Couverture

A. E. W. Mason

LE TRÉSOR DE LA VILLA ROSE

© 2020 Librorium Editions

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PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
UN ÉCLAIR D’ÉTÉ

Il y a quelque vingt-cinq ans, M. Ricardo ne laissait jamais approcher la deuxième quinzaine d’août sans quitter Londres pour Aix-les-Bains, en Savoie. Il passait là cinq ou six semaines agréables, faisait le matin un simulacre de cure thermale, se promenait l’après-midi dans son auto, et dînait le soir au cercle, avant d’aller à la villa des Fleurs s’asseoir pour une heure ou deux à la table de baccara. Existence toute unie et certainement enviable. Du moins est-il certain que ses amis la lui enviaient. En dépit de quoi ils riaient de lui, et non pas, hélas ! sans quelque justice. Car M. Ricardo montrait en toutes choses une tendance à l’exagération. Il était, si l’on peut dire, construit au comparatif. Tout, dans sa vie, témoignait d’un excès d’application, depuis le soin qu’il apportait à ses nœuds de cravate jusqu’à l’élégance féminine des petits dîners qu’il offrait. Il touchait à la cinquantaine et il était veuf ; ce qu’il appréciait fort, car il échappait ainsi, tout ensemble, aux inconvénients du mariage et aux justes reproches qu’encourt le célibat. Enfin, il était riche, ayant gagné dans la Cité une fortune que de bons placements garantissaient contre les coups du sort.

Dix années de loisir n’avaient pourtant pas effacé chez lui toute apparence de l’homme d’affaires. S’il flânait de janvier à décembre, il gardait dans sa flânerie l’air d’un financier en vacances ; et quand il visitait, ce qui lui arrivait fréquemment, un atelier de peintre, on eût douté s’il y était conduit par l’amour de l’art ou par l’espoir d’un marché avantageux. Nous avons parlé de ses amis : il siérait plutôt de dire ses relations. Car le fait qu’il en eût beaucoup n’empêchait pas qu’il s’en tînt à l’écart. Il recherchait la compagnie des artistes, qui appréciaient chez lui l’ambition de devenir un amateur éclairé ; et il y gagnait, auprès des hommes d’affaires plus jeunes qui n’avaient pas appris à le connaître, l’irrespect que l’on voue au dilettante. Son chagrin, s’il en avait un, était de n’avoir pas découvert le grand homme qui, en retour de faveurs positives, consentît à graver son nom sur l’airain. Il était un Mécène sans Horace, un comte de Southampton sans Shakespeare. En bref, Aix-les-Bains était, à la saison, le lieu même qui semblait fait pour lui ; jamais il n’eût imaginé qu’il y dût être roulé d’émotions en émotions et de surprises en secousses. Tout y flattait ses goûts : la beauté de la petite ville, ses foules aimables et bien habillées, le charme d’une existence couleur de rose. Mais ce qui l’y attirait surtout, c’était la villa des Fleurs. Non pas qu’il y jouât jamais plus d’un louis, ni qu’il s’y contentât de regarder jouer les autres : il avait le plus souvent dans la poche un ou deux billets de banque au service de ceux que la chance trahissait. Mais sa curiosité, son dilettantisme se plaisait au spectacle de la bataille que se livraient là, tous les soirs, la simple nature et la bonne éducation. C’était pour lui, une chose extraordinaire que la bonne éducation prévalût si constamment sur la nature.

Il y avait néanmoins des exceptions, et il y en eut un exemple, cette année-là, dès sa première visite à la villa des Fleurs le soir de son arrivée. Trouvant trop chaude l’atmosphère des salles de jeu, il avait cherché refuge dans le petit jardin en demi-cercle, situé derrière la villa. Il y était depuis une demi-heure, sous un ciel criblé d’étoiles, regardant les gens aller et venir dans la clarté des lampes électriques, appréciant en connaisseur les robes et les joyaux des dames, quand un éclair de vie déchira soudain la nuit calme : une jeune fille moulée dans une robe de satin blanc s’élançait de la villa et se jetait sur un banc. Elle ne pouvait, au jugement de M. Ricardo, avoir dépassé la vingtième année. Elle était dans tous les cas, très jeune, ainsi que le prouvait sa sveltesse souple. De surcroît, M. Ricardo lui avait entrevu la figure au moment où elle était apparue dans le jardin, et cette figure était aussi fraîche que jolie. Mais il ne la voyait plus maintenant. Car un grand chapeau de satin noir, dont les larges bords laissaient retomber en arrière deux plumes d’autruche, lui faisait un masque de son ombre. Tout ce que pouvait distinguer M. Ricardo, c’était les longs pendants de diamants que la jeune fille portait aux oreilles, et qui scintillaient aux mouvements continus de sa tête. Tantôt elle regardait à ses pieds, fixement, d’un air sombre, tantôt elle redressait le corps, ou bien elle le tordait nerveusement vers la droite ou vers la gauche ; après quoi elle tendait le regard devant elle, en balançant, avec une pétulance enfantine, contre le dallage du sol, un soulier de satin. Tous ses mouvements étaient spasmodiques, elle semblait près d’une crise. M. Ricardo attendait qu’elle fondît en larmes, quand elle se releva d’un bond et rentra dans la villa aussi précipitamment qu’elle en était sortie. « Un éclair d’été », songea M. Ricardo.

