Couverture

H. J. Magog

LE SOSIE DU PRÉSIDENT

©Librorium Editions 2019

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

L’INSTITUT DE CALLITHÉRAPIE

Ce taxi flânait. Cela ne voulait pas dire que le monsieur préoccupé, qui avançait hors de la portière un grand nez impatient, ne fût point pressé. C’était plutôt que le chauffeur cherchait la porte devant laquelle il devait s’arrêter. Roulant aussi doucement qu’un express aux abords des butoirs, il inspectait les façades des hauts immeubles récemment poussés dans le Faubourg Saint-Jacques. Et les deux grands yeux gris du client rasé cherchaient aussi.

— Stop ! C’est ici, cria-t-il soudain.

Ouvrant la portière avec une brusquerie qui n’indiquait certes pas un irrésolu, il sauta sur le trottoir. Il tenait une petite valise à la main.

Grand et demeuré mince, souple et vigoureux, s’il avait dépassé la trentaine ce ne pouvait être que de bien peu d’années. Élégant, avec une certaine fantaisie – rien de la gravure de mode – il avait le regard vif et facilement ironique, les cheveux blonds rejetés en arrière et un air grave, qui pouvait fort bien être celui d’un pince-sans-rire.

Levant le nez, il inspecta d’abord une plaque de marbre noir, qui ornait l’entrée d’une importante construction neuve, et présentait, en lettres d’or, cette inscription :

 

INSTITUT DE CALLITHÉRAPIE

Culture physique – Massages – Soins du visage

Modelage – Rajeunissement

Personnel spécialisé et diplômé – Prix modérés

Discrétion

 

Une allégresse illumina les traits – parfaitement modelés – du visiteur. Ni son sourire, ni son visage, ne semblaient, pourtant, avoir besoin des soins éclairés des spécialistes callithérapeutes.

Il entra. Derrière un bureau américain, une dactylo l’accueillit en levant la tête. Par ce mouvement, elle permettait de se rendre compte de ce qu’on pouvait attendre des méthodes de l’Institut. Une courte et noire chevelure, fraîchement reteinte, collait au crâne et avançait deux accroche-cœurs sur un visage garçonnier, émaillé à neuf. La bouche était couleur de mandarine et des sourcils de japonaise surmontaient les yeux andalous. L’ensemble faisait jeune.

— La réclame de la maison ! pensa irrévérencieusement le nouveau client.

Il vint se planter contre le bureau et déclara, avec une admirable netteté de diction.

— Madame, je voudrais prendre un abonnement pour quelques séances. Il me serait agréable de recevoir exclusivement les soins du masseur Haïm-Baba.

Comme, en même temps, il déposait sur le bureau un billet de banque, la dactylo modéra l’expression d’ahurissement, qui s’inscrivait sur sa physionomie, et s’abstint de prier le client de préciser les « irréparables outrages du temps » qu’il entendait faire réviser.

Elle murmura seulement, un peu interloquée.

— Quel nom dois-je inscrire ?

— Fred Lovely.

Et celui qui se faisait connaître marqua un temps – fort inutilement. Aucun ébahissement supplémentaire et admiratif n’anima le visage-réclame.

— Bien, monsieur, enregistra simplement la dactylo.

Puis, elle s’empara d’un récepteur téléphonique, dans lequel elle se mit à chuchoter de mystérieuses syllabes, tandis que Fred Lovely, un peu vexé, haussait les épaules, en ricanant.

— La gloire !… C’est bien la peine d’être célèbre ! Elle doit me prendre pour un Américain…

 

***   ***   ***

 

Il était Français, bien Français, né sous un ciel de douceur angevine, en un village perché sur une colline dont la Loire arrosait le pied. Et il s’appelait Frédéric Demarcieux – sans particule. Mais il ne lui eût pas été plus difficile qu’à beaucoup d’autres d’en détacher une, d’un coup de ciseau distrait. Il n’en faut pas plus pour s’anoblir.

Il avait préféré s’anglicaniser, ou s’américaniser – nul n’étant prophète en son pays – le jour où, après de bonnes études, il avait décidé de n’être ni notaire, ni industriel, parce qu’il estimait plus urgent, en un siècle où l’on a tant de raisons d’être grave, d’apprendre un métier qui fît rire.

C’était un fantaisiste. Il passa par le Conservatoire, s’y vit refuser un premier prix de tragédie et, dès lors, certain de sa vocation, s’établit, avec flegme, grande vedette comique des théâtres du Boulevard.

Son masque était romain. C’était ce qui avait failli le fourvoyer dans la Tragédie. De ce masque, dont il pétrissait à volonté la cire mobile, pour y sculpter d’invraisemblables ressemblances avec des contemporains notoires, il tirait des effets d’un comique irrésistible. Son gosier était aussi docile et imitait, avec une aisance stupéfiante, en la demi-douzaine de langues qu’il parlait couramment, tous les accents et toutes les voix.

L’habitude de la parodie lui faisait ordinairement déguiser la sienne, dont il dissimulait le timbre naturel sous un nasillement goguenard, de même qu’il obligeait sa physionomie à se masquer – en dehors de ses rôles – d’une froideur et d’un flegme authentiquement anglo-saxons.

