William James

Professeur à l’Université de Harvard.

 

LA VOLONTÉ DE CROIRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

 

 

Préface du traducteur

Préface de l’auteur

 

Chapitre I. — La volonté de croire

Hypothèses et options. Le pari de Pascal. Le veto de Clifford. Causes psychologiques de la croyance. Thèse de l’auteur. Empirisme et absolutisme. De la certitude objective et de l'impossibilité d'y atteindre. Des deux sortes de risque que comporte la croyance. Du risque inévitable. La foi peut engendrer sa propre vérification. Conditions logiques de la croyance religieuse.

Chapitre II. La vie vaut-elle d'être vécue ?

Du tempérament optimiste et du tempérament pessimiste. Comment réconcilier avec la vie celui qui incline au suicide. De la mélancolie religieuse et de sa guérison. Décadence de la théologie naturelle. Antidotes instinctifs contre le pessimisme. La religion implique la croyance en un prolongement invisible de l’univers. Du positivisme scientifique. Le doute, tout autant que la croyance, exerce une action sur la conduite. Il est logiquement absurde de nier certaines croyances, car elles rendent leur objet vrai. Conclusion.

Chapitre III. Le sentiment de rationalité

Rationalité synonyme de pensée coulante. Simplification. Clarté. Leur antagonisme. Caractère inadéquat des idées abstraites. De la conception du néant. Du mysticisme. La théorie pure ne peut éliminer le miracle. Le passage à la pratique peut rétablir le sentiment de rationalité. De la familiarité et du sentiment d'attente. De la « substance ». Un monde rationnel est celui qui semble s'accorder avec nos pouvoirs. Mais ceux-ci diffèrent d'homme à homme. La foi constitue l’un de ces pouvoirs. Elle est inséparable du doute. Elle peut vérifier son propre objet. Son rôle dans l’éthique. Optimisme et pessimisme. Notre univers est-il moral ? Que signifie ce problème ? De l’anesthésie opposée à l’énergie. Nécessité de l’action personnelle. Conclusion.

 

Chapitre IV. — L'action réflexe et le théisme

Prestige de la physiologie. Plan de l’action nerveuse. De Dieu comme objet adéquat de l'esprit. Contraste entre le monde perça et le monde conçu. De Dieu, Des trois départements de l’esprit. La science a sa source dans un désir subjectif. Du théisme comme moyen terme entre deux extrêmes. Du gnosticisme, La faculté de connaître suppose nécessairement une fin d’ordre pratique. Conclusion.

Chapitre V. — Le dilemme du déterminisme

Toutes les philosophies aspirent à un univers rationnel. Définition du déterminisme et de l’indéterminisme. L'un et l’autre sont des postulats de rationalité. Examen des objections que soulève l’idée de hasard. Le déterminisme implique le pessimisme. Moyen d’y échapper par le sub-jectivisme. Le subjectivisme aboutit à la corruption. Un monde qui fait place au hasard constitue moralement l’alternative la moins irrationnelle. Le hasard n'est pas incompatible avec l’idée d'une Providence.

Chapitre VI. — Les moralistes et la vie morale

Le moraliste postule un système unifié. Origine des jugements moraux. Les biens et les maux sont créés par nos jugements. Les obligations sont créées par les aspirations. Du conflit des idéals. Comment il est résolu. De l’impossibilité d'un système d'éthique abstrait. Du tempérament conciliant et du tempérament énergique. Connexité entre l’éthique et la religion.

Chapitre VII. — Les grands hommes et leur milieu

De la solidarité des causes dans l’univers. L'esprit humain abstrait pour expliquer. Des différents cycles d'action dans la nature. De la distinction proposée par Darwin entre les causes qui produisent et celles qui préservent une variation. Les causer physiologiques produisent les grands hommes§ le milieu n'a pour effet que de les adopter et de les préserver. Une fois adoptés, ils deviennent des ferments sociaux. Critique des théories de MM. Spencer et Allen. Citations empruntées à MM. Wallace et Gryzanowsky. Les lois de l’histoire. De l'évolution mentale. De l’analogie que présentent les idées originales avec les variations accidentelles du Darwinisme. Critique du point de vue de Spencer.

Chapitre VI1I. — De l'importance de l'individu

Une différence minime peut être importante. Les différences individuelles sont importantes parce qu’elles constituent la cause des changements sociaux. Justification du culte des héros.

Chapitre IX. — De quelques points de la philosophie hégélienne

Le monde apparaît comme un pluralisme. Eléments d'unité au fond du pluralisme. Prétentions excessives de Hegel. Comment il considère la négation comme un principe d'union. Du principe de totalité. Monisme et pluralisme. De l’essence et de l’accident ; un sophisme de Hegel. Le bon et le mauvais infini. De la négation. Conclusion.

Appendice sur la révélation anesthésique.

Chapitre X. — Les recherches psychiques et leurs résultats

Du résidu non classé. La Société des Recherches psychiques et son histoire. De la transmission de pensée. L’œuvre de Gurney. Le recensement des hallucinations. Les médiums. Le « moi subliminal ». La « science » et la présomption d'erreur qu'elle attache à certaines interprétations. Du caractère scientifique de l’œuvre de M. Myers. La conception mécanique-impersonnelle de la vie, opposée à la conception personnelle-romantique.