Non loin de lui, une femme ricana ; un homme dit, d’un ton apitoyé : « Elle est jolie, dommage qu’elle ait perdu, cette petite ! »

Quelques minutes plus tard, ayant fini son cigare, M. Ricardo rentra dans la villa et se dirigea vers la grande table située à la droite de l’entrée. L’on y joue d’ordinaire gros jeu : visiblement l’on y jouait très gros ce soir-là. Une telle foule se pressait à l’entour que, pour apercevoir les faces des joueurs, M. Ricardo dut se dresser sur la pointe des pieds. Le banquier, lui, demeurait invisible ; mais, sans que la foule diminuât, il se faisait des déplacements continuels, en sorte que M. Ricardo ne tarda pas à se trouver au premier rang des spectateurs, contre les sièges des pontes. Sur tout le pourtour de la table ovale, les billets de banque jonchaient le tapis vert. En se tournant vers la gauche, M. Ricardo vit enfin, à la place du milieu, l’homme qui tenait la banque. Il fit en le reconnaissant, un mouvement de surprise. C’était un jeune Anglais, Harry Wethermill, qui, après une brillante carrière à Oxford et à Munich, avait si bien tiré parti de ses dons scientifiques qu’à l’âge de vingt-neuf ans, il s’était acquis, par ses seuls moyens d’ingénieur et d’inventeur, une fortune.

Son visage noblement ciselé avait cette expression de parfaite indifférence qui caractérise le joueur endurci. Mais on ne pouvait ignorer que la chance lui sourit ce soir ; car en face de lui le croupier disposait, avec une adresse extraordinaire, des piles de billets rangés dans l’ordre de leur importance. La banque gagnait. À la seconde même où M. Ricardo l’aperçut, Wethermill tournait un neuf et le croupier raflait les mises des deux tableaux.

— Faites vos jeux, messieurs… Les jeux sont faits !… cria le croupier tout d’une haleine.

Wethermill attendait, prêt à redonner les cartes. Brusquement, son visage éteint s’éclaira. Presque devant lui, entre les épaules de deux joueurs, une petite main gantée de blanc avançait un billet de cent francs. Il fit un geste de refus, mais trop tard : la petite main s’était ouverte, le billet avait touché le tapis.

Instantanément, il se renversa sur sa chaise.

— Il y a une suite, fit-il, d’une voix tranquille.

Il renonçait à la banque plutôt que de jouer contre le billet de cent francs. Les enjeux furent repris par leurs propriétaires.

Tandis que le croupier comptait les gains de Wethermill, M. Ricardo se pencha, curieux de savoir qui venait de mettre fin si brusquement à la partie. Il reconnut la jeune fille en robe de satin blanc et grand chapeau noir que ses nerfs avaient trahie, quelques minutes avant, dans le jardin. Il la voyait très bien maintenant, il la trouva ravissante. Elle était d’une taille moyenne, le teint clair, des joues dont le coloris ne devait sa fraîcheur qu’à la jeunesse, des cheveux d’un châtain lustré, un front large, des yeux noirs merveilleusement limpides. Mais ce n’est point par sa seule beauté qu’elle fit impression sur M. Ricardo. Il avait le sentiment très net de l’avoir déjà rencontrée quelque part. Et plus il la regardait, plus ce sentiment croissait. Il se torturait encore le cerveau pour se rappeler le lieu de la rencontre quand le croupier, son compte achevé, annonça :

— Il y a deux mille louis en banque ? Qui prend la banque, à deux mille louis ?

Personne ne se décidant, une nouvelle banque fut mise aux enchères. Wethermill, qui n’avait pas quitté son siège, la prit. Puis, tout de suite, il dit quelques mots à un garçon de salle, qui, le long de la table, se frayant un chemin dans la foule, alla parler à la jeune fille au chapeau noir. Elle regarda Wethermill, lui sourit, et ce sourire fit de son visage un miracle de tendresse ; puis elle disparut, et quelques instants plus tard, les rangs des spectateurs s’étant écartés derrière le banquier, M. Ricardo la vit reparaître derrière Wethermill. Celui-ci, se retournant, lui prit la main et la serra, mais d’un air de reproche.

— Je ne pouvais vous laisser jouer contre moi, Célie, lui dit-il en anglais ; ce soir, j’ai trop de veine. Vous allez plutôt devenir mon associée. J’avancerai le capital, nous partagerons les bénéfices.

Elle devint toute rose. Il continuait de lui tenir la main, elle n’essaya pas de la reprendre.

— Mais ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle.

— Pourquoi donc ?

Et lui relâchant les doigts, il y prit le billet de cent francs, qu’il lança au croupier pour être ajouté à la banque :

— Là, plus rien à faire ; nous avons partie liée.

Elle rit, et la compagnie, autour de la table, sourit, demi amusée, demi sympathique. On lui apporta une chaise, et elle s’assit derrière Wethermill, les lèvres écartées, la figure joyeuse. Mais d’emblée la chance de Wethermill l’abandonna. Il reprit trois fois la banque ; à la fin du paquet de cartes, il avait reperdu la majeure partie de ses gains. Une quatrième banque ne fit qu’ajouter à ses pertes.

— Assez joué, Célie, dit-il. Passons au jardin, il y fera meilleur.

— C’est moi qui vous ai aliéné la veine, lui dit-elle avec l’accent d’un remords.

— Bah ! répondit-il, pour que la veine me lâche, il faudra d’abord que vous me lâchiez.