Sous tout cela, qui avait fait la fortune et la popularité de Fred Lovely, persistait sans doute un Frédéric Demarcieux, sensible et vibrant, mais qui ne se sentait plus bien sûr, à mesure que passaient les années, de pouvoir jamais ressusciter et se montrer au naturel.

 

***   ***   ***

 

Fred Lovely s’était laissé guider vers un salon d’attente, banalement confortable, dans lequel on l’abandonna. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis, la porte s’ouvrit et Haïm-Baba fit son apparition.

Il arrivait, avantageux et discret, ses lèvres un peu fortes fleuries d’un sourire professionnel. Le tout s’effaça subitement à la vue de Fred et fit place à un ahurissement soupçonneux. Que diantre un homme jeune, d’une printanière verdeur, pouvait-il venir faire en cette galère ?

Fred Lovely ne lui laissa pas le temps de se remettre.

— M. Haïm-Baba, n’est-ce pas ? s’enquit-il aimablement. J’ai beaucoup entendu vanter votre art. Il paraît que vous avez réalisé des miracles. Des amis, qui sont passés par vos mains, vous nommaient admirativement « Monsieur Jouvence ». Et ils affirmaient que vous saviez rendre la jeunesse.

— Ce n’est pas ce que vous venez me demander, put enfin placer le spécialiste, en appréciant, d’un coup d’œil connaisseur, la plastique de Fred. Je ne puis croire que vous ayez besoin de mes services… personnellement, tout au moins.

L’acteur riposta en souriant gaminement.

— Qui sait ?

— Vous seriez en avance ! protesta Haïm-Baba.

— Non pas… On peut vouloir vieillir.

Le masseur recula d’un pas. Il n’avait point encore reçu de client de cette catégorie.

— Vous voudriez ? bégaya-t-il.

— Que vous retouchiez ma physionomie pour la rendre semblable à un modèle que je vais vous indiquer. J’y gagnerai, en apparence, quelques années de plus. Mais comme le personnage, auquel je souhaite ressembler, ne vient vous voir que dans le but de s’en faire ôter autant, je me trouverai finalement à moitié chemin de son âge véritable.

— Et à qui voudriez-vous ressembler ? questionna le masseur, plus étonné.

— À Santos Mirador, Président de l’État de « Los Diables » et présentement à Paris, répondit Fred avec simplicité. N’y est-il point venu pour s’y faire remettre le visage à neuf ? Et ne reçoit-il pas vos soins éclairés ?

— Permettez… Le secret professionnel… balbutia Haïm-Baba, complètement effaré.

— Il n’existe pas pour les échotiers, goguenarda l’acteur. Paris est assez exactement informé par eux des faits et gestes de ce président, devenu en peu de jours une figure bien parisienne et que les badauds aiment à acclamer. Je sais qu’il vient ici suivre un traitement, dont vous êtes le protagoniste. Voulez-vous me révéler les secrets de votre art et m’apprendre à me faire le visage officiel de Santos Mirador ?

Haïm-Baba hésitait entre la stupeur et le soupçon.

— Mais pourquoi ?… Dans quel but voulez-vous vous faire la tête du Président ? demanda-t-il, en roulant des yeux méfiants.

— Oh ! sourit Fred Lovely. Mes buts ne sont pas ténébreux et je n’ai rien d’un conspirateur ou d’un escroc. Je veux tout simplement réaliser une ressemblance qui fasse courir tout Paris, quand je créerai un Santos Mirador, dans la prochaine revue des Folies-Parisiennes. Je suis Fred Lovely.

Plus Parisien que la dactylo, le masseur s’inclina, tandis que sa physionomie s’éclairait d’un sourire amusé.

— Oh ! je comprends ! s’exclama-t-il. Excusez-moi, monsieur Fred Lovely. S’il ne s’agit que d’un personnage de revue, je puis fort bien vous satisfaire… Venez dans mon laboratoire. Je vous apprendrai à traiter votre visage, comme je traite celui du Président. Quel type ! Il se cramponne. À soixante ans, il veut en paraître quarante. Et il paraît qu’il fait des conquêtes…

— Je ne pousserai pas mon imitation jusqu’à les lui disputer ! plaisanta l’acteur, en suivant Haïm dans une vaste pièce rectangulaire, aux murs ripolinés.

Haïm-Baba installa Fred dans un fauteuil. Puis, il étudia minutieusement les traits du sujet, en se reportant à une fiche qu’il était allé tirer d’un classeur.

— L’illusion sera facile, déclara-t-il, quand il eut terminé son examen. Vos yeux sont de la même couleur que ceux du président qui, d’ailleurs, porte habituellement des lunettes aux verres légèrement teintés. Ses cheveux sont noirs, ainsi que ses favoris et sa moustache. Mais vous devinez par quel procédé. Il vous faudra vous procurer des postiches exactement semblables.

L’acteur indiqua la valise apportée.

— J’ai tout ce qu’il faut là-dedans, assura-t-il.

— De même pour les sourcils, insista le masseur. Ceux du président sont touffus et charbonneux. Ils se rejoignent au-dessus du nez.

— Je m’en collerai d’exactement semblables.