 

 

 

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

 

 

 

 

 

« L'humanisme, dit un disciple de William James 1, consiste à apercevoir que le problème philosophiques concerne des êtres humains, luttant pour comprendre un monde d'expérience humaine par les ressources de l'esprit humain... Il demande à la philosophie de  prendre pour prémisses la nature intégrale de l'homme, et pour conclusion sa satisfaction complète, d'écarter les abstractions qui l'éloignent des vrais ? problèmes de la vie.... ; d'embrasser toute la richesse des intelligences individuelles au lieu de les réduire à un seul type immuable, toute la richesse psychologique de l'esprit humain et la complexité de ses intérêts, de ses émotions, de ses volitions, de ses aspirations, alors même que cette méthode substituerait une complexité concrète à la simplicité de l'abstraction. »

Il semble que cette définition de l'humanisme traduise assez fidèlement la pensée générale de William James. Elle s'élève tout d'abord contre cette opinion trop répandue qui consiste à attribuer à la connaisance abstraite, à la spéculation pure, une valeur intrinsèque, comme si celle-ci pouvait subsister par elle-même, comme si elle pouvait être détachée de l’action qui constitue notre raison de vivre 2. Et, d'autre part, cette action elle-même n'est rendue féconde que par la coopération de toutes les forces de notre moi : pour comprendre la vie présente dans son mouvement incessant et pour organiser l'expérience, l'homme doit faire appel à tous les éléments constitutifs de sa nature psychologique, à ses souvenirs passés comme à tout le cortège des sentiments, des impressions, des sensations, qui le mettent en contact avec le monde extérieur.

Mais il y a, en outre, au fond de chacun de nous tout un groupe d'impulsions obscures, d'aspirations secrètes, de désirs inquiets, dont il faut tenir compte parce qu'ils représentent également des instruments de connaissance et d'action ; et peut-être même ces états de conscience possèdent-ils une valeur particulière précisément parce qu'ils nous permettent de dépasser la minute présente et de donner une direction générale à nos efforts. Cette préoccupation de l'avenir, ce besoin de substituer aux images mortes du passé la recherche d'un infini vivant, de donner à nos pressentiments la solidité de la certitude, de défendre les raisons du cœur môme contre les raisons de la raison, caractérise les dix essais que nous publions ici. Le problème religieux y occupe une place prépondérante ; lui-même est strictement associé à la question morale et à la question du libre arbitre.

Ce sont là, dira-t-on, des controverses anciennes et sur lesquelles les philosophes pensent avoir échangé tous les arguments imaginables. Cependant, aucune d'elles n'a été définitivement résolue : « il ne saurait exister de vérité finale aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine physique, tant que le dernier homme n'aura point déroulé le fil de son expérience, tant qu'il n'aura pas dit son dernier mot » 3. II faut donc accueillir toutes les contributions personnelles, parce qu'elles peuvent apporter une lumière nouvelle et nous rapprocher de la vérité. Ceux à qui la pensée de W. James est familière se plairont à retrouver ici les principes généraux de sa théorie de la connaissance, et surtout cette conception particulièrement élevée de la nature humaine, de ses devoirs, de ses droits et de ses forces.

La théorie pragmatique de la connaissance s'applique à saisir l'activité mentale au moment même où elle remplit ses fondions ; elle s'exerce sur des exemples individuels et concrets, elle n'accepte jamais une définition in abstracto. Pour un pragmatiste, un concept demeure sans signification si on le sépare de l'être pensant, un fait n'apparaît digne d'être retenu, que s'il se rattache à un dessein, une vérité ne présente d'intérêt que si elle se rapporte à un sujet. Toute logique est une logique personnelle, et 1'« on ne discute pas un problème en termes absolus, mais en termes relatifs à la conduite de la vie » 4.

Toute proposition devient ainsi comme un organisme vivant, riche de tout le processus psychologique dont il est escorté, des images mentales, des émotions, qui accompagnent la connaissance « comme l'ombre accompagne la lumière » 5. Le contenu de cette proposition ne saurait être donné a priori, mais il se déroule dans le temps. Définir un concept, c'est évoquer en effet la série des images concrètes qui en peuvent représenter l'application, c'est exprimer ses conséquences pratiques immédiates ou même indirectes, c'est le ramener à un intérêt humain 6. La théorie du jugement et la théorie de la vérité découlent naturellement de la théorie des concepts : émettre un jugement, c'est traduire le résultat de notre expérience ; établir une vérité, c'est découvrir un guide « qui nous permette de nous mouvoir dans la réalité : « nous n'avons pas à rechercher d'où provient l'idée, mais où elle conduit » 7 ; son efficacité pratique permet de la considérer dans une certaine mesure comme objective.

Il va sans dire que cette efficacité pratique ne doit pas être entendue dans un sens étroit et purement matériel ; elle embrasse la réalisation des plus hautes aspirations spirituelles, des préoccupations morales, esthétiques, religieuses, de tous les mouvements de l'âme qui émanent des sources profondes de l'être. Est pratique toute expérience qui peut provoquer une satisfaction mentale, une impression de repos et de paix, un sentiment de cohérence et de « rationalité » 8. La recherche de la vérité se confond ainsi, dans une certaine mesure, avec la recherche de l'ordre ; elle consiste à voir clair dans les phénomènes, à accorder entre eux les divers éléments d'une expérience.

La vérité apparaît ainsi comme subjective dans ses origines, puisqu'elle ne peut s'élaborer sans un effort humain, mais elle demeure encore humaine et subjective dans son développement, parce qu'elle est créée pour nos besoins, parce que notre connaissance est inséparable des conditions psychologiques de notre action, c'est-à-dire de la satisfaction de nos intérêts, de nos émotions et de nos désirs. « Une vérité indépendante ou absolue, une vérité que nous n'aurions qu'à découvrir, une vérité cessant d'être malléable suivant les besoins de l'homme, une vérité qui ne comporte pas de retouche... n'est que le cœur mort de l'arbre vivant » 9.