M. Ricardo n’en entendit pas davantage. Il continuait de s’interroger sur Célie. Elle constituait un de ces problèmes qui lui rendaient si infailliblement attrayant le séjour d’Aix. Point de doute qu’elle n’appartînt à quelque milieu de la bohème : la franchise de son plaisir, de son excitation, de sa détresse même en était la preuve. Elle passait de l’un à l’autre dans le temps que l’on distribue un paquet de cartes. Elle ne se mettait pas en peine d’un masque. À son âge, qui devait être dix-neuf ou vingt ans, elle circulait dans les salons de jeu sans plus d’embarras que chez elle. Elle nommait les gens par leur prénom. Oui, certainement, elle était une bohème. Et cependant, il semblait à M. Ricardo que nulle part elle serait déplacée. Elle pourrait, en certaines compagnies, paraître plus pittoresque que la plupart des jeunes filles ; elle était plus soignée qu’un bon nombre d’entre elles, et elle avait dans sa façon de s’habiller le chic d’une Française ; ce serait là tout ce qui la singulariserait, outre la liberté de ses allures. Mais, se demandait M. Ricardo, en quel milieu de la bohème convenait-il de la situer ? Il se le demanda plus encore lorsqu’il la revit, une demi-heure plus tard, à l’entrée de la villa des Fleurs. Elle descendait dans le hall, flanquée de Harry Wethermill. Tous les deux marchaient lentement, si absorbés dans leur conversation qu’ils ne remarquaient rien autour d’eux. Au bas de l’escalier une grosse dame d’environ cinquante-cinq ans, parée à l’excès, surchargée de bijoux, peinturlurée, les regardait approcher avec un sourire de complaisance. Quand ils furent à portée d’entendre, elle dit, en français :

— Eh bien, Célie, vous disposez-vous à rentrer ?

La jeune fille tressaillit, en la voyant.

— Bien entendu, madame, répondit-elle avec une sorte de docilité qui ne laissa pas d’étonner M. Ricardo. J’espère que je ne vous ai pas fait attendre ?

Elle courut au vestiaire, d’où elle revint apportant son manteau.

— Au revoir, Harry, dit-elle, en appuyant sur le prénom et en regardant Wethermill avec une douceur souriante. À demain soir.

Elle tendait la main au jeune homme, qui, de nouveau, la retint dans la sienne. Mais elle avait froncé les sourcils, une gravité soudaine lui avait assombri le visage ; et d’un accent où il y avait une prière :

— Non, il n’est pas probable que nous soyons là demain, n’est-ce pas, madame ?

— Assurément non, dit la dame, vivement : auriez-vous oublié nos projets ? Mais après-demain soir, oui, nous y serons.

Célie revint à Wethermill.

— En effet, nous avons des projets pour demain, dit-elle, pensive.

Et comme déjà la dame avait gagné la porte, elle se pencha pour ajouter, d’un air timide :

— Au moins, ne manquez pas d’être là après-demain soir, je compte sur vous.

— Merci, répliqua-t-il.

Lui arrachant alors sa main, elle s’élança sur les marches.

Harry Wethermill s’en revint à son hôtel. M. Ricardo n’eut garde de le suivre, il avait trop à faire avec les petits problèmes qui s’offraient à lui. Qu’existait-il de commun entre cette jeune fille et la vieille dame à qui elle marquait en parlant tant de respect, ou, pour mieux dire, tant d’affection ? La bohème a ses régions très diverses : à quelle région exactement Célie appartenait-elle ? Et tandis qu’un peu plus tard il s’acheminait vers le Majestic, où il avait sa résidence, M. Ricardo agitait dans son esprit mille questions :

— Pourquoi Célie et la vieille dame ne seraient-elles pas le lendemain à la villa des Fleurs ? Quels projets avaient-elles formés ? Et qu’y avait-il, dans ces projets, qui eût pu amener sur le visage de Célie une gravité subite, voire de la répugnance ? Ces questions avec lesquelles il jouait dans le moment, M. Ricardo ne se doutait guère qu’il aurait très vite force raisons de se les rappeler.

CHAPITRE II

L’APPEL AU SECOURS

C’est un lundi soir que M. Ricardo avait vu Wethermill en compagnie de Célie. Il le revit seul le mardi à la villa des Fleurs et put causer avec lui. Wethermill, ce soir-là, délaissait le baccara. Vers dix heures, les deux hommes sortirent ensemble.

— Je remonte au Majestic, dit M. Ricardo.

— Moi aussi, répliqua le jeune homme. C’est là que j’habite. Je vous accompagne.

Ils attaquèrent la pente abrupte des rues. M. Ricardo grillait d’interroger Wethermill sur sa compagne de la veille ; une discrétion à laquelle il cédait de mauvais gré lui défendit d’aborder ce chapitre. Arrivés à l’hôtel, les deux hommes bavardèrent un instant de choses et d’autres, puis ils se séparèrent.

Mais M. Ricardo allait, dès le lendemain matin, être tant soit peu renseigné sur Célie. En effet, comme il ajustait sa cravate devant le miroir, Wethermill fit irruption dans son cabinet de toilette. Il en ressentit une indignation si vive qu’il oublia du coup sa curiosité. Un tel procédé n’était rien moins qu’un attentat inouï contre la belle ordonnance de sa vie. L’affaire de sa toilette matinale était sacrée, l’interrompre témoignait d’un sans-façon anarchique. Où se trouvait donc son valet de chambre ? Où était passé Charles, qui aurait dû garder sa porte comme l’entrée d’un sanctuaire ?

— Je ne peux, dit-il sévèrement, vous recevoir avant une demi-heure.

Wethermill, cependant, respirait à peine ; une agitation fébrile le secouait.