— Il y a encore le teint qui est olivâtre. Mais je possède une mixture qui donne à la peau la coloration voulue. Par nécessité professionnelle, je suis assez bon chimiste. Et comme Santos Mirador fait dissimuler certaines rides rebelles sous un émaillage durable, j’ai dû me préoccuper d’assurer aux surfaces traitées la même couleur qu’aux autres parties de la peau. Vous en profiterez.

— Enchanté.

— La taille peut aller. Je ne pense pas que vous ayez deux centimètres de différence. La ligne générale est à peu près la même et, par la vertu des procédés artificiels que vous soupçonnez, le président fait aussi mince que vous. Il ne reste donc, comme réelles différences, que la forme de votre nez, de la bouche et du menton, qui sont à remodeler.

— Vous pourrez ?

— Vous allez voir.

Observé par Fred, qui prenait sa première leçon, Haïm-Baba se mit au travail avec dextérité, recouvrant d’une pâte, consistante et incolore, les parties du visage qu’il se préparait à modifier. Pétrissant cette pâte à la manière d’un sculpteur, il avait vraiment l’air de modeler un visage de statue. Sous ses coups de pouce, la physionomie de l’acteur se transformait.

Quand il estima avoir atteint la ressemblance cherchée, le masseur badigeonna son œuvre avec un enduit liquide, qui sécha rapidement, enfermant les portions rectifiées dans une sorte de gaine, aussi résistante et souple que le caoutchouc.

— Nous y sommes, apprécia-t-il, après un dernier examen. Il n’y a plus qu’à vous peindre.

Et Fred vit son visage prendre une teinte olivâtre, assurément bizarre sous ses cheveux blonds, mais qui, déjà, faisait de lui un authentique exotique.

— Terminé ! annonça avec satisfaction Haïm. Si vous voulez essayer vos postiches, nous jugerons de l’effet.

— À mon tour ! s’écria l’acteur avec enthousiasme.

Dans la valise ouverte, il cueillit successivement une chevelure noire, splendidement lustrée, qui recouvrit ses cheveux blonds, en diminuant la hauteur du front, qu’il avait très grand. Puis il orna ses joues d’une paire de superbes favoris noirs, qui rejoignit l’épanouissement de la moustache, sous laquelle il dissimula ses lèvres. Quand il se fut collé soigneusement deux énormes sourcils, couleur de charbon, Fred Lovely avait disparu. À sa place, un visage d’hidalgo souriait à son image maquillée.

— C’est à s’y tromper ! admira Haïm-Baba. Et on s’y trompera certainement, quand vous aurez revêtu la redingote grise, complétée par les guêtres blanches et le chapeau-miroir, qui viennent de conquérir les Parisiens.

— Voici les guêtres !… Et la redingote !… Et le chapeau ! répliqua triomphalement Fred, en se parant, avec la rapidité d’un Frégoli, des accessoires annoncés.

Haïm battit des mains.

— Le Président en chair et en os !… Le Président sortant de mes mains et prêt à décocher ses œillades conquérantes !… Vive le Président ! lança-t-il, emballé à son tour.

Une sonnerie interrompit ces manifestations enthousiastes.

— Vous permettez ? On me réclame, expliqua le masseur, en s’éclipsant.

Laissé à lui-même, Fred Lovely en profita pour s’accorder un supplément d’admiration, se promenant devant les glaces et saluant, avec les gestes et les jeux de physionomie qu’aurait eus le vrai président.

— Cela ira, constata-t-il. J’ai assez étudié la photographie de Santos Mirador pour être à même de proclamer la perfection de la ressemblance. Il pourrait s’y tromper lui-même, si le hasard nous mettait en présence…

Comme il prononçait ces paroles, la porte du laboratoire fut rouverte et Haïm, bouleversé, se précipita.

— Vite ! Cachez-vous… Filez… Disparaissez ! intima-t-il. « Il » arrive… « Il » va entrer… Vous n’avez pas le temps de vous démaquiller. Il faut disparaître… Que penserait-« il », s’« il » vous apercevait ?

— Qui ?… Mais qui donc ? bredouillait Fred, en se laissant entraîner vers une porte.

— Le Président Mirador !

Et d’un suprême effort, Haïm rejeta l’acteur, ahuri, dans une pièce voisine, dont il referma la porte sur lui.

Au même instant, une autre porte s’ouvrait et un homme, semblable en tous points à celui qui venait d’être expulsé, pénétra dans le laboratoire.

II

UNE ALERTE

Sur le fauteuil que venait de quitter Fred Lovely, devant la même glace qui, l’instant d’avant, reflétait son visage si extraordinairement transformé, le Président Santos Mirador s’assit, après avoir abandonné son brillant haute-forme entre les mains respectueuses du secrétaire intime, qui l’escortait.

Rouge encore de l’émotion éprouvée, Haïm-Baba achevait de se remettre, en repoussant discrètement sous la table la chaise sur laquelle demeurait la valise ouverte de Fred Lovely.

— Nous continuons le traitement, Excellence ? bégaya-t-il. Est-ce que quelque chose a cloché ?

— Que non pas ! proclama Santos Mirador, d’une voix sonore. Vous êtes un grand artiste, Haïm. Et je me sens, grâce à vous, le visage d’un jeune homme. Seulement, il faudra pouvoir entretenir cette œuvre d’art, quand je serai de retour dans l’État de Los Diables. Ce sera la tâche de mon secrétaire intime, Pedrille Cristoval, que je vous présente.

