Couverture

Théo Varlet

LE DÉMON DANS L’ÂME

© 2019 Librorium Editions

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PREMIÈRE PARTIE

AU SOLEIL DE L’AMOUR

CHAPITRE PREMIER

Un paradis terrestre

Les cigales se taisaient. Le soleil, affleurant le lointain horizon des montagnes bleutées, ruisselait en feu sur la mer, pareille à un lac, dans le cadre des deux promontoires. Sous les pins-parasols, au haut de la pente qui dévale avec ses verdures de cistes, de bruyères et de myrtes jusqu’aux rochers littoraux, les deux amants (époux, d’ailleurs, pour les commodités administratives ; mais ils ignoraient ce détail, ici) allongés sur la toison rousse et feutrée des aiguilles de pin encore chaudes, contemplaient la féerie du couchant.

C’était le dernier soir de leurs vacances merveilleuses.

Depuis six ans, Étienne Serval et sa femme venaient chaque été sur cette île déserte, incroyablement située à trois lieues au large des côtes provençales, retremper leur idylle aux jouvences de la vie primitive ; et le souvenir de ces quinze jours passés dans la lumière de l’Éden irradiait sur eux comme un sacre.

Évasion des tyrannies civilisées ! Loin des toits étouffants, loin des haleines envieuses et mesquines, la vie en liberté, la vie sauvage, allègre d’ignorer les frères-humains et les besoins artificiels… Des hamacs, suspendus aux troncs des pins bercés dans la tiède brise des nuits méditerranéennes ; un feu de « pignes » où faire cuire les produits de la pêche ; au besoin quelques vivres entreposés dans un vieux cabanon sans porte : – et les journées, toutes les journées immenses, depuis l’aube jusqu’à la brune, à vivre en Adam et Ève de ce royaume solitaire, à jouir de toutes les sensations, avec l’ingénuité des sauvages et des enfants, et avec une conscience aiguë de cerveaux civilisés.

Aux yeux de l’amoureux poète, le centre et l’âme du paysage étaient son Ida. Chaque calanque, chaque plage, chaque rocher de l’île les avaient vus tour à tour se livrer aux baisers du soleil et à la fluide caresse de la mer. Debout dans la lumière, la nudité de la jeune femme glorifiait l’outremer du ciel et l’indigo des flots, telle une Anadyomène vivante et amoureuse. Ses poses incarnaient les rêves de beauté épars aux effigies divines des musées. Assise à pêcher, d’une terrasse surplombante, – avec sa chair dorée comme un marbre sicilien, avec ses cheveux bouclés sous le grand chapeau de paille, – elle évoquait le charmant bronze de Pompéi, l’éphèbe à l’échine incurvée, attentif à manier le long roseau… L’Hermaphrodite Farnèse n’avait pas plus de grâce, quand elle rêvait couchée de son long, un bras sous les seins, l’autre ployé sous la tête… Elle était une sœur des nymphes immortelles chantées par Théocrite, lorsque sa chair toute chaude, imbibée de soleil, parmi l’hosanna des cigales, dans l’enveloppement de la mer et du ciel, ouvrait à son amant l’extase des possessions paniques… Ou bien encore, joueuse, elle fuyait : son plongeon crevait le miroir glauque de la calanque ; et c’étaient les ébats et les rires de l’agile sirène, la poursuite amphibie du triton, les souples voltes et nages éperdues, les feintes entre deux eaux parmi les troubles paysages sous-marins, le jaillissement à l’air libre, – et la capture triomphale de la proie ruisselante et docile, emportée vers la grotte où le sable pailleté de mica retient fidèlement ces empreintes voluptueuses que Platon voulait voir effacer par ses disciples, aux grèves de Phalère…

Mais Ida était plus et mieux qu’un simple jouet féminin. En dehors des heures adamiques, reniant les attributs conventionnels du sexe fragile et volage, elle revêtait, elle aussi, le pantalon de toile bleue et la vareuse de pêcheur qui la transfiguraient en un gamin dionysiaque. Et ce travesti (fort commode en outre, aux escalades et aux traversées de la brousse) symbolisait l’égalité que Serval jugeait essentielle à toute union parfaite.

Pour complaire à son bien-aimé, d’abord, elle avait surmonté les mollesses qu’une sotte éducation développe chez la femme ; mais bientôt elle se piqua au jeu, ambitionna de montrer sa bravoure à supporter joyeusement les mille petites souffrances de la vie sauvage ; et elle s’ingénia non moins que son mari à faire jouer toutes les élasticités de son être, à exercer les endurances et les souplesses de l’animalité primitive.

