Le Chant de l'amour triomphant

Ivan Sergeyevich Turgenev


Wage Du zu irren und zu träumen !

Schiller.

Voici, ce que j'ai lu dans un vieux manuscrit italien :

Chapitre 1

 

Vers le milieu du XVIe siècle, à l'époque où Ferrare s'épanouissait sous le sceptre de ses ducs, protecteurs magnifiques des arts et des poètes, il y avait dans cette cité deux jeunes gens : Fabius et Mucius. Unis par des liens étroits de parenté, de même âge, les deux jeunes hommes ne s'étaient presque jamais séparés : une amitié de cœur les avait attachés l'un à l'autre dès la première enfance, et la communauté de leur destin n'avait fait que resserrer ces nœuds.

Fabius et Mucius appartenaient à des familles de vieille souche ; ils étaient riches, libres et n'avaient point de femmes ; leurs goûts et leurs inclinations étaient sensiblement les mêmes. L'un était peintre et l'autre musicien. La vieille cité était fière d'avoir donné le jour à ces deux artistes qui passaient pour être la parure la plus précieuse de la cour et de la société.

Physiquement, ils ne se ressemblaient guère, mais étaient égaux par la beauté : Fabius était un peu plus grand que son ami, avait un teint de lait, des cheveux blond doré et des yeux bleus ; le teint de Mucius, au contraire, était basané et sa chevelure noire. Jamais il n'arrivait qu'une étincelle de joie illuminât le fond de ses yeux marron foncé, ou qu'un sourire errât sur ses lèvres, comme sur celles de Fabius. Ses sourcils épais descendaient bas sur ses paupières étroites, tandis que ceux de son ami, finement tissés d'or, s'arquaient délicatement sur son front, haut et pur. Mucius avait moins d'esprit dans la conversation, pourtant, les deux jeunes hommes plaisaient également aux gentes dames, qui croyaient voir en eux l'incarnation de la courtoisie et de la noblesse, vertus chevaleresques.

À la même époque, il y avait à Ferrare une jeune damoiselle du nom de Valéria. Elle passait pour être l'une des plus grandes beautés de la ville, encore qu'on ne la vît guère, car elle menait un genre de vie fort retiré et ne sortait de chez elle que pour se rendre à l'église, ou à la promenade, les jours de fête. Elle habitait avec sa mère, une veuve noble, mais peu fortunée, dont elle était l'unique enfant. Quiconque la croisait dans la rue, éprouvait aussitôt un sentiment d'involontaire surprise, due à sa beauté, et de tendre respect, inspiré par sa modestie : la jeune fille semblait ne pas se rendre compte du charme qui émanait de toute sa personne. Il y en avait, il est vrai, qui la trouvaient un peu pâle ; le regard de ses yeux, presque toujours baissé, avait quelque chose de timide, voire d'effarouché ; ses lèvres souriaient peu et à peine, rares enfin étaient ceux qui pouvaient se vanter d'avoir entendu le son de sa voix. Pourtant, le bruit courait qu'elle était remarquable et que le matin de bonne heure, quand toute la cité sommeillait encore, la jeune fille chantait volontiers, enfermée dans sa chambre, quelque vieille chanson et s'accompagnait elle-même sur un luth. Malgré la pâleur de son teint, Valéria avait une santé florissante, et les vieilles gens ne pouvaient s'empêcher de se dire, en la regardant :

« Bienheureux le jeune homme qui fera éclore cette fleur ravissante et vierge, encore enveloppée dans ses sépales ! »

Chapitre 2