Couverture

Emmanuel Bove

DÉPART DANS LA NUIT

© Librorium Editions 2019

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1

Nous venions de passer douze jours entassés dans des wagons à bestiaux. Des journées entières s’étaient écoulées sans que le train bougeât. Puis, tout à coup, il s’emballait. Le vent nous glaçait alors. Une poudre grise tombait des parois, s’élevait du plancher, nous raclant la gorge, nous desséchant les narines. À un arrêt, nous avions obtenu l’autorisation de ramasser un peu de paille, mais c’était une paille morte qui, en quelques heures, s’était réduite en poussière. Mes camarades se serraient les uns contre les autres. Moi, je préférais avoir froid. Quand le train roulait à toute vitesse et que l’un de nous fumait, nous pensions tous à l’incendie possible.

Il faisait nuit quand nous arrivâmes au camp de Biberach. De la gare nous avions parcouru vingt-trois kilomètres à pied. Il fallait nous répartir à présent. Nous attendions, assis sur la terre gelée, que les formalités prissent fin. Les Allemands, malgré leur fameux esprit d’organisation, ne s’en sortaient pas. Nous changions à chaque instant de place. Tout se passait dans un ordre parfait. Mais nous restions, en attendant, toujours dehors.

Pelet se rasseyait chaque fois. Je m’étais accroché à lui dès le départ. Au moment de monter dans le train, on l’avait poussé d’un côté, moi d’un autre. Je l’avais suivi quand même. On avait essayé de me repousser à coups de pied, mais un remous s’était produit et j’avais pu me faufiler.

Qu’allait-il se passer maintenant ? Pelet ne bougeait pas. Il était recroquevillé sur lui-même comme un malheureux abandonné. Sa tête touchait presque ses genoux. Je le frappai dans le dos. Il se redressa, me regarda tristement. Je lui dis :

— Surtout reste à côté de moi.

Je ne le connaissais pas, mais j’avais peur qu’on ne nous séparât.

Depuis cinq mois et demi que j’étais prisonnier, je ne songeais qu’à m’évader. À aucun moment l’avenir ne m’avait inquiété, si confiant que j’étais dans mon esprit de décision. J’étais persuadé que je ne laisserais pas passer la véritable occasion. Mais je commençais à m’apercevoir, à force de reculer, que j’avais la tendance fâcheuse de ne considérer aucune des occasions qui se présentaient comme celle emplissant toutes les conditions de succès. Si je ne me corrigeais pas, je risquais dans un an, dans deux ans, d’attendre cette occasion idéale. Je fus alors très malheureux. Je comprenais qu’il fallait me décider. Mais il n’y a rien de pire justement que de se décider, non pas parce que les circonstances sont favorables, mais parce que l’on a trop attendu.

Mon état de santé était devenu si précaire que j’étais certain qu’on m’hospitaliserait. J’avais eu une pleurésie quelques années auparavant. Je ressentais toujours une douleur au côté, sans parler des troubles de l’appareil digestif consécutifs à cette pleurésie. Tous les médecins avaient été unanimes pour me recommander des ménagements. J’avais déjà été surpris que les médecins français ne m’eussent pas réformé. Mais ma surprise fut encore plus grande quand, après avoir enduré tant de privations et de mauvais traitements, le major du camp ne me trouva rien d’anormal. Je lui montrai des certificats. Il ne daigna même pas les lire. Des histoires sur la sauvagerie des Boches me revinrent à l’esprit. Je demandai une contre-visite qui ne fut pas plus heureuse. Je fis alors une réclamation écrite. Pendant que j’attendais la réponse, j’appris que de son côté mon père avait adressé une requête, avec d’autres certificats à l’appui, aux autorités allemandes pour demander ma libération. Cette démarche était bien ridicule. Mais on ne savait jamais. Et longtemps, je vécus avec ces espoirs si minces pour tout soutien.

J’essayai par d’autres moyens encore de faire prendre mon cas au sérieux, mais ce fut peine perdue. Si je voulais conserver le peu de santé qui me restait, il ne fallait pas m’obstiner dans une voie fausse, mais m’adapter aux circonstances et continuer à me soigner malgré les difficultés de la vie de camp.