— Mais moi, je ne peux pas attendre ! s’écria-t-il sur le ton d’une supplication passionnée. Il faut que je vous parle, il faut que vous m’aidiez, M. Ricardo, il le faut !

M. Ricardo pivota sur ses talons. Sa première pensée fut que l’aide qu’on lui demandait était de celles qui se demandent le plus souvent à Aix-les-Bains. Un regard donné au visage de Wethermill et l’angoisse dont vibrait la voix du jeune homme l’avertirent de son erreur, laissant là ses grandes manières, il demanda calmement :

— Qu’est-ce qui vous amène ?

— Une chose terrible.

Et Wethermill lui tendait un journal.

— Lisez ça.

« Ça » c’était l’édition spéciale du Journal de Savoie, portant la date du matin.

— Voilà ce que l’on crie dans les rues. Lisez.

Sur la première page éclataient, en caractères gris, les lignes suivantes :

Un crime effroyable a été commis cette nuit à la villa Rose, sur la route qui mène au lac du Bourget. Une dame d’un certain âge, riche, et qui, depuis plusieurs années, occupait chaque année la villa, Mme Camille Dauvray, a été trouvée morte, étranglée, en toilette du soir, sur le parquet de son salon. À l’étage supérieur gisait, sur un lit, chloroformée et les mains liées derrière le dos, Hélène Vauquier, sa femme de chambre. À l’heure où nous mettons sous presse, Mlle Vauquier n’a pas encore repris connaissance, mais le docteur Émile Peytin qui la soigne, espère qu’elle sera bientôt en état de fournir quelques éclaircissements sur le drame. La police se montre extrêmement sobre de détails, néanmoins un certain nombre de points peuvent être dès à présent tenus pour acquis. La découverte du crime remonte à minuit ; on la doit au sergent de ville Perrichet, dont on ne saurait trop louer l’intelligence. Nulles marques d’effraction sur la porte d’entrée et sur les fenêtres : on suppose que l’assassin aura été introduit de l’intérieur. L’auto de Mme Dauvray a disparu, en même temps qu’une jeune Anglaise venue à Aix avec cette dame, et qui servait auprès d’elle comme dame de compagnie. Le mobile du crime saute aux yeux. Mme Dauvray était réputée à Aix pour la beauté de ses bijoux, dont elle faisait malheureusement étalage. Il ressort des premières constatations qu’on a réussi à s’en emparer après une minutieuse et longue recherche. Un signalement détaillé de la jeune Anglaise va, selon toute prévision, être immédiatement publié, et une prime offerte pour sa capture. Il n’en faudra pas plus, espérons-le, pour ne laisser planer sur aucun de nos concitoyens le moindre soupçon de complicité dans le crime.

Ricardo lut de bout en bout ce « papier » avec une consternation croissante. Et lorsque enfin il déposa le journal sur sa table de toilette :

— C’est infâme ! s’écria Wethermill.

— La jeune Anglaise dont il est question, dit Ricardo, c’est votre amie Mlle Célie, je présume ?

Wethermill sursauta.

— Vous la connaissez donc ?

— Je l’ai vue hier soir avec vous dans la salle de jeu de la villa des Fleurs, je vous ai entendu l’appeler par son nom.

— Vous nous avez vus ensemble ? Alors vous concevez l’infamie de ce que l’on suggère ?

Mais une demi-heure avant de voir la jeune fille avec Wethermill, Ricardo l’avait vue seule. Il ne pouvait que se la représenter avec une vivacité singulière au moment où elle se jetait sur un banc du jardin et, tout près d’être trahie par ses nerfs, battait de son soulier les pierres du dallage. Elle était jeune et jolie, charmante de fraîcheur, mais… mais, si violemment qu’il luttât contre lui-même, cette image commençait à prendre dans son souvenir un aspect de plus en plus sinistre. Il se remémorait cette réflexion d’un étranger : « Elle est jolie, cette petite ; dommage qu’elle ait perdu ! »

M. Ricardo n’avait jamais mis pareille lenteur dans l’arrangement de sa cravate.

— Et Mme Dauvray ? demanda-t-il. C’est bien la grosse dame avec qui s’en était allée votre jeune amie ?

— Oui, dit Wethermill.

M. Ricardo se détourna de son miroir.

— Que désirez-vous que je fasse ?

— Hanaud, l’inspecteur de la Sûreté parisienne, est à Aix. C’est le meilleur des policiers français. Vous le connaissez, il a dîné un jour avec nous.

M. Ricardo réunissait volontiers autour de sa table, à Londres, les célébrités de tout ordre. C’est ainsi qu’une fois il y avait fait rencontrer Hanaud et Wethermill.

— Et vous venez me demander ?…

— De le voir sur l’heure.

— C’est me charger d’une mission délicate. Voilà un homme détaché à Aix pour enquêter sur un meurtre ; et nous irions tranquillement…

Wethermill l’interrompit.

— Mais non, mais non ! Hanaud n’est pas ici pour enquêter sur le meurtre, il y est en congé de vacances. Un journal a publié il y a deux jours la nouvelle de son arrivée en précisant qu’il venait à Aix prendre un peu de repos. Ce que je désire, c’est justement qu’il s’occupe de l’affaire.

Une si magnifique confiance, de la part de Wethermill, ébranla un instant M. Ricardo. Mais ses souvenirs de la veille s’imposaient à lui avec trop de force.

— Ainsi, vous prendriez l’initiative de lancer aux trousses de cette jeune fille le plus subtil des inspecteurs français ? Serait-ce bien sage à vous, Wethermill ?