Le masseur s’inclina devant un personnage discret et presque effarouché, dont la principale préoccupation paraissait être de toujours se placer dans l’ombre du président.

Né pour servir un maître, avec exactitude et dévouement, le secrétaire Pédrille possédait le physique de l’emploi. Il était d’un format peu encombrant, ayant un buste étroit et maigre, le long duquel se collaient deux bras interminables, capables d’atteindre, en se déployant, les objets les plus éloignés, que pouvait réclamer Santos.

Réunies, ses jambes tenaient une place insignifiante. Ouvertes, elles réalisaient des enjambées étonnantes et emportaient leur propriétaire à une allure de record. Une paire de lunettes d’écaille chevauchait le nez inquiet. Deux yeux en éveil partageaient leur attention entre le président et ceux qui l’approchaient. Une bouche avare de paroles, dont les lèvres minces ne s’ouvraient que pour des réponses précises et laconiques, presque chuchotées, soulignait la pointe du nez allongé et rejoignait deux vastes oreilles, avides d’engloutir les moindres mots prononcés aux alentours.

Aujourd’hui, ce secrétaire intime venait apprendre à masser.

Docilement, il s’appliqua à graver dans sa mémoire les indications de Haïm.

— D’abord les tissus… Vous pressez en tous sens et dans toute leur épaisseur… Puis la peau… Pétrissage à coups menus et pressés, du centre à la périphérie… La pratique régulière de ce massage plastique empêche les rides de se former.

Haïm-Baba disait cela par pure politesse. Dans le cas de Santos Mirador, il s’agissait bien plutôt de faire disparaître ou tout au moins d’atténuer celles qui existaient déjà. La partie importante était le savant maquillage, qui sauvegardait les illusions du vieux beau. Attentif et imperturbable, Pédrille se laissa initier aux secrets de l’opération.

Celle-ci comportait des repos, qu’emplissaient le bavardage de Santos, épanoui et familier.

— Voyez, Haïm, disait-il en promenant son doigt sur l’emplacement d’un sillon trop apparent, que le masseur venait de combler. Ceci est la trace des fatigues et des soucis du pouvoir. C’est ma santé et ce qui me reste de jeunesse que je sacrifie à mon pays… Et pour quel remerciement ? Mes adversaires m’abreuvent de calomnies, me traînent dans la boue et excitent contre moi les injustes fureurs de la multitude. Les agréments du pouvoir, Haïm !… Ah ! qu’on est donc bien dans « votre » Paris ! Comme on y respire à l’aise ! Et comme j’y finirais mes jours, si je ne m’étais aussi sottement attaché à la chose publique !

Du bout de ses doigts prestes, humectés d’une onctueuse lotion, Haïm s’efforçait d’assouplir les rudes sourcils.

— Votre excellence est si sympathique ! roucoula-t-il. Ce n’est pas étonnant que sa popularité soit si grande, ici.

— Mon bon ami, ils en deviennent indiscrets, confia le président d’un air faussement consterné. Je ne puis plus faire un pas sans être reconnu et acclamé. Ils attendent devant mon hôtel et ils courent derrière mon auto. Et partout où celle-ci stationne, un rassemblement se forme. Vos gardiens de la paix finiront par me maudire… Tenez, je parie qu’en ce moment, il y a cent badauds devant la porte de votre Institut. N’y a-t-il pas, Pédrille ?

— Il y a, répliqua complaisamment le secrétaire, en s’approchant d’une des fenêtres, pour vérifier l’exactitude de sa réponse.

Par l’effet du hasard, il se trouva que Santos Mirador, naturellement emporté à l’emphase et à l’exagération, n’avait point surévalué la badauderie parisienne. La rue était noire de monde et cette foule s’augmentait, d’instant en instant, de tous ceux qui passaient et qui se trouvaient mis au courant de la présence du chef de l’État de Los Diables à l’intérieur de l’Institut.

— Ils sont pour l’instant bien sages, renseigna Pédrille. À San-Piquillo, votre capitale, ceux qui attendraient ainsi pousseraient des cris de mort et menaceraient de briser les portes pour obliger Son Excellence à sortir plus vite.

— À San-Piquillo, on nous hait autant qu’on nous aime ! prononça théâtralement Santos Mirador.

— Ici, ils se contentent de regarder l’automobile et de lever le nez vers les fenêtres, compléta le secrétaire intime. Quelques-uns plaisantent le chauffeur. Ils n’ont pas le sang bouillant comme chez nous. Ils ont de bons visages, bien sages…

À ce moment, Pédrille, dont le regard, penché vers la rue, devait parcourir les rangées de têtes, juxtaposées comme les pastèques d’un marché méridional, sursauta violemment et poussa un cri.

— Qu’as-tu, homme, cria Santos, subissant par un réflexe nerveux le contrecoup de l’émotion du secrétaire.

Pédrille tourna vers lui une face livide et des yeux hagards. Tout son corps tremblait.

