Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

LA GUÉRISON DES MALADIES

©Librorium Editions 2018

CHAPITRE PREMIER

I

Tout près de la maison, il y avait le lac ; pourtant on ne voyait pas le lac de la maison : à peine si on apercevait le ciel, en se penchant par la fenêtre.

C’est ces vieilles petites villes du vignoble, qui sont assises entre la pente du mont et l’eau, et la place leur est avarement mesurée, parce que la terre a trop de valeur.

Une tête de Vierge sculptée dans la pierre se voyait encore au-dessus de la porte d’entrée ; c’était au second étage. Et, au-dessus de ce second étage, il n’y avait plus que le grenier plein seulement de courants d’air, plein seulement aussi d’un bruit de noix roulées, quand les souris, la nuit, sortaient de leur trou.

Deux petites chambres sous le grenier, voilà, sous le vent et les souris, deux petites chambres, et c’est tout. Il y a qu’on ne connaît pas le soleil, parce qu’on est pauvre. La pièce qui vient, c’est un franc ; la suivante, c’est un franc. Et sitôt parties que venues. L’argent chez nous est comme les gouttes de pluie qui tombent sur la terre sèche. On peut même dire qu’il est souvent bu au sens le plus immédiat du mot, et on sait assez que boire, en ce sens, est un métier contradictoire aux autres ; c’est plus qu’un métier, à vrai dire, c’est une vocation, une carrière, et Grin avait dû finir par choisir. Il y a ceux qui se contentent de ce qu’ils ont, et il y a ceux pour qui ce qu’ils ont ne compte plus sitôt qu’ils l’ont : grand départagement des hommes. Lui, allait chercher dans le vin, parce que c’est là qu’on a le plus de chances de trouver. Malheureusement, on n’est pas toujours compris. Il y a votre femme, il y a votre propriétaire, il y a vos voisins, il y a ceux qui, eux, n’ont jamais cherché ; ceux-ci disaient de Grin : « Dommage, c’était un bon travailleur. » Et eux calculent et ont des livres de comptes et supputent ce qu’ils possèdent ; mais, pendant qu’ils sont occupés à leurs alignements de chiffres, moi, je chante, laissant même ma chanson être emportée tout de suite par le vent, comme aujourd’hui, parce que, pour une qui m’est prise, combien d’autres qui viendront ?

Il était gai, en effet, ce jour-là, comme il rentrait chez lui vers les trois heures.

Un ciel bas de mars, et du vent. Il n’allait pas très droit et il faisait beaucoup de bruit ; c’est cette chanson qu’il chantait. Notre bonheur est incomplet quand on est seul à être heureux. J’ai à porter témoignage devant mes frères et mes sœurs par le cœur. On ne sait pas s’il fut entendu ; il ne s’en occupait guère, il continuait de chanter. Il arriva devant sa porte, il tira à la petite Vierge un coup de chapeau. Et un dernier bout de chanson aussi pour elle (levant le bras, et avec un nouveau salut), puis il se tut, mais il le fallait bien.

Commençait, en effet, l’entreprise de l’escalier, qui n’était pas une petite entreprise. Et il s’y absorba, silencieusement (rien d’autre longtemps dans l’obscurité que son souffle, un peu court quand même), dure entreprise, comme on voit, occasion pourtant d’un nouveau plaisir, parce que chaque marche qui venait était comme une personne à laquelle il adressait un discours : « Ah ! c’est toi, eh bien, viens-y ! » et, en effet, elles y venaient l’une après l’autre, bien qu’assez lentement.

Loin de se plaindre qu’il y en eût trop, il aurait aimé qu’il y en eût dix fois davantage, et plus mauvaises encore qu’elles n’étaient, plus branlantes, plus usées ; des marches pour toute la vie et on monterait au ciel. Il se mit à rire tout haut. À ce moment, il connut qu’il devait être arrivé au premier étage : son pied qu’il levait ne rencontra rien.

Bravo ! un étage de fait. Il riait de nouveau. Grin, Jules, fils de Louis, quarante-huit ans, vigneron. Il recommençait : « Un étage de fait, il n’en reste plus qu’un ! » Puis : « Tant pis ! »

Et il repartit avec plus d’ardeur ; même il tendit la jambe avec tant d’élan, qu’il se cogna durement l’os au tranchant d’un des degrés. À mesure qu’il montait, il s’élevait dans son estime. C’est ainsi que, quand il arriva au second palier, il atteignait à un sommet. Et il y avait tant d’autorité en lui qu’au lieu d’entrer tout droit ou de heurter, il donna un coup de pied dans la porte.