Ainsi comprise, la vérité ne présente par rapport à la croyance qu'une différence de degré ; l'une comme l'autre partent d'une opinion subjective qui, par un processus d'assimilation, acquiert une certaine portée générale que l'on est convenu d'appeler l'objectivité. Cette stabilité relative, cette « validation » de nos opinions par leur accord avec les expériences antérieures tant individuelles que communes, exige l'intervention d'un autre « département » 10 de la nature humaine : l'activité volontaire, qui accepte ou écarte le fait, qui nous permet de réagir. Dans sa quatrième Méditation, Descartes avait aperçu le rôle de l'activité volontaire dans l'approbation qu'elle apporte aux hypothèses proposées par l'entendement ; mais l'originalité de W. James consiste à étendre à la fois le rôle et la définition de la volonté : le rôle, parce que la volonté possède en quelque sorte un pouvoir créateur ; la définition, puisque la « nature volitive » comprend, suivant James, « tous les facteurs de la foi, la crainte et l'espoir, les préjugés et les passions » 11. Là, comme ailleurs, le philosophe américain répudie les classifications nettes qui, appliquées à la complexité de notre structure mentale, présenteraient assurément un caractère arbitraire.

Accorder à la personnalité humaine ce rôle prépondérant dans l'élaboration de la connaissance, c'est résoudre à l'avance la question du libre arbitre. Cependant l'auteur ne refuse pas le débat, parce que le problème de la liberté de l'homme appartient au même domaine que celui de la contingence des lois naturelles et des lois morales ; l'idée de liberté est de même famille que l’idée d'individualité et que celle de plasticité qui dominent ce qu'il appelle lui-même sa conception « personnelle et romantique » 12 de l'être et de l'univers. On peut définir la philosophie de William James une philosophie de l'activité consciente ; mais cette activité prend conscience de ses moyens comme de sa fin ; elle sait se diriger progressivement à travers les vicissitudes de l'expérience et choisir ses voies. Cette faculté de choix guidée par la raison est-elle autre chose que le libre arbitre ? Il convient donc maintenant de concilier celui-ci avec le déterminisme scientifique et avec l'idée de la Providence. Or, la rigueur des lois scientifiques est peut-être plus apparente que réelle ; dans le processus mental qui aboutit à la connaissance de la vérité et à la construction de la réalité, notre besoin d'organiser l'expérience pour la mieux comprendre nous incite à la soumettre à des lois et à lui imposer une certaine régularité ; mais ces lois sont d'ordre méthodologique, et rien ne nous autorise à les transporter à l'ordre ontologique.

Mais, objectera-t-on, dire qu'un système de lois est nécessaire à l'organisation de l'expérience psychologique, c'est avouer que notre conception de l'univers n'est pas absolument libre, c'est déplacer la difficulté. Il est évident qu'une conception chaotique de l'univers nous est interdite, mais une telle conception serait-elle vraiment une manifestation de notre liberté ? Cela est tout aussi invraisemblable que d'accorder dans l'ordre moral le nom de liberté à la liberté d'indifférence. Précisément parce que nous sommes, des êtres raisonnables, les alternatives qui nous sont proposées sont des alternatives raisonnables ; mais il suffit qu'elles soient proposées et non imposées pour que la liberté demeure entière. Les seuls univers que nous puissions imaginer sont des univers repris par des lois qui nous permettent de voir clair dans les phénomènes ; mais il n'est pas indispensable que les habitudes de la nature soient fixes, elles peuvent évoluer, du moment qu'elles demeurent intelligibles. Nulle difficulté psychologique ne s'oppose à la conception d'une nature douée d'une certaine plasticité, d'une certaine indétermination, qui explique précisément son évolution, son adaptation à des conditions nouvelles ; il suffit que la réalité puisse se conformer aux nécessités pratiques de notre expérience, que l'évolution du monde soit libre sans cependant échapper à toute possibilité de calcul. « Une conception de la liberté qui nous permettrait de calculer des événements libres, dit le professeur Schiller 13, est scientifiquement possible, et l'on ne saurait non plus élever d'objection scientifique contre une conception de la liberté qui se résoudrait en une pluralité d'alternatives calculables. »

Appliquons cette théorie à l'acte moral : un acte possède véritablement une valeur morale lorsqu'il implique un choix et par conséquent la responsabilité de son auteur ; mais les alternatives proposées à l'homme vertueux ne sont pas infinies ; il s'agit en effet d'un être raisonnable dont le caractère présente une certaine continuité et à l'égard duquel la liberté d'indifférence serait inconcevable : il suffit cependant que certaines alternatives existent pour que le libre arbitre puisse être affirmé. Considéré post facto, le cours des événements est intelligible parce qu'il découle du caractère et des circonstances ; mais ante factum l'acte est encore libre : en effet, l'homme se trouvait en présence de deux solutions au moins, et à, supposer qu'il ait adopté la plus mauvaise, celle-ci était encore intelligible, sinon elle n'eût pu le tenter : alternative calculable équivaut à alternative intelligible.

Reste la question de la prescience divine : peut-on affirmer que l'entendement divin n'aperçoive pas à l'avance le plan de l'univers et les actes de l'homme dans leurs moindres détails et, dès lors, comment concilier cette vision anticipée avec le libre arbitre ? Pour W. James, l'objection a sa source dans une conception fausse de la puissance divine. Pourquoi ne pas admettre en effet que le plan de la création comporte des « possibilités » tout autant que des « actualités » ? Alors même que l'évolution générale du monde se verrait assigner une fin déterminée, pourquoi ne pas reconnaître que plusieurs voies puissent y conduire ? L'Être divin connaît toutes les possibilités : mais celle « qui se réalisera effectivement ne sera déterminée qu'à la minute même de sa réalisation. Un joueur d'échecs novice conserve en face d'un grand joueur le libre maniement de ses pièces : n'est-il pas certain cependant que ce dernier gagnera la partie et saura par des manœuvres habiles déjouer les projets de son adversaire ? 14

