rosâtres, de l’autre une autre d’herbages jaunes, puis une autre et une autre encore ; il mélangea le tout sur une feuille de journal qu’il tordit aux quatre coins :

— Tu peux seulement rebaisser ton pantalon, disait-il à Revaz.

Et Revaz :

— Combien est-ce qu’on vous doit ?

— Attends de voir l’effet que ça te fera. Tous les soirs, en te mettant au lit, un bon cataplasme bien chaud. Mais ça sera peut-être long et il ne faut pas te décourager … Quand tu seras au bout de la provision, tu n’auras qu’à revenir, si tu n’es pas tout à fait guéri.

Revaz avait rebaissé son pantalon ; Anzévui s’était rassis ; et heureusement qu’il y avait toute une pile de bûches contre le mur tout à côté de la cheminée, parce qu’Anzévui n’avait qu’à tendre le bras pour raviver le feu ; cependant qu’on devinait que Revaz était un peu gêné parce qu’il avait une dette et il aurait voulu s’en acquitter.

— Écoutez, disait-il, écoutez, Anzévui ; j’aimerais mieux si ça ne vous faisait rien…

Mais Anzévui n’a pas paru l’entendre. Anzévui avait repris son livre. Il s’était déplacé légèrement de côté et l’avait tiré à lui non sans peine, car il semblait peser lourd, ce livre, qu’Anzévui retourna de manière à l’avoir sur ses genoux. Il prit également un papier et un crayon qui étaient à côté du livre sur la table ; c’était une page de carnet déchirée tout de travers et un bout de crayon de charpentier, de forme plate, large et mince ; puis voilà qu’il mouillait le bout du crayon entre ses lèvres :

— Tu sais calculer, Revaz… hein ?... tu as l’habitude ? Eh bien, 8 fois 237, combien ça fait-il ?… Moi, je me fais vieux ; j’ai peut-être oublié mon arithmétique.

— Ma foi, dit Revaz, faire ce calcul de tête…

— Tiens.

Anzévui lui avait passé le crayon, la feuille de papier ; et Revaz, au bout d’un instant :

— Ça ferait 1896…

— C’est bien ça… Ajoute 41.

— 1937.

— Tu vois, dit Anzévui.

Il avait repris le papier ; il examinait ses propres calculs ; pendant ce temps Revaz cherchait à voir ce qu’il y avait dans le livre, mais, à cause de son inclinaison et parce que, par rapport à lui, le texte en était renversé, il voyait seulement que les pages étaient partagées en deux colonnes, l’une imprimée en noir, l’autre en rouge, avec beaucoup de chiffres et toute espèce de signes qui étaient des croissants, des globes surmontés d’une croix et d’autres qui l’avaient en bas ; des lunes, des circonférences, des triangles.

— C’est bien ça… Et alors 4 et 13 : le 13 du 4… Peut-être que ça se voit déjà. Tu n’as rien remarqué ?…

— À quoi ?

— À l’air, à la couleur de l’air, parce qu’il se pourrait bien qu’il fût déjà malade. Le ciel, dit-il… Parce qu’il est possible qu’il s’assombrisse peu à peu… Les bêtes, parce qu’elles auront peur… Tu comprends ? C’est dans le voisinage du soleil que ça se passe… Tu n’as pas fait attention, ces jours-ci…

— Ma foi, nous autres, c’est bien sûr, on n’est pas tant privilégiés.

Il faut dire que, pour eux, chaque année, vers le 25 octobre, le soleil était vu pour la dernière fois et il ne reparaissait pour eux que le 13 avril. Le 25 octobre, à l’heure de midi, au-dessus de la montagne qui est au sud, il y avait encore une traînée de feu, une vague gerbe d’étincelles comme quand avec un bâton on attise un brasier ; et c’était fini pour six mois. Même quand le ciel est dans toute sa pureté, l’astre est trop bas derrière la chaîne pour s’annoncer autrement à nous que par une certaine coloration plus pâle de l’azur, qui dit qu’il est là, mais il passe sans se montrer.