Mais là reparut le malentendu, parce qu’il y avait sa femme. Ce fut elle qui vint lui ouvrir. On a beau être dans le bonheur, il y en a toujours qui n’admettent pas qu’on y soit. On a beau être à une telle hauteur que ce qui est au-dessous de vous en soit presque supprimé, elle, elle se haussait sur sa supériorité à elle comme sur un tabouret et se croyait au-dessus de vous. Elle pinça le nez, elle a creusé ses joues. Heureusement qu’il avait de la force à revendre, et qu’il ne se laissait pas arrêter pour si peu. Une dernière marche d’escalier, voilà tout ce que c’était, et déjà montée. Il s’était remis à rire, même il rit plus fort que jamais :

— Femme, te voilà…

Et, tendant les bras :

— Femme pour la vie !…

Il prit son élan, elle s’était écartée ; il traversa sans le vouloir toute la cuisine, une bonne moitié de la chambre qui venait ensuite ; et il l’eût traversée, elle aussi, tout entière, si la table ne l’avait arrêté.

Alors il ne sut plus très bien ce qui arrivait ; les murs s’étaient mis à tourner en rond, comme quand on est sur un cheval de bois, et il y a une musique. Il fallut qu’il bût d’abord une bonne tasse d’air. Mais alors il connut aussi qu’il avait un poids, une base, une épaisseur, des dimensions.

Il connut qu’il faisait gris ; il connut qu’il était penché en avant, qu’il se tenait des deux mains à la table.

Finie la belle lumière du dedans, à cause du jour du dehors qui recommençait à entrer, et ce qu’il y avait aussi dans l’encadrement de la fenêtre, c’étaient d’étroits tristes petits jardins entre des murs, avec des arbres comme des balais.

Il ne renonçait pourtant pas. Il y a ces choses, mais il y a moi. Déjà il se redressait. « On ne m’empêchera pas de chanter. » Et, en effet, tendant le bras :

 

On invitera cent personnes,

Toutes les filles du quartier,

Le patron aussi, la patronne,

Et ces messieurs les officiers…

 

Ça allait mieux qu’il n’aurait cru, quand même il chantait un peu faux, mais il n’y a pas que la qualité et la quantité y était : il poussa encore sa voix :

 

Il y aura la fille à Jacques,

La fille à Paul, la fille à Jean,

Et Frédéric qui…

 

— Va te coucher !

— … Et Frédéric qui est sergent

— Tu entends ce que je te dis ?

— … Qui… qui est sergent.

Et Luc

Mais il fut interrompu cette fois tout net, à cause d’une main qui s’était posée sur sa bouche.

Dommage quand on était tout en haut de soi-même, dommage quand on était dans le bonheur, seulement elles sont jalouses de vous. « Femme, monte avec moi !… » Elles ne veulent pas, elles aiment mieux rester où elles sont. Et, si on était seul, on pourrait encore remonter, mais elles vous en empêchent. Celle-ci se mit à pendre à lui, si on peut dire, comme une pierre à un cerf-volant. Il regarda s’il ne verrait plus le petit oiseau sur la fenêtre, le petit oiseau s’était envolé. C’était une mésange, à cause des couennes de lard.

Il se tourna alors vers sa femme, elle s’était remise à frotter le plancher :

— Qu’est-ce que tu fais là ? Moi je chante parce que c’est beau, toi, tu viens et tu m’empêches. Eh bien, je dis que, pour l’ouvrage que tu fais, mieux vaudrait me laisser chanter.

Elle ne répondait rien.

— Entends-tu ?

Il élevait la voix :

— Entends-tu ou non ? Je te demande si tu entends ou non, parce que je te parle. Quand je parle, je veux qu’on m’écoute, parce que je dis la vérité…

Elle se redressait avec peine ; pas un moment de répit du matin au soir. Les ménages des pauvres sont encore plus difficiles à tenir au propre que les autres ; tout y est tellement usé qu’on n’ose y toucher qu’à peine. Quand elle tirait la commode, les pieds de la commode restaient en chemin. Ces taches noires au plafond, quand on cherchait à les enlever, le plafond venait avec. Néanmoins elle s’obstinait, elle se tuait de fatigue. Alors voilà comment elle en était récompensée.