Wethermill bondit désespérément de sa chaise.

— Eh quoi ! vous aussi, vous la croyez coupable ? Vous l’avez vue, et vous la croyez coupable… Comme fait ce détestable journal, comme fait la police ?

— Vous dites : comme fait la police ?

— Oui, dit Wethermill tristement. À peine eus-je donné un coup d’œil à ce torchon, que je descendis à la villa Rose. Déjà la police l’occupait. On me refusa l’entrée du jardin. Mais je causai avec l’un des agents. Ils considèrent Mlle Célie comme impliquée dans ce crime.

Ricardo se mit à marcher de long en large. Et brusquement, il s’arrêta devant Wethermill.

— Écoutez-moi, lui dit-il d’un ton solennel. J’ai vu hier soir cette jeune fille à la villa des Fleurs. Une demi-heure avant de vous avoir vu. Elle s’élançait de la salle de jeu dans le jardin. Elle s’y jette sur un banc. Elle ne se possède plus. Elle est hors d’elle. Vous en savez la cause : elle vient de perdre. Premier point.

Et M. Ricardo se mit à compter sur ses doigts.

— Elle rentre précipitamment au salon. Vous tenez la banque. Vous lui offrez de partager vos gains, elle y consent. Mais la chance tourna contre vous. Vos pertes se succèdent. Et c’est mon point numéro deux. Un peu plus tard, au moment de partir, vous lui demandez si vous la reverrez le lendemain soir, c’est-à-dire dans la soirée d’hier, la soirée où a été commis le meurtre. Un nuage assombrit sa figure. Elle devint grave, plus que grave. On la sent nettement frémir à l’idée de la tâche qui l’attend le lendemain soir. Elle vous répond : « Non, nous avons d’autres projets. » Et voilà mon troisième point. À présent, tenez-vous toujours à ce que je mette Hanaud dans l’affaire ?

— Oui, et sans délai ! cria Wethermill.

Ricardo sonna pour qu’on lui apportât son chapeau et sa canne.

— Savez-vous, demanda-t-il, où est descendu Hanaud ?

— Je vous y mène.

Et Wethermill mena Ricardo à un petit hôtel sans prétention, au centre de la ville. Ricardo n’eut pas plus tôt fait passer sa carte qu’on introduisit les deux hommes dans un petit salon où l’inspecteur déjeunait d’une tasse de chocolat. Hanaud était d’aspect robuste, carré d’épaules, le visage plein et presque lourd. On l’eût pris pour un comédien.

Il s’avança, un sourire de bienvenue sur les lèvres, les deux mains tendues vers M. Ricardo.

— Enchanté de vous revoir, cher ami. Et vous aussi, monsieur Wethermill, ajouta-t-il en tendant une main au jeune homme.

— Vous vous souvenez de moi ? demanda Wethermill, heureusement surpris.

— C’est mon métier de n’oublier personne, répondit gaiement Hanaud. Vous étiez du nombre des convives à ce dîner si amusant que M. Ricardo nous offrit dans Grosvenor Square lors d’un de mes passages à Londres.

— Monsieur, fit alors Wethermill avec émotion, je viens vous demander assistance.

Hanaud attira une chaise à lui près de la fenêtre et fit signe à Wethermill de s’y asseoir. Il en désigna une autre à M. Ricardo. Puis il dit, d’un air grave :

— Je vous écoute.

— Il s’agit du meurtre de Mme Dauvray, dit Wethermill.

Hanaud tressaillit.

— En quoi, monsieur, le meurtre de cette dame peut-il avoir un intérêt pour vous ?

— Sa demoiselle de compagnie, la jeune Anglaise, est de mes grandes amies.

Hanaud prit une mine sévère ; une flamme brilla dans ses yeux.

— Et alors, monsieur, dit-il froidement, que voulez-vous que je fasse ?

— Vous êtes ici en congé, monsieur Hanaud. Eh bien, je vous demande… non. Je vous conjure de prendre l’affaire en main, de découvrir la vérité, de savoir ce qu’est devenue Mlle Célie.

Hanaud se renversa sur sa chaise. Il ne quittait pas Wethermill des yeux, mais toute colère y était morte.

— Monsieur, j’ignore les usages de la procédure anglaise ; en France, un inspecteur de police n’aborde pas ou n’abandonne pas une affaire à son gré. Il n’est qu’un serviteur. L’affaire actuelle relève de M. Fleuriot, le juge d’instruction d’Aix.

— Mais, s’écria Wethermill, si vous offriez à M. Fleuriot de le seconder, il ne pourrait que se féliciter de votre offre. Et pour moi cela aurait tant d’importance ! Il n’y aurait pas de fausse manœuvre, pas de temps perdu, j’en suis certain.

Hanaud secoua doucement la tête. Une expression, de pitié se lisait maintenant dans son regard. Soudain, il visa de l’index la poitrine de Wethermill.

— Peut-être auriez-vous dans votre porte-cartes un portrait de la demoiselle ?

Wethermill rougit jusqu’aux oreilles. Il prit le porte-cartes dans sa poche, en tira une photographie et la présenta à l’inspecteur, qui l’étudia une minute.

— Elle a été prise récemment, et ici même, n’est-ce pas ? demanda-t-il enfin.

— Oui, pour moi, répondit tranquillement Wethermill.

— Et elle est très ressemblante ?

— Très.

— Depuis combien de temps connaissez-vous Mlle Célie ?

Wethermill regarda l’inspecteur d’un air où il y avait quelque bravade.