La liberté morale réside pour l'homme dans cette incertitude des moyens. Elle diffère cependant en un certain sens de celle du joueur d'échecs qui connaît du moins l'objet final de la partie, tandis que l'on ne saurait déterminer exactement l'essence du Bien qui constitue l'objet final de l'existence. On peut dire en effet de la morale ce qui a été dit de la connaissance en général : d'origine subjective, de nature plastique, « elle se crée progressivement sous l'influence de nos aspirations et sous la conduite de la volonté. « Il est impossible de constituer à l'avance le dogme d'une éthique » 15 ; en d'autres termes, une éthique ne se traduit pas en théorèmes et un acte moral ne s'évalue pas au moyen d'un critérium scientifique. « Les questions morales se présentent comme des problèmes dont la solution ne saurait comporter la preuve sensible... ; la science peut nous dire ce qui existe, mais, pour comparer des valeurs, nous ne devons point consulter la science, mais ce que Pascal appelle notre cœur... ; la question de savoir si nous posséderons ou non des croyances morales est décidée par notre volonté : si votre cœur n'éprouve pas le besoin d'un monde de réalité morale, votre cerveau ne suffira jamais à vous y faire croire » 16.

Toutefois, si l'essence du Bien demeure inconnue, il n'est pas interdit de tracer dans une certaine mesure la direction qui y conduit. La biologie apporte ici un appui incontestable au pragmatisme et éclaire d'une lumière nouvelle la signification du devoir et de l'impératif moral : si la nature progresse sans cesse et si l'individu a conscience de ce progrès, rien ne l'empêche de se soumettre volontairement à la loi du progrès, de comprendre et d'encourager sa propre évolution. Et l'on retourne ainsi à la règle première du pragmatisme qui veut que la connaissance soit faite pour l'action. Ainsi les jugements moraux s'élaborent peu à peu par la réponse de l'expérience à nos besoins et par l'édification lente d'un idéal ; parfois, au cours des siècles, l'on voit s'élever simultanément plusieurs monuments différents et l'on se demande lequel de ces monuments est destiné à demeurer éternel ; il y a conflit entre deux constructions idéales ; il appartient à la raison humaine de savoir sacrifier celle qui ne lui procure pas les satisfactions les plus complètes.

Mais si une expérience intégrale ne peut être entièrement donnée dans l'univers concret, si la connaissance de la vérité ne peut être atteinte en ce monde, ne peut-on espérer qu'une existence nouvelle vienne prolonger la première et que l'idéal soit la manifestation d'un au delà ? La vérité morale ne serait-elle pas liée à la croyance religieuse ? « L'univers moral stable et systématique auquel aspire le philosophe n'est possible que dans un monde habité par un penseur divin dont la pensée embrasserait toutes les demandes possibles » 17. Connaissant tous les désirs, le penseur divin saurait les subordonner les uns aux autres et rétablir entre eux l'harmonie nécessaire.

Cette hypothèse d'une intelligence supérieure qui envelopperait dans une expérience intégrale et actuelle toute la vérité possible est à ce point obsédante qu'elle fait partie de notre vie et qu'elle aide à la diriger. Et l'idée de Dieu est non seulement nécessaire, mais satisfaisante ; si l'on appelle vérité une idée féconde, le rendement de l'idée religieuse est indéniable et, à ce point de vue, l'expérience religieuse doit appeler notre attention au même degré que l'expérience scientifique. Et pourquoi en serait-il autrement dans une philosophie où l'élément personnel joue un si grand rôle ? Du moment que la vérité scientifique est affectée d'un coefficient humain, que la psychologie imprègne la logique, que l'intelligence ne peut faire abstraction des données affectives, en quoi la vérité religieuse différerait-elle des autres vérités ? Dira-t-on qu'elle implique un élément particulier qu'on appelle la foi ? Mais la foi se retrouve également à la base de toutes les vérités scientifiques : « Toutes les valeurs et toutes les significations, dit le professeur Dewey, reposent sur des croyances » 18. « La science, dit W. James 19, affirme que les choses sont ; la morale dit que certaines choses sont meilleures que les autres, et la religion dit tout d'abord que les meilleures choses sont les plus éternelles... et ensuite que nous avons tout intérêt à croire à cette première affirmation. » Et qui donc pourrait nier que cet intérêt existe, puisque la religion nous offre une possibilité de connaître la vérité, et qu'il vaut encore mieux courir le risque de s'être trompé plutôt que de perdre une chance d'atteindre le vrai. Nous avons le droit d'ajouter foi à une hypothèse « vivante » et nous avons le devoir de diriger notre volonté vers cette croyance, de transformer par la force créatrice de notre activité volontaire une hypothèse en réalité.

Toute la philosophie de William James converge insensiblement vers l'idée religieuse, à laquelle il a consacré ses études les plus profondes. Dans une longue enquête expérimentale, il a mis en lumière toute la fécondité de cette idée qui permet à l'homme de s'élever au-dessus de lui-même et de prendre conscience d'un moi supérieur qui le rapproche des réalités spirituelles. « Il comprend que ce moi supérieur fait partie de quelque chose de plus grand que lui, mais de même nature, quelque chose qui agit dans l'univers en dehors de lui, qui peut lui venir en aide et s'offre à lui comme un refuge suprême quand son être inférieur a fait naufrage » 20. Ainsi la créature pressent les liens de solidarité qui le rattachent indissolublement à la région des âmes et, comme en une sorte de vision spirituelle, elle découvre enfin l'idée de l'infini.