Justement au moment qu’elle se redressait, au moment justement de sa grande douleur (lui tournant encore le dos) ; mais il y a des bornes à tout ; et, se tournant vers lui :

— Tais-toi !

Elle reprit :

— Va te coucher !

Il n’avait entendu que le commencement de la phrase, tout de suite il leva la main.

— Me taire !

Il dit encore :

— Pour ce à quoi tu es utile, mais tu crois que tu mènes tout. Égoïste que tu es ! As-tu seulement voulu lire ce qui est écrit dans les cœurs ?

Et il continuait de tenir la main levée, pourtant elle ne recula pas.

Il la vit s’approcher de lui dans l’instant même qu’elle aurait dû faire le contraire ; elle le bravait ; alors :

— Sauve-toi, ou bien…

Il se mit à compter : « Un… deux… trois… »

À « trois » une chaise tomba.

— Tu oses, cria-t-elle, tu n’as pas honte ?

Une autre chaise tombe.

C’est une scène de ménage comme toutes les scènes de ménage. La seule différence qu’il y eut fut qu’elle dura beaucoup moins longtemps qu’on n’aurait pensé.

Son bras qu’il tenait levé de nouveau, ce fut comme s’il cassait ; son bras fut comme une branche pas assez forte quand un grand vent souffle.

Il a regardé autour de lui comme s’il cherchait un refuge : il s’est dirigé vers la porte qui menait dans la chambre où il avait son lit.

Il marchait maintenant sur la pointe des pieds, il pesa tout doucement sur le loquet, il se glissa tout doucement par l’ouverture de la porte, il la referma derrière lui ; – et c’est dans ce même moment qu’elle entra, qui avait encore sur le dos son sac d’école de petite fille, bien qu’elle allât sur ses seize ans.

Ce sac d’écolière recouvert de poils avec un losange de cuir rouge au milieu, c’est quelque chose qui prouve encore le peu d’argent dont on dispose ; il faisait rire les camarades de Marie. On avait dû rallonger, comme on avait pu, les courroies. Marie alla le pendre à son clou.

Mme Grin s’était remise à quatre pattes et continuait de frotter les traverses brunes en bois dur qu’il y avait dans le plancher de sapin. On se sert pour cela d’un caillou plat. La cire coûte trop cher et risquerait de déborder.

Et ce fut comme si rien ne s’était passé ; les chaises avaient été remises debout, un grand silence régnait de nouveau où on entendait seulement le bruit de râpe du caillou.

C’est ainsi que Marie a eu encore le temps d’aller changer de robe, de mettre un autre tablier : ensuite elle est venue. Elle a dit :

— Maman, je suis prête.

Elle était vilaine à voir. Son tablier lui tombait sur les pieds, lui montait jusqu’au menton. Il avait été taillé dans une pièce de coutil de couleur sale, ni noire, ni grise, ni bleue, une couleur entre ces trois couleurs. Dessous venaient de gros souliers sans forme. Et, au-dessus, venait une pauvre petite mine ingrate ; une couleur de teint comme celle du tablier ; quelque chose de terreux, d’osseux, des tempes creuses, des cheveux tirés en arrière ; les yeux seuls auraient pu être beaux s’ils l’avaient seulement osé, mais on sentait qu’ils n’osaient pas.

Mme Grin s’était tournée vers Marie, la main appliquée au creux de ses reins ; elle soupira. Puis elle demanda simplement :

— As-tu passé à la boulangerie ?

Marie baissa la tête, et à peine si on comprit :

— Ils disent qu’ils ne veulent plus, tant qu’on ne les aura pas payés.

Mme Grin s’y attendait, pourtant le coup fut dur. Mon Dieu ! c’est donc ainsi : où qu’on se tourne, tout est misère. À peine sortie d’une peine il faut qu’on entre dans une autre. Et, difficilement mise debout, voilà qu’elle s’affaissait de nouveau et ployait tout entière contre l’angle de la commode.