— « Ils sont là », bredouilla-t-il en espagnol. Je viens de reconnaître le sombre visage et les yeux étincelants de Pepe Guano, l’âme damnée de votre rival, l’ex-président Pampeluna. Et près de lui, il y a le rictus féroce de Machete, ce tigre assassin. Dieu vous garde, Président Santos. S’ils sont à Paris –, et précisément devant cet immeuble qui vous abrite en ce moment – c’est pour vous atteindre. Combien y a-t-il de bandits, dans cette foule que je prenais pour une paisible foule parisienne ? Vingt couteaux, autant de revolvers et davantage de bombes guettent votre sortie. Vous êtes un homme mort.

S’arrachant aux mains d’Haïm, interloqué, Santos Mirador se leva et donna le pénible spectacle d’un affolement oublieux de toute dignité.

— Cachez-moi !… Fermez les portes !… Envoyez prévenir la police ! clama-t-il, en se réfugiant dans l’angle le plus éloigné des fenêtres et en cherchant d’une main tremblante le bouton d’une porte.

Il avait parlé cette fois en français et la supplication impérieuse, qu’il criait d’une voix bégayante, s’adressait aussi bien à Haïm-Baba qu’au secrétaire Pédrille.

Le masseur crut donc pouvoir se risquer à interroger.

— Que se passe-t-il, Excellence ?

— Des révolutionnaires sont là ! répondit tumultueusement le président. Des révolutionnaires de mon pays… le sanguinaire Pepe Guano, le jaguar Machete et mille autres, sans doute, qui ont juré de m’exterminer. Téléphonez, ami bien cher ! Téléphonez au Préfet de Police et à l’Élysée afin qu’on me protège et que je puisse sortir sain et sauf, entouré de vos gardes si braves ! Téléphonez immédiatement, je vous en conjure. Et en attendant l’arrivée de la force armée, cachez-moi quelque part pour éviter que ces bandits n’envahissent l’immeuble ou ne jettent des bombes contre les fenêtres.

— Oh !… Ils n’oseraient pas, sans doute ! balbutia le masseur, gagné malgré tout par l’effroi trépidant qui agitait le président et le secrétaire.

— Ils oseraient tout ! clama frénétiquement Santos, éperdu au point de s’obstiner à vouloir tourner la poignée ornementale d’une fausse porte, placée là pour la symétrie.

— Tout ! gémit Pédrille, accroché au rideau de la fenêtre, de laquelle, héroïque sans s’en rendre compte, il persistait à surveiller les ennemis de son maître.

Partie de la rue et montant jusqu’aux fenêtres, dont elle fit trembler les vitres, une clameur fit flageoler le président Santos.

— Ils entrent ? râla-t-il.

Mais les cris de la foule couvrirent son balbutiement et, fondus en une seule voix, ces mots stupéfiants se distinguèrent nettement.

— « Vive le Président !… Vive Santos Mirador !… »

— Oh !…

Bille de bilboquet virant sur l’emmanchure du long cou maigre, la tête du secrétaire Pédrille oscilla pendant quelques secondes entre le spectacle de la rue et celui que pouvait lui offrir l’épouvante défaillante de Santos. Son visage exprimait la stupeur hagarde d’un homme dont les yeux contemplent une apparition surnaturelle, que ne saurait admettre sa raison. D’une voix, qui n’était plus qu’un souffle, il expliqua.

— Vous sortez… Vous les saluez… Ils vous acclament !

Et son geste, impliquant une renonciation totale à l’effort de comprendre, appelait auprès de lui le président, le conviait à venir à son tour constater le stupéfiant miracle ; la présence sur le trottoir de l’Institut, face à la foule qui l’acclamait, d’un homme qui, s’il n’était, comme il semblait l’être, le Président Santos, n’en constituait pas moins la plus vivante réplique.

Les yeux du vrai Santos Mirador s’ouvrirent démesurément, parurent vouloir jaillir des orbites : appuyé sur le fidèle Pédrille et sûr d’être là, séparé de la foule enthousiaste et des conspirateurs qui s’y perdaient, il s’apercevait lui-même, debout et souriant, envoyant à la foule enthousiasmée un large salut.

— Caramba ! jura, en se signant, le Président Santos, qui crut à un miracle.

III

LA MYSTIFICATION PROVIDENTIELLE

C’en était une – ou presque – résultant d’une de ces étonnantes séries de coïncidences que combine parfois le hasard.

Littéralement expulsé du laboratoire par l’affolement de Haïm-Baba, Fred Lovely n’avait plus qu’à se dépouiller de l’apparence empruntée et à quitter discrètement l’Institut, sauf à y revenir un prochain jour réclamer sa valise et une seconde leçon.

Mais en portant la main au rutilant chapeau, pour l’ôter, il se rappela tout à coup que ses propres vêtements, troqués contre ce déguisement, étalent demeurés dans le laboratoire de Haïm. Il pouvait se restituer le visage de Frédéric Demarcieux. Mais il devrait conserver la redingote grise du président.

— Diable ! Je vais être ridicule ! pensa-t-il, en faisant la grimace.

Il s’approcha d’une fenêtre et jeta machinalement un regard au dehors. Il découvrit alors la foule amassée sur les trottoirs.

— Si j’ouvrais la fenêtre pour faire acclamer Santos ?