 

Il ne nous appartient pas d'apprécier ici la valeur des théories de W. James. Au surplus, l'auteur ne s'est-il point de lui-même soustrait à toute critique en laissant entendre que, dans la recherche de la vérité, nos solutions demeuraient toujours provisoires ? C'est peut-être par cet aveu d'humilité qu'une telle philosophie nous semble si près de nous. Mais elle nous attire surtout parce qu'elle constitue une philosophie de la vie ; elle met en lumière cette activité volontaire qui forme le lien de tous les êtres, qui apparaît dans la nature inorganique, prend conscience d'elle-même chez l'animal et atteint chez l'homme à sa forme la plus parfaite, parce qu'elle donne alors à l'existence sa véritable signification. Ce n'est pas le moindre mérite de William James que d'avoir attaché son nom à une philosophie qui fût vraiment humaine.

 

L. M.

 

 

PRÉFACE DE L’AUTEUR

 

 

 

 

 

Je me suis attaché, dans les essais que je réunis ici, à exprimer de la manière la moins technique une attitude philosophique. S'il me fallait donner un nom à cette attitude, je choisirais celui d’empirisme radical, bien que des appellations aussi brèves ne provoquent nulle part autant de malentendus que dans le domaine philosophique. J'emploie l'expression « empirisme » pour indiquer que les conclusions les plus certaines touchant les matières de fait ne sauraient être considérées autrement que comme des hypothèses sujettes à être modifiées au cours de l'expérience future. J'ai ajouté « radical » parce que mon empirisme traite la doctrine du monisme elle-même comme une hypothèse et que, contrairement au demi-empirisme qui a cours sous les noms de positivisme, d'agnosticisme ou de naturalisme scientifique, il ne pose point dogmatiquement le monisme comme une réalité avec laquelle toute expérience doive compter.

La différence qui sépare le monisme du pluralisme est peut-être la plus féconde de toute la philosophie. Prima facie le monde se présente comme un pluralisme ; tel qu'il nous apparaît, son unité est celle d'une collection ; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous la cherchons, une unité plus complète que n'en apporte notre expérience première ; mais l'unité absolue, en dépit de l'impétuosité brillante que nous déployons pour l'atteindre, continue à nous échapper et demeure une « limite conceptuelle ».

« Jamais complètement », tel est, à cet égard, l'aveu final du philosophe rationaliste. Lorsque la raison a épuisé son pouvoir, les faits opaques et finis restent donnés avec leurs particularités qui, pour la plupart, ne s'expliquent ni par elles-mêmes, ni l’une par l'autre. En dernier ressort, il faut encore tenir compte des « points de vue » variés que comporte toute discussion relative à l'univers ; tel objet qui d'ici nous semble clair et entièrement connu, apparaît de là-bas comme une donnée dont on n'aperçoit que la façade extérieure. La négation, l'absence de logique, ne sont jamais entièrement bannies. Fussiez-vous le plus grand parmi les philosophes, il est encore une chose — appelez-la destin, hasard, liberté, spontanéité, démon, ce que vous voudrez — qui, de votre point de vue sera fausse, différente, extérieure, rebelle à toute classification. Quelque chose demeurera toujours un simple fait, une simple donnée ; et peut-être ne sub-siste-t-il pas dans tout l'univers un seul point de vue qui échappe à cette règle. « La raison, dit un excellent auteur, n'est qu'un des éléments du mystère ; et au sein de la conscience la plus altière qui ait régné ici-bas, la raison et le miracle ont rougi face à face ; l'inévitable s'écoule tandis que le doute et l'espoir fraternisent. L'univers garde heureusement son aspect sauvage, cette odeur de gibier qui accompagne le vol du faucon. La nature entière n'est que prodige. La répétition du même phénomène n'est pas suivie des mêmes effets. Lorsque la pièce fixée sur le tour a accompli son mouvement de rotation, le ciseau du graveur ne vient point frapper rigoureusement au même point que précédemment ; il s'en faut de la largeur d'un cheveu ; mais cet intervalle est réparti sur toute la courbe antérieure qui ne se trouve donc jamais parfaite, —jamais complètement 21. »

Ceci est du pluralisme exprimé dans un langage imagé. J'appelle empiriste radical celui qui veut voir dans ce pluralisme la forme permanente du monde et qui admet comme élément éternel l'expérience dans toute sa crudité. Quel que soit le point de vue où il se place, le monde ne lui apparaîtra jamais comme un fait absolument un. Des possibilités réelles, des indéterminations réelles, des commencements réels, des fins réelles, un mal réel, des crises, des catastrophes, des affranchissements réels, un Dieu réel et une vie morale réelle, toutes ces notions peuvent subsister dans l'empirisme tel que le sens commun les conçoit et sans que cette philosophie puisse songer à les « dépasser » ou à les réinterpréter sous la forme moniste.

Beaucoup de mes confrères professionnels souriront à mes conclusions irrationnelles, comme à ces essais dont la forme technique est dépourvue de tout artifice. Sans exclure à l'occasion toute la rigueur désirable, je voudrais qu'on les considérât comme un commentaire de l'attitude empirique radicale plutôt que comme une démonstration de sa validité ; j'aimerais que cette altitude fût mise en valeur avec une certaine réalité dramatique, qu'elle apparût en pleine lumière entre ces dogmatismes supérieurs et inférieurs qui, dans l'histoire de la philosophie, l'ont généralement éclipsée.

Mes quatre premiers essais ont pour objet général de défendre la légitimité de la foi religieuse. Quelques lecteurs rationalistes estimeront que choisir une telle cause, c'est abuser fâcheusement d'une influence professionnelle. L'humanité, diront-ils, n'est que trop disposée à embrasser la foi sans raisonner, et elle n'a que faire des sermons et des encouragements dans cet ordre d'idées.