— Depuis une quinzaine.

Hanaud plissa les sourcils.

— Et c’est à Aix que vous avez fait sa connaissance, je suppose.

— À Aix.

— Dans la salle de jeu ? Pas chez un ami commun ?

— Dans la salle de jeu. Un de mes amis qui l’avait rencontrée à Paris voulut bien, sur ma demande, me présenter à elle.

Hanaud rendit le portrait à Wethermill, et, sans se lever, se rapprocha du jeune homme. Son visage s’était empreint de sympathie, son langage s’empreignit de déférence.

— Je suis un peu renseigné sur vous, monsieur ; je le dois de M. Ricardo, qui, à ce dîner où il me convia, me dit votre histoire. Vous êtes un savant, un inventeur, un de ces hommes qui inspirent naturellement l’intérêt. Je sais que vous n’avez rien d’un garçon romanesque ; mais, qui peut se flatter d’échapper aux séductions de la beauté ? J’ai vu, monsieur, des femmes dont j’aurais certifié la candeur absolue, condamnées pour complicité dans des crimes crapuleux, sur des témoignages irrécusables ; je les ai vues hideuses et vomissant des mots ignobles au moment où venait d’être prononcée contre elles une sentence trop justifiée.

— Je n’en doute pas, monsieur, dit Wethermill. Mais Célie Harland n’est pas de ces femmes-là.

— Je ne prétends rien de tel. Le malheur est que le juge d’instruction, avisé de ma présence à Aix, m’a déjà fait demander mon concours, et que je le lui ai refusé : je ne suis ici, ai-je dit, qu’un bon bourgeois qui profite de ses vacances. Pourtant, on n’oublie pas comme on veut sa profession. C’est le commissaire qui m’avait apporté la requête du juge. Il va de soi que nous avons causé. L’affaire est très obscure, je vous en préviens, monsieur.

— En quoi, très obscure ?

Hanaud avança de nouveau sa chaise.

— Comprenez d’abord ceci. Les meurtriers avaient un ou une complice dans la villa : on les y a fait entrer. Aucune trace d’effraction, point de serrure enlevée ni de verrou forcé, point d’empreintes digitales sur un panneau de porte. Les meurtriers, je le répète, s’étaient assurés d’une complicité dans la place. Et voilà notre point de départ.

Wethermill s’inclina d’un air morne. M. Ricardo s’était à son tour rapproché. Mais Hanaud, dans ce moment, ne s’occupait guère de M. Ricardo.

— Voyons maintenant quelles gens formaient l’entourage de Mme Dauvray. La liste n’en est pas longue. Mme Dauvray ayant l’habitude de prendre ses repas au restaurant, il lui suffisait d’une femme de chambre pour lui porter son petit déjeuner le matin et son sirop le soir. Outre cette femme de chambre, elle avait un chauffeur, Henri Servettaz. Or, Servettaz n’était pas à la villa la nuit dernière. Il y est rentré de bonne heure ce matin.

— Ah ? fit Ricardo dans une exclamation significative.

Wethermill, lui, ne bougeait pas. Il gardait une immobilité de pierre. Mortellement pâle, il attachait sur Hanaud deux yeux brûlants.

— Attendez donc ! dit l’inspecteur à M. Ricardo, en l’invitant du geste à ne pas envoyer si vite un homme à la potence : Servettaz était à Chambéry, où habite sa famille. Il s’y est rendu dans l’après-midi, par le train de deux heures. Il y avait passé la journée avec ses parents, et, le soir, était allé avec eux au café. Hélène Vauquier, la femme de chambre, qui a pu prononcer quelques mots ce matin en réponse à une ou deux questions, non seulement a confirmé que Servettaz était à Chambéry, mais a fait connaître son adresse dans cette ville. Sur un coup de téléphone adressé à la police, le chauffeur a été trouvé dans son lit. Je me garderai d’en conclure qu’il n’ait pu en rien participer au crime : nous verrons. Mais je considère comme évident qu’il n’a pas ouvert la villa aux assassins, puisqu’il n’était pas à Aix dans la soirée et que c’est vers minuit que le crime a été découvert. J’ajoute ce détail sans importance qu’il ne loge pas dans la maison même, mais au garage, dans un coin du jardin. Mme Dauvray occupait également à son service une femme de ménage, une personne d’Aix qui arrivait tous les matins à sept heures et repartait à sept ou huit heures du soir, quand elle ne restait pas un peu pour tenir compagnie à la femme de chambre, inquiète de demeurer seule dans la maison : il est prouvé qu’hier elle s’en était allée avant neuf heures et que le meurtre n’a eu lieu que plus tard. Si donc nous laissons en dehors de nos calculs la femme de ménage, qui d’ailleurs, sous tous les rapports, jouit de la meilleure réputation, restent seulement la femme de chambre, Hélène Vauquier… et Mlle Célie.

Hanaud avait, en prononçant ces derniers mots, haussé la épaules. Il s’interrompit pour allumer une cigarette ; puis :

— Prenons d’abord, dit-il, la femme de chambre. Quarante ans, une paysanne normande. Pas de mauvaises gens, monsieur, les paysans normands avares, sans doute, mais, en somme, honnêtes et respectables. Nous ne laissons pas d’être renseignés sur Hélène Vauquier, monsieur. Voyez.

Il y avait sur la table une feuille de papier pliée dans le sens de la longueur. Hanaud la prit et la déplia. Elle était, à l’intérieur, couverte d’écriture.