Ce fut sa première idée, celle d’où jaillit la tentation tyrannique de risquer cette mystification, en même temps épreuve décisive.

— La voilà, l’occasion, la belle occasion de m’essayer dans le personnage et de m’assurer que je fais illusion !

Sans doute. Mais les vivats qui monteraient vers le faux Mirador, n’attireraient-ils pas le vrai à l’une des fenêtres de la pièce voisine ? Deux présidents aux fenêtres ! Deux Santos Mirador contemplés simultanément par une foule stupéfaite ! Quel ébahissement !

— Mauvais ! conclut Fred Lovely, riant dans la noire moustache du chef de l’État de Los Diables. Je n’aurai finalement réussi qu’à compromettre ce pauvre Haïm… Pourtant, la farce serait drôle !

Il n’y renonçait qu’à regret. Et l’inspiration lui vint. C’était simple. Il n’avait qu’à sortir tout bonnement, tel qu’il était, et à monter dans l’auto présidentielle. Avant que l’ovation populaire eût alerté le vrai Santos, il serait loin, libre d’abandonner, au premier coin de rue et sous un prétexte qu’il ne se donna pas la peine de chercher d’avance, la voiture officielle, puis d’escamoter son personnage.

— Allons-y ! dit-il, en assurant son couvre-chef et en composant sa physionomie.

Dans le vestibule, un petit chasseur flânait. Ayant d’abord jeté à Fred un regard indifférent, il s’émut de reconnaître en lui le personnage de marque, dont la présence révolutionnait la rue. Fred fut à la hauteur de son rôle. Il joua sans le moindre trac.

— L’auto ! réclama-t-il d’un ton rogue.

Le groom s’élança vers la porte, fonça sur le groupe de badauds qui avait envahi le trottoir, le traversa en jouant des coudes et héla le chauffeur de l’auto présidentielle, avec un sans façons, qui révélait une grande émotion, mais qu’eût assurément réprouvé le protocole.

— Hep !… Ohé !… V’là le Président !…

L’apparition du groom, surexcité, son agitation, ses aboiements enroués et enfin ces mots : « V’là le Président ! » produisirent sur la foule tout l’effet qu’en attendait Frédéric, arrêté au fond du vestibule. D’elle-même, cette foule se sépara, laissant un étroit couloir, qui allait de la porte de l’Institut à l’auto.

— Allons-y ! se répéta Frédéric, bombant d’instinct le torse et prenant une attitude théâtrale.

Et il fit deux pas en avant, qui le firent apparaître aux regards, d’abord majestueux, puis souriant, parce qu’une acclamation le saluait.

— Vive Santos Mirador !

Digne, mais épanoui, le sosie du président s’avança.

À sa vue, achevant une manœuvre commencée dès l’apparition du groom annonciateur, les deux conspirateurs, que le secrétaire Pédrille avait reconnus et nommés, se rapprochèrent brusquement, ouvrant la voie à un troisième comparse, qui se faufila derrière eux, inaperçu, tandis qu’ils jouaient des coudes et attiraient sur eux les protestations des voisins. Des altercations s’en suivirent, qui permirent à l’homme de se glisser au premier rang des curieux, au moment où Frédéric s’engageait entre la double haie.

Il était jeune – vingt ans à peine – et portait des vêtements de travail : pantalon de velours et veston de lustrine, qui flottaient un peu autour de son corps maigre. La casquette, enfoncée jusqu’aux oreilles, laissait dans l’ombre le maigre visage, aux yeux creux et fiévreux – un visage d’illuminé, éclairé par des yeux déments, le visage d’un de ces exaltés que les paroles et les idées grisent comme du mauvais alcool et qui deviennent indifféremment – selon les influences qui s’en emparent – des régicides ou des martyrs. Une foi farouche embrasait les yeux de celui-là. Il n’était plus qu’un regard embusqué, qui guettait le sosie du président.

Frédéric le reçut en plein visage, comme un reflet de soleil.

— Une sale bobine ! apprécia-t-il machinalement et sans cesser de sourire.

Ce n’était qu’une réflexion spontanée et sans lien avec la ligne générale de ses pensées. Pourtant, quand son regard croisa celui de l’homme, à la hauteur duquel il arrivait, il eut l’impression d’un choc.

Au même moment, le révolutionnaire bondit comme un jaguar, projetant dans la direction du cœur de Frédéric la lame d’un coutelas qu’il venait de tirer, tout ouvert de dessous son veston.

Les gestes et les sentiments devinrent trépidants. Il y eut la stupeur haletante et figée – une seconde – de la foule et le hurlement qui la déchira. À demi renversé, le buste tordu, la face convulsée par la douleur, un homme gémissait, maintenu par son vainqueur. Et le coutelas, vierge de sang, gisait sur le trottoir.

Une acclamation monta. On applaudissait la virtuosité et le sang-froid du faux-président qui, au vol, avait cueilli, d’une parade instinctive, le poignet meurtrier, brisé et désarmé par une torsion savante. Frédéric Demarcieux, sportif à ses heures, n’avait pas dédaigné de s’entraîner aux sports de défense. Aujourd’hui, la pratique du jiu-jitsu lui sauvait la vie.