On a beau faire, il y a des moments où on ne peut plus. Il y a des moments où la machine même refuse. Il y eut un moment refus de la machine, qui le lui a crié par tous ses engrenages usés, ses rouages qui jouaient mal. Il y eut ce grand cri qui était : « À quoi bon ? » Est-ce qu’on n’a pas fait tout ce qu’on pouvait faire ? Alors, n’est-ce pas ? se laisser aller, être déjà un peu comme si on était morte, car on ne tient plus à la vie, et, au moins, on se reposerait, et on en aurait tellement besoin.

Seulement, sa nature n’était pas de consentir.

À peine eut-elle touché ce fond qu’elle donna un coup de talon comme le plongeur :

— Tu n’as pas su faire, dit-elle.

Et, avec de la dureté dans le regard et dans la voix :

— Je vais y aller moi-même. S’ils refusent, ils m’entendront…

Elle mit son chapeau, ses souliers ; puis, se tournant vers Marie :

— Toi, tu vas finir de frotter les traverses. Ensuite, si je ne suis pas rentrée, tu allumeras le feu. Verse dans le grand pot ce qui reste de lait dans le petit…

Elle fit un grand bruit en refermant la porte.

II

Il n’appela pas tout de suite, quand même il y avait un bon moment déjà qu’il était accoudé dans son lit. Il s’était couché tout habillé, étant de l’espèce de ceux qui ne se déshabillent plus, parce qu’ils ont fini par voir la vanité que c’est et l’embarras que c’est. Il avait gardé son gilet de chasse en laine brune tricotée, son gros pantalon de mi-laine ; il attendit patiemment, il laissa passer le temps qu’il fallut.

Il laissa passer le temps qu’il fallut, il ne cogna qu’ensuite à la paroi. Et, une fois qu’il eut cogné, il se laissa retomber sur le dos.

Il fit comme s’il dormait, il fermait les yeux. Quand Marie entra, il avait les yeux fermés. Elle pensa qu’il avait dû heurter le mur sans le vouloir, comme il arrive qu’on fasse quand on dort. Elle fit deux pas, s’est arrêtée, puis eut un mouvement comme si elle allait ressortir. Mais, à ce même moment, elle s’était tournée de nouveau du côté du lit, et ce qu’il y avait sur le lit fit qu’elle s’avançait quand même.

Sur ce lit, mon Dieu ! et c’est lui pourtant, mais est-ce possible ? Elle voyait la bosse ronde que faisait la barbe en broussaille ; plus bas, l’autre, pointue, de la pomme d’Adam dans le cou plissé, crevassé ; c’était ce beaucoup trop de peau pour le peu de cou qui restait, la couverture pleine de trous, le pauvre corps de rien qu’on devinait dessous ; et elle aurait voulu s’en aller, mais elle ne pouvait plus s’en aller. Il lui semblait qu’on la tirait en avant avec une corde.

Et maintenant se montrait le visage, alors ce fut comme s’il lui était dit : « Regarde ! » Elle regardait, et maintenant il lui était dit : « Voilà comment sont les mauvais maris et les mauvais pères ; ceux qui font le malheur de leur famille, ceux qui dépensent tout leur argent à boire, au lieu de le donner à leur femme et à leurs enfants ; regarde ces poches qu’il a sous les yeux, cette lèvre qui pend, ces petits bouquets de veines roses sur les joues » ; c’est cela qui lui était dit, et elle ne pouvait pas comprendre pourquoi elle ne s’en allait pas ; puis, tout à coup, elle a compris ; la même force qui l’empêchait de s’en aller la fit se pencher en avant.

Voilà ton ennemi, lui était-il dit, mais en même temps elle fondait toute ; ses genoux pliaient sous elle, son cœur gagnait par tout son corps ; il lui a fallu se pencher, il lui a fallu se pencher plus encore…

Grin avait ouvert les yeux, il a dit :

— Je savais bien.

Il semblait tout heureux, il se mit à sourire ; il reprit : « Il m’en faut encore un » ; il fermait de nouveau les yeux, pour mieux sentir. Mais ensuite elle devint toute rouge. Et lui, de son côté, sa voix changea brusquement, sa voix devint une grosse voix fâchée…

— Dépêche-toi de t’en aller…

Il se soulevait à demi :

— Tu entends… plus vite que ça…

À présent, il n’y a plus qu’à laisser venir le soir. En arrière de la ville est le mont planté de vignes ; il y eut d’abord sur le mont toutes ces étoiles tombées, à la suite de quoi seulement les vraies sont parues dans le ciel.