Je connus alors des jours pénibles. Rien n’est plus démoralisant que d’être obligé d’exécuter des efforts physiques déjà fatigants pour des hommes en bonne santé alors qu’on n’est pas en possession de tous ses moyens. Au souci inhérent à ma situation de prisonnier s’ajoutaient ceux de me mieux nourrir, d’éviter les corvées, etc.

Mes camarades m’aidaient bien un peu, mais à la longue ils se lassèrent. J’envisageai d’abandonner la lutte, de me laisser aller, dussé-je retomber malade. L’instinct me fit très vite renoncer à ce projet. Le travail terminé, au lieu de bavarder des heures, de jouer aux cartes, je me faisais des tisanes. Je devais recourir à la ruse pour cacher les soins que je prenais, sans quoi l’on m’eût accusé d’être trop douillet.

Au début, ce fut assez facile. Nous étions relativement peu surveillés. Mais quand, progressivement, la discipline se fit plus sévère, il m’apparut que je ne pourrais pas continuer à mener cette double vie. Je fus pris de peur. Le moment où j’allais perdre la santé me semblait inévitable.

Le soir, les plus sombres pensées me traversaient l’esprit. Bien que, à mon grand étonnement, mon état au lieu de s’aggraver se fût amélioré, que mes troubles digestifs eussent disparu, mes insomnies également, que je pusse manger n’importe quelle cochonnerie sans être incommodé, une rechute me paraissait en fin de compte certaine. Et je me voyais, admis trop tardivement dans un hôpital pour qu’on pût enrayer le mal, soigné sommairement sans examen sérieux par des gens qui n’avaient vraiment aucune raison de vouloir me guérir, et finissant mes jours dans une salle quelconque d’hôpital à cause de la négligence et de l’indifférence générale, car vraiment un homme est bien peu de chose quand des millions de ses semblables sont en train de se battre !

Mais ces soucis que me donnait ma santé n’étaient rien à côté du sentiment de la menace qui pesait sur moi. Elle était en plus fort celle que j’avais déjà ressentie comme simple soldat dans l’armée française : la sensation qu’il pouvait m’arriver un malheur indirectement, du seul fait que j’appartenais à un groupement humain. Aussi passais-je mon temps à donner tout le temps des conseils, à calmer les excités, à m’introduire dans les complots. J’avais peur d’une rébellion, d’un mauvais coup fait à une sentinelle, d’une injustice telle qu’une mutinerie éclatât. Le fait de ne pouvoir partir, d’être co-responsable de tout ce qui pouvait arriver, d’être obligé de rester avec mes camarades en cas d’épidémie, de bombardements, de représailles, me causait un malaise permanent.

Bien qu’il me parlât peu, il était visible que c’était pour moi que Pelet avait le plus de sympathie ! Il me regardait souvent avec des yeux de femme, comme s’il existait entre lui et moi des liens absolument incompréhensibles pour nos compagnons. Il avait un physique assez ingrat : teint plombé, yeux cernés, mains humides, ossature qu’on sentait molle, dents dont l’émail tombait, laissant paraître des taches jaunes.

Parfois il me prenait par le bras, m’entraînait à l’écart pour me montrer les photographies de sa femme et de son fils, me lire des lettres. Il ne comprenait pas qu’au point de vue des Allemands, les ménages qui ne s’aimaient pas eussent les mêmes avantages que ceux qui s’aimaient. Parfois, je le surprenais assis dans un coin, comme si le monde ne voulait pas de lui. Si je m’approchais alors, il feignait de m’en vouloir autant qu’aux autres. Cette comédie m’agaçait un peu. Pour secouer tout cela, je lui disais que nous allions bientôt être libres, que j’étais en train de préparer l’évasion. Mais ces paroles provoquaient un effet contraire à celui que j’escomptais. On eût dit que je cherchais à l’entraîner dans une aventure périlleuse, sans tenir compte qu’il était moins apte que nous à se défendre, que du moment qu’il s’agissait de pauvres humanités comme la sienne, il importait peu qu’elles réussissent ou non. L’intérêt que je lui portais était peut-être sincère mais sans profondeur. Mais si je me taisais, il me regardait avec méfiance, comme si je le tenais à l’écart. À mesure que le temps passait, il devenait de plus en plus désagréable. Il avait l’air de nous rendre responsables de ses malheurs. Et sous le prétexte imaginaire que lui et moi nous étions liés de façon particulière, il me mettait presque en demeure de faire cesser cet état de choses.