Cuisson du soleil sur la peau nue, griffures des épines traîtresses, heurts des rocs sournois cachés dans la brousse : – bagatelles que tout cela !… Simples chatouilles, aux plantes des pieds dûment tannées par la rugosité madréporique des grèves, que la sous-marine agression d’une pelote d’oursin plantant ses aiguilles jusqu’au derme, d’où on les extirpe avec les gestes minutieux du tireur d’épines… N’a-t-elle pas la joie, ensuite, d’exhiber ses blessures, d’offrir ses fines mains parées d’égratignures à l’amant qui boit dévotement, sur la chère peau bronzée, les gouttelettes de sang tiède et salé ?… Inconfort du sommeil engainé aux hamacs parfois battus du vent ou flagellés d’une averse soudaine ; et les nourritures de hasard, et la faim et la soif et les moustiques et les scorpions, – qu’importent ces vétilles, si on les affronte à deux, dans le paradis de l’amour triomphant ?

Mais l’explication du « sport » ne justifiait pas à elle seule l’attirance étrange qu’ils éprouvaient tous deux pour ces plaisirs stoïques et pervers. Au fond d’eux-mêmes et sans l’aveu de leurs consciences, ces mortifications avaient quelque chose de propitiatoire. Elles conjuraient des maux plus redoutables, elles monnayaient, pour ainsi dire, ces tourmentantes imaginations d’avenir tragique, de destin foudroyé, qui avaient hanté leurs adolescences, et qui aujourd’hui encore leur revenaient par bouffées de désirs romanesques – naufrages et abandons « perdus sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots » – désirs où ils voyaient tantôt une fatale prédestination, tantôt comme le trouble souvenir d’une vie antérieure qu’il leur fallait revivre, sous tous ses aspects de bonheur merveilleux et de désastres inouïs.

Car ils s’étaient connus jadis, une fois déjà, au cours des métempsycoses : ils n’en pouvaient douter ; et lorsqu’Étienne la berçait de ses poétiques divagations, Ida voyait se lever comme dans une réminiscence le tableau familier de l’Île bienheureuse, là-bas, au fond des Âges, sous le soleil des Mers Australes – l’île de corail au lagon intérieur mirant la verdure sombre des palétuviers, – leur patrie de jadis où ils s’aimèrent à l’ombre des palmiers royaux courbés sous l’alizé aux fraîches bénédictions, tandis que le tonnerre lointain du ressac roulait sur les récifs de la grève extérieure.

Quoi d’étonnant s’il l’avait reconnue entre tous les milliers de femmes de la terre, Elle, l’Unique, Celle d’autrefois qu’il désespérait de plus jamais revoir en cette vie, – la fraternelle évadée du passé, la Fille du Soleil aujourd’hui comme jadis libre et nue sans l’azur et couronnée de fleurs ! Quoi d’étonnant s’ils se sentaient seuls de leur race, parmi les hommes de l’Âge d’Acier ; s’ils se rejetaient avec ivresse au simulacre de l’autre vie radieuse, au rêve de leurs épousailles édéniques, sur cette île déserte, restituée hors l’espace et le temps, aux primitivités de la nature !…

 

Le soleil avait disparu. Entre la colonnade des pins, la mer chatoyait comme une soie lumineuse, et les carmins du couchant se mouraient sous la pure gloire du ciel de topaze où Vénus déjà palpitait, diamant blanc. Un clapotis de vaguelette au bas de la falaise, un frémissement de moustique, élargissaient le silence. Un goéland solitaire, à lents coups d’ailes, traversa l’espace, avec des cris de poulie rouillée.

— Notre dernière nuit ! prononça Ida, rêveuse. Combien de fois encore y reviendrons-nous, sur notre chère île ?… Qui sait si ce n’est pas la dernière ? ajouta-t-elle, en effeuillant une fleur de laurier-rose qui venait de tomber de ses cheveux.

— Qui sait, en effet, concéda Étienne, l’esprit ailleurs. Nous pouvons être morts demain, avant notre retour à Seyssac. Le bateau peut chavirer, le train dérailler, et cætera… Mais diable, ma petite fille, tu es bien philosophe, ce soir ! reprit-il, arc-bouté sur un coude avec la belle foi en l’avenir qui aveugle l’amour heureux presque à l’égal de la fougueuse adolescence. De tels accidents ridicules ne sont pas faits pour nous… Quoi donc, alors, nous empêcherait d’y revenir, – indéfiniment, jusqu’à la fin de nos jours ?

En guise de réponse, elle modula les deux premiers vers d’un sonnet de Ronsard qu’elle affectionnait :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise au coin du feu, dévidant et filant…

Puis, sur le ton mi-badin qu’ils prenaient quelquefois pour toucher au plus sacré de leurs sentiments, elle reprit :

— Ah ! la vie au grand air – les soleillades – les bains – les poissons crus d’un côté et brûlés de l’autre – les hamacs pour dormir – les cailloux pointus pour faire la sieste… comme tout cela sera encore plus beau de loin, quand nous serons cloués par les ans sur nos fauteuils, et que notre devise sera : Le Confort avant tout !… Tu ris, mon aimé ? tu ne me crois pas. Mais nous serons vieux un jour ; tu oublies que j’ai déjà vingt-quatre ans !