C’est une commune haut perchée dans la montagne et sur son versant nord : ce qui donne un petit village qui n’a même pas d’église ; et il est accroché là, derrière un premier mamelon, au pied d’un autre mamelon lui-même dominé par des pointes de rocher. D’en bas, du fond de la grande vallée où coule le Rhône, on vous dit : « Vous voyez, là-haut ?… » On ne voit rien. On voit seulement les hautes pentes noires qui se dressent, moussues de taillis, barbues de sapins, tachées de gris de place en place par l’affleurement des roches qui sont suintantes d’humidité ; coupées par des gorges et à d’autres endroits couturées par d’énormes tubes d’acier où l’eau fait une chute de quinze cents mètres pour faire tourner les turbines des usines électriques qui sont dans le bas ; mais on a beau renverser la tête, on ne voit pas autre chose. Alors les gens vous disent : « Plus à droite. Là où la montagne fait avancement parce qu’il y a une vallée derrière. Juste sur la crête, vous voyez. Il y a une encoche dans la crête. Eh bien ?… » Alors on finit par apercevoir, entre les pointes des sapins qui font comme les dents d’une scie, une petite tache grise qui se confond presque tout d’abord avec la terre et les prés d’alentour ; c’est les toits couverts de bardeaux qui empruntent à la roche sa couleur. C’est les cent habitants à peine de Saint-Martin d’En Haut où ils n’ont même pas d’église, mais descendent pour la messe à Saint-Martin d’En Bas ; c’est presque séparé du monde par l’hiver, c’est séparé du soleil tout l’hiver à cause de la hauteur de la montagne.

— Et justement, a dit Anzévui, ce qu’il faudrait savoir, c’est si on ne va pas en être séparé pour toujours.

— On n’est pas tellement privilégiés, disait Revaz, mais enfin quoi ? on prend patience…

— Tu as pourtant refait les calculs et tu es arrivé au même résultat que moi… Eh bien, je vais te dire, parce que tu n’as pas compris. Eh bien, dans le livre, il y a une guerre ; – il y a justement une guerre à présent. Mais il y a aussi une guerre dans la région du soleil. 1896 et 41, ça fait le compte. Il est dit aussi, dans le livre, que le ciel s’obscurcira de plus en plus et, un jour, le soleil ne sera plus revu par nous, non plus seulement pour six mois, mais pour toujours.

Revaz demande :

— Rien que pour nous ?

— Pour tout le monde.

Un petit vent s’était mis à souffler ; il descendait dans la cheminée où il faisait tourbillonner la cendre mêlée à la fumée, tout en poussant par moment une espèce de long soupir.

Un petit vent s’était mis à souffler. Il passait par-dessous la porte, faisant bouger sur la table le bord redressé des sacs en papier qui craquaient ; il passait sur le toit où il déplaçait par moment de menus cailloux ronds qu’on entendait rouler tout le long de sa pente ; et Revaz : « Ah ! » et Revaz : « J’ai pas bien compris. Vous étudiez dans des livres. C’est-il écrit dans vos livres que le soleil ne reviendra pas ?… »

Il semblait à la fois effrayé et incrédule ; c’était un assez gros homme, d’une cinquantaine d’années :

— Voyons, c’est pas possible, depuis le temps qu’il fait son même tour.

— Savoir.

— Depuis le temps qu’il est habitué à nous et nous habitués à lui. Et, l’hiver, je sais bien, il nous quitte, mais ce n’est que pour un temps ; il ne nous quitte pas pour dire, il s’écarte seulement de nous…

— Il s’écartera tout à fait.

— On avait fait amitié avec lui et il nous était bien utile.

— Eh bien, il faudra apprendre à s’en passer.

— Alors quoi ? il fera nuit ?

— Voilà, disait Anzévui, c’est un dérangement qu’il y aura dans les astres ; c’est une maladie que feront les étoiles. Qu’est-ce que tu veux ? c’est écrit. Seulement, disait-il, l’important est que les calculs soient justes. Je me demandais si je ne m’étais pas trompé. Mais du moment qu’on les a faits ensemble.

Il disait :

— Veux-tu qu’on recompte ?

II

Revaz était rentré chez lui et, ayant déposé le paquet d’herbages sur la table de la cuisine, il avait dit à sa femme : « Tu en mettras une poignée dans un verre d’eau que tu feras bouillir pendant une demi-heure. C’est pour mon genou. »

— Où as-tu été ?

— Chez Anzévui.

Il avait dit ensuite :

— Et Lucien, où est-il ?

— Tu sais bien.

— Oh ! avait-il dit, c’est pas le moment de fréquenter ; il faudra que je lui en touche un mot…

Et la femme de Revaz aurait bien voulu l’interroger plus longuement, mais il avait déjà passé la porte.