— J’ai là quelques indications sur la personne. Notre système de police est, je crois, un peu plus complet que votre système anglais. Hélène Vauquier servait chez Mme Dauvray depuis sept ans. Elle était pour cette dame moins une domestique qu’une confidente et une amie. Et dites-vous bien, monsieur Wethermill, que, dans un espace de six ou sept ans, les facilités ne lui eussent pas manqué pour prêter la main au meurtre de sa maîtresse. Elle a été trouvée chloroformée et ligotée. Qu’on l’eût chloroformée, point de doute. Le docteur Peytin est des plus affirmatifs à cet égard. Il l’a vue avant qu’elle eût repris ses sens. Elle a été très malade à son réveil, et elle est retombée dans l’inconscience. C’est maintenant seulement qu’elle dort d’un sommeil naturel. Et nous voici arrivés à Mlle Célie. D’elle, monsieur, l’on ne sait rien. Elle débarque un beau jour à Aix avec Mme Dauvray. Elle exerce auprès d’elle les fonctions de demoiselle de compagnie. Comment cette jeune et jolie Anglaise sera-t-elle devenue la demoiselle de compagnie d’une Mme Dauvray ?

Wethermill fit un mouvement de gêne, il rougit. Quant à M. Ricardo, il s’était, dès le début, posé à lui-même la question que Hanaud venait de poser, elle lui semblait la plus intéressante de l’affaire. Allait-elle recevoir une réponse ?

— Je l’ignore, déclara Wethermill.

Une certaine hésitation s’était manifestée chez lui. Il parut en avoir honte, car il raffermit son accent pour ajouter, d’une voix basse mais claire :

— Je puis toutefois vous dire ceci, monsieur Hanaud. Vous avez cité le cas de femmes perdues qui gardent tous les aspects de l’innocence. Vous devez aussi connaître des femmes et des jeunes filles capables de vivre sans s’y contaminer dans des milieux suspects.

Hanaud ne répondit ni oui ni non ; il prit une seconde feuille de papier.

— Parlons de Mme Dauvray. Nous ne remonterons pas trop loin dans son passé. Il pourrait n’être pas toujours un sujet d’édification, et la pauvre femme est morte. Prenons-la simplement à son mariage, il y a dix-sept ans, avec un riche manufacturier de Nancy qu’elle avait connu à Paris. M. Dauvray est mort voilà sept ans, la laissant très riche. Elle avait la passion des bijoux et, désormais, les moyens d’y satisfaire. Elle en réunit une collection. Elle ne fut heureuse que lorsqu’elle eut un collier fameux, une pierre célèbre. Elle possédait, en pierres précieuses, tout un trésor dont elle faisait parade. Ici, à Monte-Carlo, à Paris. Au surplus, elle avait bon cœur, elle était très impressionnable et, pour couronner le tout, superstitieuse jusqu’à la folie, comme beaucoup de ses pareilles.

M. Ricardo eut un haut-le-corps. Superstitieuse ! Mot révélateur, éclair déchirant les ténèbres ! Il comprenait, maintenant, ce qui l’avait rendu si perplexe au cours des deux derniers jours. Il se rappelait nettement, trop nettement, où et quand il avait vu Célie Harland. Une image se forma devant ses yeux, qui sembla se renforcer comme celle d’une plaque photographique dans le bain révélateur, tandis que Hanaud continuait :

— Prenons Mme Dauvray telle qu’elle est, riche, ostentatrice, aisément conquise par une nouvelle figure, généreuse, follement superstitieuse, provocation vivante aux entreprises des malandrins. Elle s’est cent fois affichée comme une dupe. On dirait qu’elle défie le vol. Pendant sept ans, Hélène Vauquier par une garde assidue la défend de tout ennui sérieux. Mais un jour elle s’adjoint… votre jeune amie, monsieur Wethermill. Et là-dessus, non seulement on la vole, mais on l’assassine. Notez ceci : je crois que nos voleurs en usent avec leurs victimes plus férocement que les vôtres.

Un spasme douloureux ferma les paupières de Wethermill, sa pâleur redoubla.

— Supposez, fit-il d’une voix étouffée, que Célie fût, elle aussi, leur victime ?

Hanaud lui jeta un regard de pitié.

— Possible. Nous verrons. Mais ce que je voulais dire, c’est ceci. Une étrangère comme Mlle Célie pourrait fort bien s’être rendue complice d’un crime comme celui de la villa Rose, en croyant ne favoriser qu’un vol. Une étrangère pourrait n’avoir pas prévu que le vol s’accompagnât d’un meurtre.

Cependant l’image qui s’était formée dans l’esprit de M. Ricardo s’y accusait de plus en plus en couleurs vigoureuses brillantes. Il en fut violemment distrait par la voix de Wethermill déclarant d’un ton ferme :

— Mon ami M. Ricardo est en mesure de compléter ce que vous venez de dire.

— Moi ! s’exclama M. Ricardo, stupéfait de voir ainsi pénétrer le secret de ses imaginations.

— Oui, dit Wethermill. Vous aviez vu Célie Harland le soir avant l’assassinat.

M. Ricardo, les yeux écarquillés, regardait son ami. Eh quoi ! Wethermill devenait-il fou ? Était-ce lui qui corroborait les soupçons de la police par des faits accusateurs autant qu’irrécusables ?