J'accorde absolument que ce qui manque le plus à l'humanité, ce n'est point la foi, mais l'esprit critique et la circonspection. Sa faiblesse cardinale est de laisser la foi poursuivre témérairement une conception vivante, surtout lorsque cette conception possède des attaches instinctives. J'admets donc que si je m'adressais à l'Armée du Salut ou à une foule populaire mêlée, je ferais fausse route en prêchant la liberté de croire ainsi que je l'ai fait dans ces pages. Il est nécessaire à de tels auditoires que leurs croyances soient analysées et discutées, que le vent septentrional de la science emporte par son souffle ce qui subsiste en elles de maladif et de barbare. Mais des auditoires académiques déjà nourris dans la science ont des besoins très différents. Leur faiblesse mentale revêt une forme particulière qui se traduit par une sorte de paralysie de la faculté de croire, par une aboulie timorée dans le domaine religieux ; et cette faiblesse est déterminée par l'idée, soigneusement entretenue, d'une prétendue évidence scientifique dont la possession écarterait tout danger de naufrage dans la recherche de la vérité.

Mais, en réalité, il n'existe pas de méthode scientifique ou autre qui permette à l'homme de voguer en sûreté entre les deux périls opposés de croire trop peu ou de trop croire. Regarder ces périls en face est apparemment notre devoir, et savoir nous diriger à travers leurs écueils est la mesure de notre sagesse. Il ne suit pas de là, sous prétexte que la témérité est un vice chez les soldats, qu'il ne faille jamais les exhorter au courage. Ce que l'on devrait prêcher, c'est le courage qui s'appuie sur la responsabilité — ce courage qui n'a jamais fait défaut aux Nelson et aux Washington une fois qu'ils avaient tenu compte de tous les obstacles qui pouvaient s'opposer à leur succès et pris toutes les mesures nécessaires pout réduire, au cas de défaite, le désastre au minimum. Je ne pense pas que l’on puisse m'accuser d'encourager une foi téméraire. J'ai prêché le droit pour l'individu de s'abandonner à sa foi personnelle à ses propres risques. J'ai discuté la nature de ces risques ; j'ai affirmé que personne d'entre nous ne pouvait les éviter tous ; et j'ai simplement plaidé qu'il valait mieux les regarder franchement en face que d'agir comme si nous ignorions leur présence.

Que de bruit, me direz-vous, pour une matière sur laquelle, en dépit de nos divergences théoriques, nous nous accordons dans la pratique ! A notre époque de tolérance, aucun savant ne tentera jamais de contrarier nos opinions religieuses pourvu que nous nous y adonnions calmement entre amis et que nous n'en fassions pas un mauvais usage sur la place publique. — Or, je vous répondrai que c'est précisément cette question de publicité qui m'importe. Le critérium expérimental de la valeur des hypothèses religieuses relatives à l'univers, le seul moyen qui nous soit offert de les déclarer vraies ou fausses, réside dans l'examen des croyances individuelles actives et de leur expression spontanée dans la vie.

L'hypothèse scientifique la plus vraie est celle qui « fonctionne » le mieux ; il n'en peut être autrement des hypothèses religieuses. L'histoire des religions nous montre que, l'une après l'autre, chaque hypothèse a mal fonctionné, qu'elle s'est écroulée au contact d'une connaissance plus approfondie de l'univers, et qu'elle a disparu de l'esprit humain. Quelques articles de foi cependant ont survécu à toutes ces vicissitudes, et possèdent même aujourd'hui plus de vitalité que jamais ; c'est à la « science des religions » qu'il appartient de les déterminer avec précision. En attendant, la lutte la plus libre des opinions et l'application la plus ouverte qui en est faite à l'existence par leurs divers champions, constituent les conditions les plus favorables pour que la mieux adaptée puisse survivre. C'est pourquoi il est nécessaire qu'aucune d'elles ne demeure cachée sous le boisseau pour être cultivée dans l'ombre par quelques amis. Elles doivent s'épanouir au grand air, rivaliser entre elles, et j'estime — le régime de la tolérance la plus large étant admis — que la science n'a rien à redouter pour ses propres intérêts d'un état de fermentation vivante du monde religieux. Elles ne supporteront que mieux l'épreuve à laquelle sont soumises les hypothèses scientifiques, et engloberont ces dernières dans leur sein.

Le savant devrait donc accueillir avec bienveillance toute espèce d'agitation ou de discussion religieuse, dans la mesure où il accorde qu'une hypothèse religieuse puisse être vraie. Certes, un grand nombre de ses semblables repousseraient dogmatiquement une telle possibilité et maintiendraient que la science a déjà chassé toute espèce d'hypothèse religieuse. De tels esprits devraient, j'en conviens, s'attacher à reléguer les croyances religieuses dans le domaine privé, puisque toute manifestation publique n'en pourrait être, à leurs yeux, que nuisible. A leur égard, comme à l'égard des alliés qu'ils possèdent en dehors de la science, le débat reste ouvert, et j'espère que mon ouvrage contribuera à les confondre et à ranger les lecteurs de mon côté. La fermentation religieuse est toujours un symptôme de la vigueur intellectuelle d'une société ; et nos croyances ne sont nocives que lorsqu'elles oublient leur caractère hypothétique pour émettre des prétentions rationalistes ou dogmatiques. La nature humaine n'offre rien de plus intéressant et de plus précieux que ses idéals et ses croyances en l'au delà. Et cela est vrai partout et de tout temps ; les excès dont les individus et les époques historiques sont coupables se compensent au total, et deviennent à la longue une source de profils pour l'humanité.

Mon essai « sur quelques points de la philosophie hégélienne » traite superficiellement un sujet sérieux et appelle l'indulgence du lecteur. C'est une esquisse satirique que je réimprime ici (non sans quelque appréhension), à la fois parce que j'estime la méthode dialectique détestable lorsqu'elle a recours aux seuls concepts, et parce que cet essai projette quelque lumière positive sur le point de vue pluraliste-empirique.