— Et moi trente-cinq, murmura Serval, à demi convaincu. C’est vrai. Mais nous aurons de beaux souvenirs.

— Les beaux souvenirs ne suffisent pas. Il faut encore autre chose…

Dans l’invasion lente de la nuit, la voix pure et fraîche de la jeune femme s’envolait sur la mer et sous la voûte assombrie des pins-parasols où les hamacs suspendus mettaient une tache claire.

Elle exposa le moyen qu’elle tenait en réserve pour garder l’amour de son bien-aimé, quand elle aurait perdu les charmes de la jeunesse. Elle ne voulait pas qu’il eût le dégoût de sa Chloé métamorphosée en Baucis, qu’il la délaissât au profit de quelque tendron…

— Hé si fait, monsieur, vous aimez trop la beauté pour ne pas la chercher où elle se trouvera… Mais je me souviens de ce que tu m’as dit un jour : que tu aimerais… oui tu l’as dit !… que tu aimerais un pou si ce pou était doué d’une belle intelligence. Eh bien même vieille et coriace, je veux être du moins la compagne de ton esprit !… Oh je le sais, quand tu m’as rencontrée, je n’étais qu’une petite bête ; je n’avais rien vu, je ne savais rien, sinon t’aimer… Et toi, avec ton grand cerveau, tu ne m’as pas méprisée, tu as senti que mon âme n’était qu’engourdie, que tu pourrais, à force de soins, l’éveiller. Tu as fait de moi ton élève, tu m’as appris à regarder autour de moi, à percevoir l’harmonie des couleurs et des formes, à aimer la beauté ; tu m’as fait lire les poètes, tu m’enseignes chaque jour le meilleur de ce que tu sais… Tu m’as donné une âme ; tu m’as créée… Tu verras, mon maître, si je ne m’efforce pas de faire encore plus de progrès, de devenir tout à fait digne de toi !

Il écoutait avec ivresse l’aveu de cette reconnaissance qu’elle lui avait rarement exprimée en paroles aussi claires, car son amour avait des pudeurs et presque des timidités de petite fille. Penché sur elle, il distinguait à peine, dans l’ombre de la chevelure, le brillant des yeux chéris…

La nuit était complète. La paisible scintillation des étoiles emplissait le ciel nocturne. Le phare du cap Bénat lançait toutes les cinq secondes son éclair de rubis. Une chouette miaulait au loin, sur deux notes, dans les ténèbres du bois sacré.

CHAPITRE II

Les « alpinistes »

Au premier chant des cigales, les deux Robinsons avaient décroché les hamacs et descendu leurs effets à la crique, sur l’appontement. Aussi, quand arriva la barque Robespierre chargée de sa pêche de nuit – un gros tas de poisson polychrome dont les soubresauts de vif-argent palpitaient à fond de cale – l’embarquement ne traîna point. Ida, vêtue selon les us réguliers de son sexe, prit place à l’arrière ; Étienne se mit à la barre, le vieil Alfred aux avirons, tandis que le mousse, grimpé sur le bordage, établissait l’antenne ; et le bateau sortit de l’anse, doubla le rocher de la Galère, prit le vent, et, sous son foc et sa voile latine, piqua droit vers la terre.

Plein l’île ensoleillée, peu à peu développant ses rivages sur l’eau miroitante, les cigales souveraines vibraient par myriades, par millions, et leur chœur – grelots d’or rythmiquement secoués – poursuivit la barque, durant plusieurs minutes. Puis leur grésillement décrut, sembla s’évaporer dans l’irradiation de la lumière ; les falaises, les bois, les calanques, se confondirent dans l’éloignement ; et l’île tout entière ne fut plus qu’une longue frise de hauteurs dressées à contre-jour sur l’horizon marin… Adieu, beau rêve de la vie préhistorique !

Le village du Lavandou se rapprocha peu à peu, avec ses maisons roses alignées, claires et gaies, sous la verte montagne ; on accosta enfin ; et les deux amants prirent pied sur le môle, dans l’ère contemporaine, – ce 11 juillet 1914. Au sortir de leur île, le petit port, où les pêcheurs soleillaient leur nonchaloir autour des barques tirées à terre, leur fit l’effet d’une active métropole. La vie civilisée leur parut tout à coup harassante et vaine, le voyage de retour fastidieusement long. Ils n’eurent plus qu’un désir : se retrouver chez eux. Le train de 9 heures allait passer ; mais ils eurent au préalable à décliner l’invitation d’Alfred, qui les sollicitait de venir en amis – « pas moins, monsieur Serval, depuis six ans qu’on se connaît ! » – manger la bouillabaisse, lorsqu’il aurait expédié son poisson ; et le brave homme ne se résigna enfin que sur la promesse du couple : – on reviendrait le voir avant la fin de l’été, à bicyclette.