Il n’eut pas à maintenir longtemps l’assassin vaincu. Impulsive comme toujours, la foule se ruait sur lui, l’arrachait à Frédéric et l’assommait de coups, en poussant des clameurs de mort.

Prudemment et profitant des mouvements de reflux et de flux, qu’avaient déterminés l’incident, Machete et Pepe Guano, les deux instigateurs de l’attentat, dépistés par Pédrille, avaient battu en retraite. Ils préféraient abandonner leur complice et déguerpir.

— Filons vite avant que Santos Mirador ne soit averti de ce qui vient de se passer, pensa Fred. Si l’on constate l’existence de deux présidents, les choses se gâteront.

S’il avait mieux connu l’état d’esprit du vrai Santos, il n’eût pas craint ce dénouement. Mais soucieux de se dérober à une confrontation qu’il estimait délicate, il prit le seul parti que commandait la situation et s’élança dans l’auto présidentielle.

Emporté par l’auto, Frédéric Demarcieux employa, alors, deux ou trois minutes à souffler, comme l’aurait fait un coureur, une fois franchie la ligne d’arrivée. Il se sentait déprimé comme on peut l’être après un trop violent effort. Sous le coup de fouet de l’incident, il avait agi, « physiquement agi », sans que son intelligence ni sa raison eussent inspiré ses actes, qui n’avaient été qu’une suite de réflexes.

Effaré un peu, surtout étourdi, il examina avec quelque stupeur l’extraordinaire situation dans laquelle il s’était mis. Où l’emportait l’auto ? Il lui fut assez aisé de le deviner. Le chauffeur n’avait sollicité aucun ordre. Donc, il ramenait le Président à son palace.

— Il n’y a qu’une solution, se dit énergiquement Fred.

Et saisissant le tuyau acoustique, il bredouilla sa propre adresse. Ce changement d’itinéraire fut reçu et exécuté sans la moindre surprise. Avec satisfaction, Fred triompha quand la voiture stoppa devant sa porte.

Une seconde fois, il parla dans le tuyau acoustique.

— Ne m’attendez pas. Rentrez à l’hôtel, articula-t-il en espagnol.

Et il descendit majestueusement, tournant son visage maquillé vers le chauffeur et confirmant l’ordre imprévu d’un geste, qui dut être jugé sans réplique.

Jubilant, il franchit la porte voisine de son domicile, entendit s’éloigner l’auto et fit délibérément demi-tour, au moment même où le concierge, curieux, sortait de sa loge.

— « Oune » erreur ! Jé mé suis trompé ! lui déclara-t-il aimablement, en regagnant la rue.

Il pensait.

— Toi, si on t’interroge, tu ne pourras affirmer qu’une chose : c’est que le monsieur, dont on te donnera le signalement, a bien pénétré ici, mais s’en est retourné aussitôt. Il s’agit maintenant de rentrer chez moi sans être aperçu.

Cinq minutes plus tard, en sûreté dans son appartement, il entonnait un chant d’allégresse.

— Finis les ennuis du pouvoir ! J’abdique !… Et on ne m’y reprendra plus !

Il ne devait pourtant pas ignorer certain proverbe, conseillant de ne jurer de rien…

IV

GRATITUDE

Du haut de leur fenêtre, Santos Mirador et le secrétaire Pédrille avaient assisté à l’attentat manqué et aux scènes qui l’avaient suivi. Également pâles, également effarés, ils demeuraient fascinés et ne se détournèrent du spectacle que quand l’auto eût emporté le sosie du président. Alors, Santos, tremblant comme une feuille, regarda Pédrille et bredouilla d’une voix sourde :

— Tu as vu ?… D’où sort-il, celui-là qui me ressemble… celui-là qui était moi ? Il a paru à la place où j’aurais été frappé et il a détourné le coup.

— Ainsi a-t-il fait, convint le taciturne secrétaire.

— C’est un prodige ! s’écria énergiquement Santos Mirador. Car, n’est-ce pas, ami cher, c’était une fantasmagorie… une apparition… un nuage… peut-être mon corps astral, transporté dans la rue par un pressentiment, et qui s’est un instant matérialisé pour me sauver ? Certains ne croient-ils pas que nous avons deux corps ?

Le secrétaire eut une moue sceptique. Il secoua la tête.

— Eussiez-vous douze corps, il ne s’en serait pas trouvé un pour agir comme nous avons vu, rectifia-t-il. Aucun d’eux ne serait allé au-devant du danger.

Santos le regarda d’un air mécontent.

— Alors ? demanda-t-il sèchement.

Pour toute réponse, le secrétaire regarda Haïm-Baba qui, discrètement – ou indiscrètement : en la circonstance, cela revenait au même – était venu, dès le début de la scène se placer près d’une autre fenêtre.

— Ici, homme ! appela le secrétaire, solennel comme un juge d’instruction. Répondez, homme. Vous avez vu, comme nous ?

— J’ai vu, reconnut Haïm, s’approchant d’un air gêné.

— Dites exactement ce que vous avez vu !

— J’ai vu le… le… celui qui était sur le trottoir et qu’on acclamait… Et j’ai vu aussi celui qui a voulu le tuer… Et j’ai vu comment il s’est défendu… et comment il est parti, balbutia le masseur.