Ils furent étonnés, chez Décosterd, de le voir entrer, parce qu’il était déjà tard et que d’ordinaire, quand Grin vous quittait dans l’après-midi, il ne se montrait plus de la journée.

— Tiens, dirent-ils, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Il ne répondit pas ; on lui remplit son verre, son verre restait plein.

Il y avait là Bolomey, le loueur de bateaux, Julien et Frédéric Pidou, deux frères qui étaient pêcheurs ; il y avait Décosterd, le patron ; il y avait aussi le Parisien avec sa casquette et sa mèche.

— Allons, dit Frédéric Pidou, à ta santé quand même (et il leva son verre), et tu me la rendras. Ça te changera les idées.

Grin n’eut pas l’air d’entendre, et tous à présent se tournaient vers lui, mais il ne parut pas s’en apercevoir.

Ils furent maladroits, ils insistèrent. Ils furent un peu maladroits ; ils disaient :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Un autre :

— Est-ce parce que tu n’as plus soif ? ou bien si tu as des chagrins ?

Grin prit un air fâché, il se tenait sous la lampe de cuivre où une goutte de pétrole pendait :

— Des chagrins ! parlez pour vous !

Il se mit à les regarder un à un, successivement ; on le vit qui levait le doigt :

— Et puis tenez-vous tranquilles ! Le plus à plaindre, ce n’est pas moi.

Là-dessus, il y eut un court silence, il recommença :

— C’est que moi, voyez-vous, j’ai une lumière sur ma route.

On était assez habitué à lui entendre dire des choses qu’on ne comprenait pas très bien ; n’empêche que tous s’étaient détournés, et brusquement ils s’étaient tus.

Seul, le Parisien considérait Grin fixement.

Et Grin, l’ayant regardé, lui dernier, son regard s’arrêta sur lui, au lieu qu’il avait glissé sur les autres.

Il regardait le Parisien, le Parisien le regardait.

Ils se regardèrent ainsi un moment encore, puis Grin reprit la parole.

— Je vois, dit-il, tu as compris. Tu es le seul qui ait compris. C’est que tu es le plus malade.

CHAPITRE II

Le printemps a fini par venir ; c’était le soir.

Les messieurs de la ville sortaient de chez eux pour prendre l’air ; les uns s’installaient dans leur jardin, les autres sur le pas de leur porte ; d’autres encore, qui n’avaient ni maison à eux, ni jardin, et qui étaient trop paresseux pour aller se promener, poussaient simplement une chaise dans l’embrasure de la fenêtre ouverte.

Ils avaient fini leur journée ; leurs comptes étaient bouclés. C’est un temps de répit dont on aime à profiter pour se renseigner un peu sur ce qui se passe. Ils se mettaient chacun à son poste d’observation. Et, quand ils regardaient, ils voyaient que, dans les maisons voisines, tout le monde faisait comme eux, d’où ils tiraient plus d’assurance encore et un contentement nouveau.

Nous nous sentons les coudes, comme on dit ; l’ordre règne. Nous savons exactement à quoi il faut croire, ce qu’il faut penser. On est renseigné, n’est-ce pas ? jusqu’à connaître à un franc près ce que chaque contribuable paie annuellement d’impôts. Rien ne passe inaperçu, on se surveille les uns les autres. Tiens ! voilà Mme Barrelet qui a une robe neuve ; il faut croire que le commerce de son mari va bien.

Le soleil n’était pas couché encore, mais il était très bas à l’horizon. Au bout de la grande branche flexible du ciel, pend ce fruit qui s’est alourdi en mûrissant. Sur la croûte des toits, comme celle d’un pain trop cuit, la lumière vient de côté. Un petit air de beau temps souffle, qui fait se balancer, sur la place du Port, les filets des pêcheurs tendus entre leurs perches. Et là sont aussi des petites filles qui jouent avec leurs poupées, s’étant assises en rond sur le gazon pelé.