2

Nous étions depuis six semaines au camp de Biberach, lorsqu’il se produisit un petit événement qui me fit beaucoup de peine. Une sorte de cabale s’était formée contre ce pauvre Pelet. Son air à la fois souffreteux et méprisant portait sur les nerfs. On se réunissait pour parler de lui, et cela sur un ton supérieur et apitoyé qui m’était profondément désagréable. On se moquait de sa manie de se considérer comme un chef de famille alors qu’il n’avait qu’un enfant. On racontait toutes sortes d’histoires sur son compte. Il était bien à plaindre, disait-on, mais enfin tout le monde avait ses peines, il n’y avait pas de raisons que les siennes seules comptassent.

Bisson était chargé de le prévenir que cela ne pouvait plus durer, que s’il ne voulait pas être meilleur camarade, on prendrait le parti de ne plus lui adresser la parole. J’observai alors qu’il fallait comprendre ce malheureux et être très indulgent car il souffrait.

« Et nous, est-ce que nous ne souffrons pas ? » me fit-on remarquer.

Je répondis que nous souffrions en effet, mais que nous étions mieux armés. Finalement, j’obtins qu’on le laissât tranquille.

La conséquence de mon intervention fut assez étrange. Quelques jours après, Pelet me prit brusquement à partie et m’accusa d’avoir cherché à lui nuire. J’étais cause de l’animosité qu’il sentait autour de lui. Je lui répondis que puisqu’il le prenait sur ce ton, je ne voulais plus avoir affaire à lui, que vraiment toutes ces histoires étaient trop mesquines, que j’avais trop de soucis pour le laisser en créer artificiellement de nouveaux.

Il se radoucit brusquement, me demanda pardon, me dit qu’il savait bien que ce n’était pas moi, mais que je devais comprendre combien il souffrait d’être séparé de sa femme et de son enfant. Je lui fis observer que sa situation n’était pas plus mauvaise que la nôtre. Il me répondit qu’il le savait bien, mais qu’elle était plus mauvaise quand même puisqu’il souffrait plus que nous.

À partir de ce jour, il prit l’habitude de venir me parler dès qu’il me voyait seul. On eût pu croire que nous avions des secrets. Il n’avait pourtant jamais rien à me dire. Cette façon d’afficher une intimité qui n’existait pas m’était désagréable. J’avais beau l’accueillir froidement, il ne se lassait pas. Quand on pouvait nous voir, il roulait les yeux et prenait des airs douloureux. Un jour il me dit qu’il avait reçu un plan de la région sud de l’Allemagne. Il était prêt à me le montrer, mais à la condition que je n’en parlasse à personne. Il me dit aussi qu’il avait entendu, la nuit, un bruit de train apporté par le vent. J’avais de plus en plus pitié de lui. Je me trouvais dans cette situation profondément pénible d’inspirer un sentiment à un homme détesté de tous. Parfois je le rabrouais. Mais, la plupart du temps, je le consolais. Il retrouverait tout ce qu’il avait perdu, sa femme, son enfant, et j’ajoutais, pour lui faire plaisir, son appartement. Malgré cela, il me disait souvent que, moi qui n’avais pas de famille, je ne pouvais pas le comprendre.

Baillencourt, qui était le seul à porter une plaque d’identité à son cou, devenait de plus en plus autoritaire. Cela ne lui réussissait pas mal. Il avait pris un réel ascendant sur certains de nos camarades, Jean et Marcel Bisson, Baumé, Billau, Pelet même. Un jour, il m’attira dans une encoignure et m’annonça que la date de notre évasion était fixée. Nous allions tenter la grande aventure (j’emploie sa propre expression) le samedi suivant, à trois heures du matin.

Je lui demandai pourquoi ce jour et pas un autre, pourquoi cette heure et pas une autre. Il me donna toutes sortes de raisons. « Et qui a décidé ça ? » demandai-je encore. Il me regarda avec étonnement. Il était un peu gêné de répondre : moi. Il se contenta de dire : « C’est décidé… c’est décidé… »

Dès que je fus seul, je réfléchis au plan qu’il m’avait exposé. Ce n’était qu’un plan. N’importe qui pouvait en fabriquer d’aussi ingénieux. La réalité était qu’avec ou sans plan, il fallait sortir du camp sans se faire tuer et parcourir ensuite plus de quatre cents kilomètres à travers l’Allemagne sans se faire prendre. Je cachai cependant mon manque de foi, craignant d’être laissé à l’écart. Je voulais être dans le coup. Je voulais avoir au moins la possibilité, à la dernière minute, d’estimer ce que j’avais à faire.