Le travail sur les « recherches psychiques » a été ajouté au volume pour des raisons de convenance et d'utilité. Attiré depuis quelques années vers ce genre d'études par amour de la loyauté scientifique, j'ai pu me convaincre de son importance et je désire lui gagner le plus d'adeptes possible. La branche américaine de la Société des recherches psychiques a besoin d'être encouragée, et si mon article dirige vers elle de nouveaux adhérents, il aura satisfait à son objet.

Je réclame enfin l'indulgence du lecteur pour avoir répété le même passage en deux essais ; on voudra bien m'accorder qu'il est parfois malaisé d'exprimer en termes différents et avec une force égale une même pensée.

 

William James.

 

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

LA VOLONTÉ DE CROIRE

 

 

 

 

 

 

Dans une biographie de son frère publiée ces temps derniers par Leslie Stephen, l'auteur décrit une école que le jeune Fitz-James fréquentait autrefois. Le maître, du nom de Guest, avait coutume d'aborder avec ses élèves des problèmes tels que ceux de la différence entre la justification et la sanctification, ou de la toute-puissance de Dieu. La liberté de penser et l'impartialité qui règnent à Harvard ne nous ont point fait perdre tout contact avec ces questions vitales, et je me propose aujourd'hui de traiter de la justification par la foi — ou plutôt de la justification de la foi, j'entends de la légitimité de l'altitude croyante dans les matières religieuses, légitimité à laquelle la résistance de l'entendement purement logique ne saurait faire obstacle. « La volonté de croire » sera donc le titre de cet essai.

Pendant longtemps, j'ai soutenu devant mes élèves la validité des croyances que l'on adopte par un acte de volonté ; mais dès qu'ils ont été imprégnés de l'esprit logique, ils se sont fait une règle de refuser à ma conception toute valeur philosophique, et cela alors même que chacun d'eux était pénétré en fait de telle ou telle croyance particulière. Je suis cependant si profondément convaincu de la justesse de mon point de vue, que je saisis l'occasion de préciser ma pensée.

Je serai aussi peu technique que possible, bien que je sois obligé pour commencer de poser quelques distinctions techniques qui nous seront ultérieurement nécessaires.

 

I

 

Nous appellerons hypothèse tout ce qui est proposé à notre croyance ; et nous distinguerons parmi les hypothèses celles qui sont en quelque sorte vivantes de celles qui sont mortes. Une hypothèse vivante est celle qui se pose comme une véritable possibilité devant l'entendement auquel elle est soumise : si je vous demande de croire au Mahdi, une telle idée ne possède aucune affinité avec votre nature ; elle ne s'éclaire point de la lumière des choses croyables ; en tant qu'hypothèse, elle est absolument morte. Pour un Arabe cependant, alors qu'il ne serait pas sectateur du Mahdi, l'hypothèse fait partie des possibilités de sa pensée, elle est vivante. Ceci prouve que la vitalité ou le défaut de vie d'une hypothèse, n'expriment point des propriétés intrinsèques, mais un rapport entre l'hypothèse et chaque penseur individuel, elles se mesurent à la volonté d'agir qu'elles provoquent. Dire d'une hypothèse qu'elle possède le maximum de vie, c'est dire qu'elle dispose à agir irrévocablement. Pratiquement, cela s'appelle une croyance ; mais il y a déjà quelque tendance à croire partout où il y a quelque tendance à agir.

Appelons maintenant option le choix qui s'exerce entre deux hypothèses. Les options peuvent être de plusieurs sortes : vivantes ou mortes, obligées ou évitables importantes ou insignifiantes ; et, à l'égard de nos desseins particuliers, nous pouvons qualifier de parfaite une option qui se présente à la fois comme obligée, vivante et importante.

 

a) Une option est vivante lorsque les deux hypothèses proposées sont vivantes. Si je vous dis : « soyez théosophe ou mahométan », je vous propose vraisemblablement une option morte, puisque aucun des deux termes ne semble pouvoir être vivant pour vous. Mais si je vous dis : « soyez agnostique ou chrétien », il en est tout différemment. Avec l'éducation que vous avez reçue, chacune des deux hypothèses fait appel, dans une certaine mesure, à votre croyance.

b) D'autre part, si je vous dis : « je vous laisse le choix de sortir avec ou sans votre parapluie », je ne vous offre pas une option parfaite, puisque vous restez libre et que vous pouvez éviter d'exercer votre choix en ne sortant pas du tout. Même conclusion si je vous demande de m'aimer ou de me haïr, de considérer ma théorie comme vraie ou comme fausse, car vous pouvez fort bien demeurer indifférent à mon encontre, et refuser de porter un jugement sur mes théories. Mais si je vous dis : « acceptez cette vérité ou écartez-la, je vous mets en présence d'une option forcée, puisqu'il n'y a point place en dehors de cette alternative. Tout dilemme qui repose sur une disjonction logique complète, qui ne comporte aucune possibilité de se soustraire à un choix, est une option obligée.

c) Enfin, si j'étais le Dr Nansen et si je vous proposais de prendre part à mon expédition au Pôle, votre option serait importante, car l'occasion qui se présenterait à vous serait peut-être sans lendemain, et votre choix aurait pour effet, ou bien de vous exclure complètement de cette sorte d'immortalité que confère le Pôle, ou, au contraire, de remettre entre vos mains une chance d'y atteindre. Celui qui refuse de saisir une occasion unique perd sa récompense aussi sûrement que s'il avait échoué dans sa tentative. Par contre, une option est insignifiante lorsque l'occasion qui se présente est susceptible de se renouveler, lorsque l'enjeu est sans valeur, ou lorsque la décision prise est révocable. Dans la vie scientifique, les options insignifiantes abondent : un chimiste trouve une hypothèse suffisamment vivante pour passer une année à la vérifier ; il croit à son hypothèse pendant toute cette période ; si ses expériences ne se montrent pas concluantes, il n'aura éprouvé d'autre préjudice que la perte de son temps. Gardons bien ces distinctions dans l'esprit pour faciliter notre discussion.