Lucien, c’était son fils qui avait une bonne amie ; et, lui, il avait dit : « C’est pas le moment. » Il sort, il faisait nuit ; le jour était tout à fait tombé. Toute espèce de lumière s’était finalement éteinte à la hauteur du sommet des montagnes, là où le soleil se couche sans qu’on puisse le voir d’ici, mais il s’y marque d’ordinaire par des taches rouges comme des traces de sang sur un linge. Ce soir-là, le ciel était uniformément noir. Seule, de-ci de-là, à une petite fenêtre ou à une des rangées de petites fenêtres qui étaient alignées, les unes au-dessus des autres, sur le devant des maisons, la lumière d’une lampe indiquait à peu près la direction de la rue ; sans quoi on eût été comme l’aveugle et tout à fait privé de la faculté de se conduire ; de même qu’on n’entendait rien, mais rien du tout, les gens s’étant enfermés chez eux et ayant mis entre eux et vous l’épaisseur de la porte bien fermée, l’épaisseur de leurs doubles fenêtres. C’est une petite rue, longue d’une cinquantaine de mètres au plus, où beaucoup de passages aboutissent, serpentant entre les fenils et ce qu’ils appellent des raccards, qui sont des espèces de remises où ils logent leurs provisions ; c’est une centaine de bâtiments, dont une vingtaine habités, lesquels pour la plupart bordent la rue. Quelques-uns ont deux et même trois étages, étant bâtis en beau bois de mélèze sur un soubassement de pierre passé à la chaux, mais ils étaient eux-mêmes couleur d’ombre et de nuit, ajoutant encore à l’obscurité.

Revaz s’avançait avec lenteur et précautions, à cause de son genou malade, faisant un bruit sourd avec sa canne, au milieu de ce petit village dont on dirait qu’on l’a serré entre ses mains pour en réduire le volume, avant de le poser là-haut dans la montagne, hors du monde. Il y fait d’habitude une petite tache ronde ; – à cette heure, on n’aurait même pas su qu’il existait sans la vitrine du café à Pralong.

Il y avait dans le café plusieurs lampes électriques qui donnaient une forte lumière sur les murs revêtus d’une boiserie passée au copal et sur les quatre tables entre lesquelles la grosse Sidonie s’essuyait justement les mains à son tablier.

Plusieurs lampes, une T.S.F., quatre tables ; et, par une porte ouverte, on voyait la cuisine qui servait de comptoir.

Sidonie riait à cause d’une voix de femme qui sortait de la boîte en bois poli où il y avait des découpures en forme de feuillages, garnies à l’intérieur d’un fin treillis métallique (est-ce pour empêcher les mouches d’entrer ?) pendant que les hommes écoutaient d’un air sérieux : ils étaient six.

 

« … toi, tu t’la mettras sur la tête,

moi, je m’la mets dans l’estomac. »

 

C’était fini.

Revaz posa sa canne dans un coin. Une autre grosse voix se fit alors entendre ; elle parlait du nez ; et voilà que Morand disait : « Il a le rhume. » C’était une conférence sur la musique chinoise.

Les hommes se sont tournés vers Revaz ; ils lui ont dit : « Comment vas-tu ? » Morand, Follonnier, Lamon, Antide ; Morand Ernest, Follonnier Placide, Lamon Érasme, Antide Augustin ; c’est-à-dire quatre hommes d’âge et un jeune ; et il y en avait encore un dont on ne voyait pas la figure, parce qu’il la tenait penchée vers la table où ses bras étaient posés l’un sur l’autre.

— Ça ne marche toujours pas, ton genou ? disait Follonnier.

— Pas tant.

— Je sais ce que c’est ; quel âge as-tu ?

— Cinquante et un.

— Eh bien, c’est l’âge.

— C’est pas des maladies, disait Follonnier, c’est qu’on s’use. On est comme les outils qui ont trop servi ; il y a toujours une place où ça frotte plus qu’aux autres.

Revaz s’était assis avec un soupir.

— Vois-tu, les genoux, ça nous porte ; les genoux, c’est la charnière. Et, dans un pays comme le nôtre, tout en bosses et en creux, ça travaille, la charnière. Le mal se met aux places qui travaillent le plus. Par exemple, ceux qui boivent, c’est le coude. Ceux qui sont trop retenus d’argent, c’est les boyaux.

Il parlait et riait beaucoup : c’était un homme de bonne humeur et la grosse Sidonie s’amusait ; mais Revaz gardait une figure soucieuse, n’ayant même pas regardé Follonnier à qui il a dit seulement : « Je voudrais t’y voir. »

Et il y avait Arlettaz qui ne disait rien.