Le lendemain, Baillencourt me dit qu’il avait à me parler d’une chose très importante. Il avait toujours ce même air d’être le seul maître de la situation. Je fis effort pour ne pas laisser paraître ma mauvaise humeur.

« Je vous écoute », dis-je. « Non, non, pas maintenant, répondit-il. Venez me trouver vers huit heures. » Je lui demandai pourquoi il ne me disait pas tout de suite de quoi il s’agissait. Il prétendit que nous n’étions pas tranquilles.

À huit heures, je me rendis à son rendez-vous, ce qui n’était pas sans danger. Avec beaucoup de simagrées, il tira de son paquetage la carte d’Allemagne que Pelet m’avait montrée. « Je viens de la recevoir », dit-il stupidement.

À la lumière d’un briquet, il me montra le chemin que nous allions suivre, puis il m’expliqua longuement grâce à quelle astuce il avait réussi à se procurer tous les renseignements nécessaires à l’établissement de son plan. Je me contins pour ne pas être désagréable. Je trouvais ridicule de m’avoir dérangé pour si peu. Rien n’est plus dangereux que les gens qui veulent se donner de l’importance. Je voyais les fils de fer barbelés, les chemins de ronde, les sentinelles sur leurs estrades, les phares qu’elles promenaient sans arrêt autour du camp. Pendant ce temps, Baillencourt s’amusait avec un crayon à indiquer sur sa carte, à travers un pays qu’il ne connaissait pas, le chemin que nous devions suivre !

Une fois couché, je me dis que si je voulais vraiment m’évader, il fallait que je le fisse seul. Évidemment, ce n’était pas très gentil vis-à-vis de mes camarades. En même temps que je paraissais partager leurs espoirs et leurs déceptions, je songeais donc secrètement à les abandonner. Mais ils étaient si bêtes, si peu conscients des véritables difficultés, qu’en réalité je n’avais pas le choix.

L’idéal était bien de m’évader seul, sans grands risques, grâce à un moyen imprévu, à une méprise, à une substitution, ou à la faveur d’un emploi, d’une fonction que m’aurait valu ma connaissance de la langue allemande, ou même grâce à une amitié, à l’amitié d’un officier, d’un fonctionnaire, de quelqu’un de placé juste à l’endroit qu’il fallait. Je disparaissais du camp sans que personne s’en aperçût, comme dans l’armée à la suite d’une décision venue de haut, pour éviter la jalousie, les racontars, pour ne pas permettre à d’autres de dire : « pourquoi pas nous ? » pour ne donner à personne l’idée de m’imiter. Ce qui est possible pour un ne l’est plus si on est nombreux. On s’en apercevrait peut-être, mais quelle importance cela aurait-il, puisque la vie en continuant détourne l’attention de ce qui est passé ? Décidément, il valait mieux attendre.

Chaque soir, avant de m’endormir, je songeais à toutes ces éventualités. Avant tout, je devais m’arranger pour ne pas rester parmi mes camarades. Je me voyais hospitalisé grâce à la requête de mon père. Quand on est dans le malheur, on prête une importance extraordinaire à ce qui est fait pour nous en dehors de nous. Mille fois peut-être je m’étais représenté le directeur allemand de je ne sais quel service de santé lisant la requête de mon père. Mille fois je l’avais vu hésiter, poser le papier, réfléchir. Mille fois je m’étais mis à sa place. Avait-il beaucoup de cas de ce genre à trancher ? Portait-il à tous la même attention ? Ou bien, au contraire, était-il surpris, ému, par certains d’entre eux, par le mien notamment ? Avait-il un geste de générosité que rien ne motivait ? Tout était possible. Et cela me donnait du courage. Je me voyais transporté dans une ville. La vie changeait immédiatement. Je parlais à des gens d’intelligence plus large qui n’attachaient aucune importance au fait que j’étais prisonnier de guerre. Je réussissais à gagner des sympathies. Finalement, aidé par des gens qui eussent dû être des ennemis, je parvenais à regagner la France. Et sur cette vision heureuse, je m’endormais.