 

II

 

Le second point qui doit nous occuper est la psychologie de nos jugements. Prenons certains phénomènes mentaux : il semble que notre nature passionnelle et volitive soit ici à la racine de toutes nos convictions. Tels autres phénomènes, au contraire, paraissent devoir demeurer immuables dès que l'entendement s'est prononcé sur eux. C'est de cette seconde catégorie que nous traiterons tout d'abord.

Ne semble-t-il pas déraisonnable de dire de nos opinions qu'elles sont modifiables à volonté ? Notre volonté peut-elle favoriser notre entendement ou, au contraire, lui faire obstacle dans la perception de la vérité ? Pouvons-nous, par un simple acte de volonté, croire que l'existence de Lincoln n'est qu'un mythe et que les portraits que l'on a publiés de lui représentent quelqu'un d'autre ? Pouvons-nous, par un effort de notre vouloir, ou par la force de notre désir, nous persuader que nous nous portons bien lorsqu'un rhumatisme nous cloue dans notre lit, ou croire encore que les deux billets d'un dollar qui sont dans notre poche forment un total de cent dollars ? Nous pouvons affirmer tout cela, mais nous sommes impuissants à y ajouter foi. Et il en est ainsi de tout l'édifice des vérités sur lesquelles portent nos croyances, qu'il s'agisse de données de fait immédiates ou médiates, suivant l'expression de Hume, ou de rapports entre des idées ; la présence comme l'absence de ces données et de ces rapports nous est attestée par l'entendement, et leur absence ne saurait être changée en présence par la seule force de notre action.

Il y a, dans les Pensées de Pascal, un passage célèbre connu, en littérature, sous le nom de « pari de Pascal ». Pour mieux nous entraîner vers la religion chrétienne, l'auteur raisonne comme si notre attitude vis-à-vis de la vérité ressemblait à l'attitude du joueur dans un jeu de hasard. Traduite librement, l'idée de l'auteur se ramène à ceci : vous êtes obligé de croire ou de ne pas croire à l'existence de Dieu : de quel côté pencherez-vous ? La raison humaine ne peut rien déterminer : une partie se joue entre vous et la nature des choses, et, au jour du jugement, elle amènera « croix ou pile » : « pesez le gain et la perte en prenant croix que Dieu est » : si vous gagnez, vous gagnez la béatitude éternelle ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul en faveur de l'existence de Dieu, encore devriez-vous risquer tout votre bien, car, alors que par ce moyen vous « hasardez certainement le fini », la certitude de ce que vous exposez est encore raisonnable pour peu qu'elle laisse une simple possibilité de gain infini. Allez donc, et prenez de l'eau bénite et faites dire des messes, la foi viendra et engourdira vos scrupules, « cela vous fera croire et vous abêtira ». Et pourquoi pas ? Au fond, qu'avez-vous à perdre ?

Peut-être pensez-vous que la foi religieuse, pour s'exprimer en un langage de table de jeu, doit être réduite à ses dernières ressources. Celle de Pascal, assurément, avait d'autres racines encore, et la page célèbre de l'auteur n'exprime qu'un de ses arguments, un effort ultime et désespéré dirigé contre la dureté des cœurs impies. Une croyance qui procéderait volontairement d'un calcul mécanique de cette sorte, serait, vous le sentez, dépourvue de cette essence intérieure qui fait la réalité de la foi ; et si nous étions à la place de la divinité, peut-être prendrions-nous un plaisir particulier à refuser la récompense éternelle aux fidèles de cette catégorie. À moins qu'il n'existe une tendance préexistante à croire aux messes et à l'eau bénite, il est évident que l'option offerte par Pascal à notre volonté n'est pas une « option vivante ». Aucun Turc, assurément, ne tient compte de ces moyens de salut, et à nous autres protestants, ils apparaissent comme de si lointaines impossibilités, que la logique de Pascal, invoquée spécialement pour ces cas particuliers, nous laisse indifférents. Le Mahdi pourrait aussi bien nous dire : « Je suis Celui que Dieu a créé dans son rayonnement, vous serez infiniment heureux si vous me reconnaissez, sinon vous serez bannis de la lumière du soleil ; pesez donc votre gain infini si je suis le Messie authentique, et, votre sacrifice fini, si je ne le suis point ». Sa logique serait celle de Pascal, mais il l'emploierait en vain à notre encontre parce que l'alternative qu'il nous offrirait serait une « option morte », un appel à l'action qui ne saurait trouver aucun écho dans notre conscience.

Faire reposer la foi sur la volonté, constitue, à ce point de vue, une sotte entreprise ; à un autre point de vue, c'est, en outre, une entreprise mesquine. Que l'on envisage le magnifique édifice des sciences physiques et la manière dont il a été construit ; les milliers de vies morales désintéressées qui gisent sous ses fondations ; la patience, l'esprit de sacrifice et de soumission aux lois inflexibles de la nature dont les pierres et le mortier conservent l'empreinte ; cette impersonnalité absolue que révèle sa vaste majesté ; et alors apparaîtront toute la sottise et toute la vanité du pauvre être sentimental qui prétend opposer à toute cette puissance le faible souffle de sa volonté, et fixer le cours des choses d'après son rêve intérieur. Comment s'étonner que ceux qui ont été élevés à la rude et mâle école de la science rejettent un tel subjectivisme ? Tout le système des vérités qui croissent dans les écoles de la science se dresse contre une telle tolérance.

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