C’est l’autre côté de la vie, c’est-à-dire le joli côté. Un bateau à vapeur paraît. On voit très bien, du bateau, les vignes, posées l’une sur l’autre, comme des marches d’escaliers, monter ainsi jusqu’en plein ciel. Il y a, dans le bateau, des dames qui ne sont pas du pays ; elles se disent : « C’est donc un pays de vignoble » ; elles s’en étonnent. Et elles admirent longuement, dans cet abandon heureux où on est quand on n’a qu’à se laisser aller au cours tranquille d’un beau voyage, le mont, la petite ville, son port, toutes ces belles choses qui passent ; avec les grands ormes du quai penchés étrangement vers l’eau, comme un qui aurait soif et qui se pencherait pour boire.

Cependant les petites filles, ayant arraché des touffes de pissenlit, les hachaient à l’aide de cailloux tranchants : « C’est de la salade pour nos filles, qui ont besoin d’être purgées… Madeleine, voulez-vous un peu de salade… Vous n’en voulez point ? vous serez fouettée !… »

Madeleine fut fouettée. Une cloche sonna.

Il vous faut rentrer, mes petites. On a vu le ciel devenir rose, là où le soleil s’est couché. Plus haut que ce rose, il y a du vert ; les hirondelles, qui tournent encore au-dessus des ormes, sont au moment de regagner leurs nids.

Ces messieurs n’avaient pas quitté leurs places. M. Guicherat, le banquier, tenait compagnie à M. Bolle, le notaire. Tous deux fumaient des cigares à bout tourné (comme on dit chez nous), qui sont des cigares qui coûtent cher. Un petit filet de fumée bleue montait tout droit ; la cendre s’allongeait indéfiniment sans tomber.

— Et les Suez ?

— Elles ne vont pas fort.

Cette plaque de rose là-bas, entre les deux girouettes sur le toit de M. Glardon, a fondu peu à peu, sur ses bords, comme une gelée.

— Dites donc.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

M. Guicherat venait de tendre le bras ; c’était Mme Grin qui entrait à l’épicerie. Et M. Guicherat, avec un sourire :

— Heureusement que Duport est prudent !

M. Bolle se mit, lui aussi, à sourire ; on a entendu le bruit de la sonnette qui pendait à un fil de fer derrière la porte.

On entendit de nouveau le bruit de la sonnette.

— Qu’est-ce que je vous disais ? recommença M. Guicherat.

Et cette fois il riait tout haut, et pareillement le notaire.

Mme Grin était sortie très vite de la boutique, avait fait quelques pas très vite dans la rue ; tout à coup elle s’arrêta, ne sachant pas qu’on l’observait. Elle regarda un instant ses pieds comme quelqu’un qui réfléchit ; elle secoua la tête. Puis, levant lentement la main, elle s’en couvrit les yeux.

Juste s’il faisait assez clair pour qu’on pût distinguer, non pas son expression, ni le détail de sa personne, mais l’attitude qu’elle avait ; on la vit pencher tout entière et puis elle s’est laissée tomber contre le mur.

— Elle est à plaindre tout de même, dit alors M. Bolle, qui n’était pas un méchant homme ; son mari lui a pris tout ce qu’elle avait. Non seulement il ne l’entretient plus, mais elle doit l’entretenir. Et il y aurait bien quelque chose à dire, à ce sujet, des prescriptions de notre code…

Il fut interrompu :

— Permettez ! disait M. Guicherat. Il est rare, quand un ménage va mal, qu’un des conjoints ait tous les torts. Le mari boit, la femme y est toujours pour quelque chose. Et bien entendu qu’il a des droits, mais il a toutes les responsabilités…

— Cependant… répliquait M. Bolle.

Ils entamèrent une discussion.

La sonnette de l’épicerie sonna pour la troisième fois. On vit sortir Duport en compagnie d’une grosse dame qui portait un paquet de sucre, et, comme la boutique venait de s’éclairer (il n’y a qu’à tourner le commutateur, cette électricité est bien commode), leurs deux personnes se marquaient en noir, avec force, sur le vitrage.

— Il n’y a pas, il faut de l’ordre… il faut de l’ordre, disait Duport.

La grosse dame hocha la tête.

— Moi-même, voyez-vous, j’aurais une tendance à être un peu trop coulant, heureusement que ma femme me surveille, elle a l’esprit plus commerçant que moi… Elle me dit : « Émile, tu vas faire une bêtise ! » Je me suis toujours bien trouvé de l’avoir écoutée…

La grosse dame s’en alla. Mme Grin avait disparu.