Le lendemain matin, quand je m’éveillais à la lueur d’une bougie et que j’apercevais la plupart de mes camarades déjà en train de s’habiller, je comprenais que je n’étais pas seul, qu’ils existaient aussi, et puisque ces événements heureux auxquels je rêvais ne pouvaient leur arriver, il n’y avait guère de raisons qu’ils m’arrivassent à moi. Je me disais alors que je devais agir immédiatement, que je ne pouvais plus attendre. Mais jamais les conditions n’avaient été justement si mauvaises. J’avais négligé tant de bonnes occasions et probablement tant d’autres allaient se présenter que ma subite décision avait quelque chose d’insensé.

Mes camarades devenaient de plus en plus nerveux. Roger, pourtant si maître de lui, avait des accès de colère à la moindre contrariété. Chaque fois que je voulais échanger un objet, je rencontrais des difficultés inouïes, même quand ce que je proposais était mille fois mieux que ce que je demandais.

Baillencourt cherchait continuellement à me mettre en contradiction avec moi-même.

Marcel Bisson m’était soudain devenu antipathique à la suite d’un incident ridicule. Je lui avais rendu une petite somme d’argent qu’il m’avait prêtée. Bêtement j’en conviens, je lui avais demandé peu après si je la lui avais bien rendue. Agacé, il m’avait répondu : « Non. »

Baumé continuait à me dire chaque fois qu’il me voyait : « Sprecht deutsch. » Il était persuadé que j’étais à moitié boche parce que je parlais l’allemand.

On commençait à se moquer de moi. Comme j’avais fait semblant de ne pas m’en apercevoir, on s’enhardissait de plus en plus. On trouvait que j’arrangeais trop bien mes petites affaires. Et, surtout, j’avais trop souvent besoin de quelque chose. Je demandais trop de petits services. J’avais le tort aussi de bouder quand on me les refusait. Je me fâchai même un jour contre un de mes camarades qui ne voulait pas me vendre une courroie dont il ne se servait pas. Roger me calma. Il me fit comprendre que je ne pouvais pas exiger qu’on me vende cette courroie. « Mais puisqu’elle ne lui sert à rien ! » m’écriai-je. « Elle est à lui », répondit Roger. Je me rendis compte alors que j’étais tout le temps sur le point ou de m’emporter ou d’être trop gentil. Allais-je continuer à en vouloir à ce camarade ou allais-je au contraire reconnaître mon tort ? Il était évident que les conséquences seraient absolument contraires. Il devenait inquiétant qu’à chaque instant de la journée je fusse ainsi à la merci de mon humeur.

3

Les préparatifs étaient terminés. Bisson avait même trouvé le moyen de se procurer une boussole, un peu désaimantée il est vrai, car parfois, l’aiguille demeurait immobile. Nous n’attendions plus rien. Dans ce vide précédant le départ, tous sentaient bien que le plus difficile restait à accomplir.

Un problème de solidarité vint heureusement nous occuper. Devions-nous ou non attendre qu’un certain Durutte, qui n’avait joué d’ailleurs qu’un rôle effacé dans l’organisation de l’évasion, fût guéri d’une blessure au pied ? Devions-nous retarder notre départ ? Devions-nous abandonner Durutte ?

Mes camarades furent tous d’avis de retarder le départ. Ils étaient superstitieux. S’élancer dans une pareille aventure sur une mauvaise action nous aurait porté malheur.

Baillencourt, lui, tenait à son horaire, à cette fameuse nuit la plus longue de l’année qu’il avait choisie. Mais il ne voulait pas non plus abandonner Durutte. Il décida alors que nous partirions de toute façon à la date fixée et que si notre camarade avait encore des difficultés à marcher, nous l’aiderions à tour de rôle.

Je trouvais ce qui se passait de plus en plus bizarre. J’étais inquiet. Je craignais qu’au dernier moment il n’y eût des défections. Je me demandai même si Durutte ne jouait pas la comédie. Je le laissai entendre à mes camarades. Ils parurent trouver que j’avais mauvais esprit.

Quelques jours avant l’évasion, Baillencourt me prit encore à part. Bien qu’il n’en fît jamais qu’à sa tête, il se donnait l’air de ne rien faire sans le consentement de tous. Il m’annonça qu’il avait changé l’heure du départ. Au lieu de partir à trois heures, nous partirions à minuit.