C’est ainsi qu’ils ont été ensemble, chez Pralong, s’y étant retrouvés comme souvent l’hiver où les soirées sont longues ; dès cinq heures on n’y voit plus, et même avant cinq heures, quand le ciel est bouché, comme il l’avait été particulièrement aujourd’hui ; alors ils sont là de six à neuf heures et soupent au retour, si le cœur leur en dit, mais le vin est nourrissant, de sorte que les femmes ne les attendent même pas ; ils les trouvent le plus souvent couchées quand ils reviennent, se couchant alors eux-mêmes à leur côté dans le grand lit pour une nouvelle nuit qui est retranchée de leur vie, comme quand on arrache un feuillet à un livre qui n’en a déjà plus beaucoup.

Ils sont, pour le moment, chez Pralong, ils parlent de leurs affaires en buvant un litre ou deux de muscat. Ils discutent sur le prix des mulets et des vaches, s’il est à la hausse ou à la baisse, s’il faut vendre ou bien acheter ; sur la qualité du regain, sur le taux des prêts hypothécaires, sur les prochaines élections, sur les nouvelles de la guerre, car il y a toujours des guerres (il y en avait une en Espagne, cette année-là) ; et, à présent que cette télégraphie sans fil existe, de temps en temps, ils se taisent pour écouter les nouvelles.

C’est une voix qui vient on ne sait pas d’où, née de nulle part ou de partout, née de rien, fille du néant. C’est de la musique, des violons, des trompettes, des tambours ; c’est une femme, une foule, des canons qui tonnent, des fusils qui partent, dix mille hommes ou un seul, le bruit du vent, le bruit des vagues. Et ce bruit a été d’abord des choses, mais elles ne sont plus pour nous que du bruit. L’oreille n’en distingue même pas le point d’origine. Son plus ou moins d’intensité est sans signification quant à la distance qu’il a parcourue, les lieues ne le fatiguent pas, il est insoucieux des myriamètres ; de sorte qu’il est faible et on vous dit : « C’est Genève », il a toute sa force, mais il vient de New-York. Dans la montagne, l’écho dévie bien les sons et, en les répercutant, les entrecroise, faisant venir de la paroi opposée le son qui y a été projeté ; mais les yeux ont vite fait de vous renseigner quand même sur sa provenance réelle, parce qu’on est soi-même une réalité dans un monde qui lui aussi est quelque chose de réel ; – ici, dans cette salle à boire, les clients avaient eu beau se pencher au commencement sur la boîte, cherchant à distinguer par les ouvertures comment c’était fait en dedans et à connaître le truc ; ils ont eu vite fait de voir qu’il n’y avait rien à voir, point de rouleaux, ni de rouages, ni de disque, ni d’aiguille, rien que des lampes, et c’était la grosse Sidonie qui décidait d’un simple mouvement des doigts quel pays allait se faire entendre : une femme comme nous ; de sorte qu’ayant connu le miracle, du même coup ils l’avaient accepté.

Maintenant ils n’écoutaient même plus ce que disait le poste qui était comme un robinet et le matin on ouvrait le robinet.

C’était Revaz qu’on écoutait, parce qu’il s’était mis finalement à répondre à Follonnier. Il lui disait :

— Je voudrais t’y voir. Regarde-moi ça.

Il avançait son genou dans la direction de Follonnier :

— Tâte seulement, c’est comme une tête d’enfant ; à peine si je peux plier la jambe.

— C’est du rhumatisme, disait Lamon.

— Du rhumatisme ? j’en ai dans l’épaule, elle n’a pas enflé, tandis que, ce genou, à mesure qu’on s’avance dans la journée, il devient plus gros, il devient plus lourd, il devient plus chaud… Alors…

On voyait qu’il avait quelque chose à dire, et il hésitait à le dire, mais il ne pouvait pourtant pas ne pas le dire :

— Eh bien, oui, dit-il, j’ai fini par aller demander conseil à Anzévui.

Follonnier éclata de rire.

— Et il t’a donné de ses plantes ?

— Oui, des compresses à faire tous les soirs.

— Bien entendu.

— C’est un savant, disait Lamon.

— Oui, il s’entend à profiter du monde.

— C’est un savant, disait Morand.

— Il sait des choses qu’on ne sait pas, nous autres, disait Revaz.

Arlettaz ne disait toujours rien.

— Il étudie dans des gros livres.

Et Augustin écoutait et Revaz :

— Et même, quand j’ai été le trouver, il était en train de lire dans un de ses livres, il faisait des calculs…

— Des calculs sur quoi ? demanda Follonnier.

— Des calculs sur le soleil.

Alors Follonnier se mit à rire plus encore, et les autres devenaient attentifs, tandis que la grosse Sidonie, attirée par le bruit, était apparue sur la porte de sa cuisine.