Il ajouta, avec une visible consternation.

— Dans l’auto de Son Excellence !

— À qui ressemblait-il ? questionna sévèrement Pédrille.

Le masseur baissa instinctivement la tête.

— A… Son Excellence ! soupira-t-il.

Pédrille accueillit la réponse avec satisfaction. Mais Haïm conserva son attitude de chien qui s’attend à être battu avant peu.

— C’était bien ainsi, enregistra le secrétaire.

Et jetant à Santos un regard triomphant.

— Vous voyez bien que ce n’était pas une fantasmagorie et que votre double existe réellement.

— Réellement ? répéta Santos, en ouvrant des yeux énormes. Mais alors, qu’est-ce que cela veut dire ?…

— Nous le saurons bientôt, répliqua placidement Pédrille. La police aura tôt fait de découvrir la vérité.

Haïm-Baba passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Et brusquement, joignant les mains, il les tendit vers le Président.

— Peut-être vaut-il mieux que j’éclaire Votre Excellence, sans la laisser imaginer des choses inexactes.

Santos Mirador piétina.

— Que pouvez-vous savoir, homme ? gronda-t-il, en fronçant ses sourcils touffus.

— Le jeune homme n’a rien fait de mal ! hasarda le masseur effrayé.

Le mot, qui, pourtant ne s’appliquait qu’à Frédéric et non à l’apparence qu’il avait prise, flatta le Président. Il se radoucit.

— Dites qu’il m’a sauvé la vie ! proclama-t-il emphatiquement.

— Alors, reprit Haïm, rassuré, je puis révéler à Son Excellence les circonstances qui l’ont amené à se permettre la liberté grande de lui emprunter son apparence. C’est un acteur, Excellence… et aussi un fils de famille… Bref, un jeune homme très bien. Mais il va jouer la comédie, ce qu’on appelle une « revue ». Votre Excellence connaît cela ?

— Caramba ! si je connais ! s’exclama Santos, fervent amateur des spectacles de music-hall.

— Eh bien, poursuivit timidement le masseur, dans ces sortes de pièces, Votre Excellence le sait, les auteurs se permettent de mettre en scène des personnages célèbres dont leurs interprètes se font la tête.

— N’achevez pas. J’ai compris. Le jeune homme dont vous parlez devait se faire la mienne ?

— Il étudiait pour cela… et il était venu me demander des conseils, avoua le masseur, en baissant le chef. Comme la chose est courante et que personne ne songe à s’en fâcher, puisqu’elle est en quelque sorte une consécration parisienne, je n’ai pas cru mal faire… Et voilà que Son Excellence a failli le surprendre, tout grimé et habillé exactement comme elle-même. Sans doute, il n’aura pas su se démaquiller… Ou bien peut-être, il aura voulu s’amuser… Et tout cas, c’est lui qui est sorti comme vous l’avez vu et qui a été pris pour Son Excellence. Il ne faut pas lui en vouloir, ni m’en vouloir…

— Je n’y songe guère ! s’écria impétueusement Santos. C’est le Destin ! c’est la Providence qui ont voulu cela ! Soyez bénis tous deux. Brave jeune homme ! Digne jeune homme ! Il a magnifiquement joué son personnage ! Je n’aurais pas pu me mieux comporter.

— Ce soir, remarqua Haïm, la presse sera unanime à vanter la crânerie et le sang-froid de Votre Excellence.

— Oui ! dit Santos avec enthousiasme.

Il s’arrêta, rencontra le regard de son secrétaire et y lut la même idée qui venait de traverser son propre esprit.

— Mais à condition que ce jeune homme ne bavarde pas, soupira-t-il. Je pense que si la version réelle de cette aventure s’ébruitait, cela pourrait me mettre en posture gênante.

— Ridicule ! précisa Pédrille.

— Naturellement, Haïm se taira, reprit impérieusement Santos. Mais il importe avant tout de nous assurer du silence du jeune homme.

— Vous connaissez son nom ? demanda Pédrille.

— Il se nomme Fred Lovely. C’est un acteur connu…

— Il sera donc facile d’avoir son adresse, enregistra Pédrille à demi-voix.

— Tu l’iras chercher et tu me le ramèneras, décida Santos. Je veux le voir, le remercier… et lui parler.

— Je ferai diligence, promit Pédrille, en retournant jeter un coup d’œil par la fenêtre.

La foule s’était dispersée, ou avait suivi les agents qui transportaient au commissariat le révolutionnaire lynché et évanoui. Le faubourg Saint-Jacques avait repris son aspect habituel et nul ne stationnait plus devant l’Institut Callithérapique.

— C’est le moment de filer discrètement, conseilla le secrétaire. Haïm va nous procurer un taxi, dans lequel il nous embarquera lui-même, en nous évitant d’être aperçus. Pour tout le monde, vous êtes parti. Peut-être aurez-vous la chance que, de son côté, ce Fred Lovely ait pris quelques précautions pour n’être pas démasqué.

Aussi naturellement que l’abeille écoule son miel, Pédrille secrétait du dévouement. Une heure plus tard, il introduisait, dans le salon d’audience, Frédéric Demarcieux, tout de même un peu gêné, malgré les assurances aimables que lui avait prodiguées le secrétaire.