— Le soir d’avant l’assassinat, poursuivit calmement Wethermill, Célie Harland avait perdu de l’argent au baccara. M. Ricardo la vit dans le jardin de la villa des Fleurs. Elle était comme hors d’elle. Il la revit un peu plus tard dans la soirée alors qu’elle était avec moi, et il entendit ce que nous disions. Comme je lui donnais rendez-vous à la villa des Fleurs pour la soirée du lendemain, qui était hier, jour du crime, elle changea de visage et me répondit : « Non, nous avons pour demain d’autres projets. Mais je tiendrais à vous voir après-demain. »

Hanaud s’élança de sa chaise.

— Et c’est vous qui me racontez cela ? s’écria-t-il.

— Oui, répliqua Wethermill. Vous avez bien voulu me dire que je ne suis pas un garçon romanesque. C’est vrai, je ne le suis pas. Mais je sais me mettre en face des faits.

Hanaud le regarda un moment ; puis, s’inclinant devant lui d’un air de profonde estime :

— Vous avez gagné votre cause, monsieur, dit-il, je vais m’occuper de l’affaire. Seulement…

Son visage devint grave, son poing s’abattit sur la table.

— Je la suivrai jusqu’au bout, dussent les conséquences en être cruelles pour vous comme la mort.

— C’est ce que je demande, monsieur, dit Wethermill.

Hanaud replia les deux feuilles de papier et les enferma dans son portefeuille ; puis il sortit de la chambre, pour y rentrer quelques minutes après.

— Nous commencerons par le commencement. J’ai téléphoné au commissariat de police. Perrichet, le sergent de ville qui a découvert le crime, va être ici dans un instant. Nous nous rendrons avec lui à la villa Rose. Chemin faisant, il nous rapportera exactement et dans le détail les circonstances de sa découverte. Nous trouverons là-bas M. Fleuriot, le juge d’instruction, qui s’est déjà mis à l’œuvre, et le commissaire de police. Nous ferons, avec eux, l’inspection des lieux. Sauf qu’on a transporté du salon dans la chambre à coucher le corps de Mme Dauvray et que l’on a ouvert les fenêtres ; tout est resté dans l’état où l’avaient laissé les assassins.

— Ainsi, vous permettez que nous allions avec vous ? demanda vivement Harry Wethermill.

— Oui, mais à une condition. Vous ne poserez aucune question, vous ne répondrez à aucune, à moins que je ne vous l’aie moi-même posée. Écoutez, regardez, observez, mais n’interrompez point.

L’attitude de Hanaud avait totalement changé, elle n’avait plus rien d’une vigilance autoritaire. Il se tourna vers M. Ricardo.

— Êtes-vous prêt à témoigner sous serment de ce que vous avez vu dans le jardin de la villa des Fleurs et de ce que vous y avez entendu ? C’est d’une grande importance.

— J’y suis prêt, dit M. Ricardo.

Mais il ne souffla mot de la claire vision qu’il portait en lui et qui ne lui semblait ni moins importante ni moins suggestive :

La grande salle des fêtes à Leamington. Une assistance nombreuse et composée surtout de femmes. Une scène au fond de laquelle se dresse un cabinet noir. Un homme d’une allure et d’une raideur quelque peu militaires s’avance au bord de la scène, il conduit une jeune fille blonde, en robe de velours noir à traîne. La jeune fille se meut comme dans un rêve. Une demi-douzaine de gens sortis d’entre les spectateurs montent sur la scène, ligotent avec un ruban les mains de la jeune fille derrière son dos et scellent le nœud. Puis on éloigne la jeune fille, on la mène au cabinet noir, où, sous les yeux de tous, on l’attache à un banc. La porte du cabinet se ferme, les gens montés sur la scène vont reprendre leur place dans la salle, les lumières se baissent, le public attend. Soudain, dans le silence et l’obscurité, sur la scène vide, un tambourin résonne ; des battements, des coups rapides et des secs semblent voltiger sur les panneaux de la salle. À l’endroit occupé par la porte du cabinet apparaît une blancheur confuse. La blancheur prend vaguement forme de femme. Un visage brun d’Orientale devient visible. Une voix profonde chante, elle évoque le Nil et Antoine. Puis la vision s’efface, d’autres tambourins battent, accompagnés de cymbales. Les lumières se relèvent, la porte du cabinet se rouvre, la jeune fille en robe de velours reparaît liée à son banc.

Cette séance de spiritisme, M. Julius Ricardo y avait assisté deux ans auparavant, et la jeune fille blonde en robe de velours noir, le médium, n’était autre que Célie.

CHAPITRE III

LE RÉCIT DE PERRICHET

Perrichet était un homme jeune, épaissement bâti, poupin, le visage ouvert, la moustache et les cheveux d’un blond presque argenté. Il entra fièrement dans la pièce.

— Hé, hé, mon ami ! lui dit Hanaud en souriant avec malice, je crois bien que, si vous vous êtes couché tard cette nuit, cela ne vous a pas empêché de vous lever tôt pour lire le journal. Savez-vous que je vais avoir l’honneur de collaborer avec vous dans cette affaire ?

Perrichet, confus, tournait et retournait son képi entre ses doigts.

— Ne vous moquez pas de moi, monsieur. Ce n’est pas moi qui me suis traité d’intelligent. Intelligent, parbleu, je voudrais bien l’être, car Dieu sait que je ne le parais pas.

Hanaud lui tapa sur l’épaule.

— Félicitez-vous de votre chance. C’est un grand avantage que d’être intelligent sans le paraître. Nous allons marcher d’un bon train. Venez.

Les quatre hommes descendirent l’escalier. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la villa Rose, Perrichet leur dit ce qu’il savait des événements survenus dans la nuit :