« Pourquoi ? » lui demandai-je, comme chaque fois qu’il m’annonçait quelque chose. Il me dit qu’il ne voulait pas de Pelet, qu’il le trouvait trop craintif. Il était capable de se mettre à crier au moment du danger. Il pouvait s’évanouir. Cela créerait de la confusion, etc. Comme personne n’osait prévenir Pelet que nous ne voulions pas de lui, il avait décidé d’avancer l’heure du départ. De cette façon, quand Pelet se présenterait au rendez-vous, nous serions déjà loin.

Cette machination me causa un profond malaise. J’observai qu’on ne pouvait pas agir ainsi. On s’embarrassait bien de Durutte. Pelet n’était peut-être pas très sympathique, il était peut-être froussard, mais enfin il était dans la même situation que nous. Si vraiment on ne voulait pas de lui, on n’avait qu’à le lui dire.

Baillencourt se fâcha. C’était lui qui avait tout organisé. Il avait des responsabilités que nous n’avions pas. Il ne voulait pas compromettre son œuvre au dernier moment. Si on parlait à Pelet, celui-ci était capable dans son dépit, de se venger, de nous dénoncer. S’il n’y avait eu que lui, Baillencourt, il eût couru le risque, mais il y avait les camarades, etc.

Se calmant soudain, il alla chercher Billau, Jean Bisson, Breton, Baumé. Nos pérégrinations depuis la déclaration de guerre n’avaient pas complètement bouleversé la liste des effectifs, si bien que, comme des cartes mal battues dont les as restent ensemble, nous étions cinq ou six dont le nom commençait par un B. À part Roger, ils prirent des airs de militaires qui ne peuvent sacrifier une armée pour un cas individuel, des airs de gens convaincus qu’on ne peut faire de grandes choses sans une certaine cruauté.

Tout cela à propos de Pelet me parut exagéré. Dans une affaire organisée de façon aussi puérile, et qui somme toute était très simple, je trouvais déplacées les apparences d’affaire d’État qu’on essayait de glisser. Ces conversations, ces décisions sans appel, ces sacrifices consentis d’avance à la réussite, avaient un côté artificiel. C’était celui-ci qui me faisait peur. Que se passerait-il au moment du véritable danger ? Le camarade éliminé n’aurait-il pas été justement le plus courageux ?

Le samedi, nous évitâmes de nous parler. Nous affectâmes, chacun dans notre sphère, d’être distraits par des occupations personnelles. Après la soupe du soir, nous fîmes le geste convenu, qui signifiait que tout était entendu. Je fis également ce geste, mais je ne pouvais m’empêcher de penser à l’imprudence de ce manège. Si on nous surveillait, comme notre conduite semblait le laisser supposer, nous ne pouvions mieux dévoiler nos intentions. J’avais bien essayé au début de faire toucher la réalité à mes camarades. Mais j’en avais été pour mes frais. Ils étaient incapables de concevoir une évasion sans mystère ni romanesque.

Je me couchai tout habillé. Je n’étais toujours pas certain que j’irais au rendez-vous. Alors que tous mes camarades ne craignaient qu’une trahison ou une dénonciation, ou que le manque de préparatifs, moi, le seul, je craignais les sentinelles. Je voyais le danger. Ils ne le voyaient pas. Je pouvais le dire, le crier, personne ne m’écoutait.

À minuit, brusquement, alors que jusqu’au dernier moment j’avais cru que je ne partirais pas, je me levai. L’attente passée, lorsque le danger est là, nous éprouvons un immense soulagement à l’affronter. J’allais être libre dans un instant. Je ne pensai plus à rien. D’un côté la liberté, de l’autre la misère physique et morale. Comment, dans ces conditions, douter de la réussite ?

Je me rendis au rendez-vous derrière les feuillées. Il faisait nuit. Nous avancions les mains en avant, feignant de nous toucher à cause de l’obscurité, mais en réalité pour nous donner du courage. Quand nous arrivâmes derrière la dernière baraque, nous nous arrêtâmes devant les barbelés, soudain frappés par la gravité de notre entreprise. Quelque avancés que nous fussions dans l’exécution de notre plan, nous pouvions encore faire marche arrière. L’événement inattendu, imprévisible, qui ferait naître en nous l’initiative et le sentiment du danger, qui nous ferait agir comme des hommes dont la vie est en jeu, ne s’était pas encore produit.