Et ce fut, par le tortillard, la traversée des Maures, la forêt montueuse alliant, sur ses croupes de schiste micacé, les pins d’Alep et les chênes-lièges aux troncs bizarrement déculottés par l’écorçage ; puis la plaine de terre rouge, les champs de fleurs, les palmiers, les jardins, les blancs hôtels d’Hyères ; Toulon traversé à l’heure de la sieste, vide sous l’écrasement du soleil méridien ; la grande ligne, et une heure de compartiment surchauffé, en asphyxie somnambulique…

Ils se retrouvèrent à Seyssac(1), dans le paysage de collines calcaires et pelées où la tyrannie du milieu familier les réemboita – chez eux. Au long de la route, dont l’épaisse poussière blanche vous met aux narines une âpreté odorant la vanille et enduit, aux longues sécheresses d’été, la file des oliviers pareils à des charretées de foin, l’autobus qui mène au bourg les emporta, pour les laisser à mi-chemin, avec leurs bagages, devant le portail du Mas des Genêts

Une biographie complète d’Étienne Serval et de sa femme, depuis leur naissance, pourrait servir à démontrer par quel mécanisme exact les influences du milieu, agissant sur leurs individualités propres, avaient fait d’eux les personnages qu’ils se trouvaient être, à la veille de cette période, catastrophique pour l’humanité, où allait se jouer incidemment le drame de leur vie. Peut-être même – si l’on tenait à justifier l’existence de telle prédisposition psychophysiologique destinée à devenir un facteur considérable de ce drame – siérait-il de recourir aux lois de l’hérédité, et d’explorer les arbres généalogiques de nos deux héros…

Mais l’intérêt que suscitent en nous les gestes de nos frères humains aux prises avec une expérience à la fois originale et commune à chacun sous des formes variées – l’intérêt d’un roman – ne procède pas de la méthode anthropologique, et se rebuterait d’une enquête aussi minutieuse. La question n’est pas de savoir pourquoi l’Étienne Serval de juillet 1914 est devenu celui-là même et pas un autre ; mais bien comment il va réagir, au contact de son aventure. Et à cet effet, quelques points de repère suffiront à le situer parmi la série des innombrables types humains dont aucun ne nous est complètement étranger, grâce aux tendances, aux désirs, aux imaginations qui existent ou ont existé en chacun de nous, et qui auraient pu, autrement favorisés par les circonstances, nous faire tout différents de ce que la vie nous a faits.

 

Au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-71, Louis Serval – le père d’Étienne – avait quitté Liège, son pays d’origine, pour venir chercher fortune à Lille, dont la prospérité industrielle ne faisait que s’accroître, à la suite de « nos revers ». Modeste entrepreneur d’abord, une série de spéculations heureuses et enfin un mariage inespéré, l’avaient mis sur la voie de l’aisance et presque de la richesse. Lorsque sa femme fut morte en donnant naissance à un fils, il reporta tout son espoir sur la tête de ce rejeton, auquel il destinait la reprise de ses affaires.

Étienne montrait du goût pour l’étude, et ses années de pension faisaient augurer un brillant avenir. Toutefois, ses maîtres s’inquiétaient de le voir aussi peu sociable, comme isolé au milieu de ses camarades, et perdu en des ruminations énigmatiques. Reçu bachelier, il obtint encore deux années de répit – le temps de « passer sa licence en droit, ce qui ne nuit jamais dans les affaires ». Mais un beau jour, pressé par son père de venir au bureau chaque matin deux ou trois heures, prendre le courant du « business », le jeune homme démasqua enfin ses batteries, et déclara au vieux commerçant abasourdi qu’il avait résolu de devenir un grand poète, et que la seule carrière qui lui convînt était la littérature !

La scène fut orageuse. Mais le père Serval connaissait trop le caractère entier de son fils pour chercher à vaincre d’emblée sa résistance. Il songea d’abord à l’assouplir aux réalités de la vie en lui imposant le service militaire dans l’armée française ; mais un vieux levain d’orgueil patriotique le fit renoncer à ce projet : Étienne devait garder la nationalité de son père, et se libérer de la conscription belge par l’achat du traditionnel « remplaçant ». – Après mûres réflexions, partant de ce principe que « les voyages forment la jeunesse », le père s’imagina qu’un tour d’Europe mettrait un peu de plomb dans la tête de son fils et l’amènerait finalement à voir les choses en homme raisonnable.

C’était jeter de l’huile sur le feu. À parcourir dans l’enthousiasme de ses vingt ans les terres classiques de la beauté – l’Italie et la Grèce – les lyrismes d’Étienne ne firent que s’exalter et le persuader plus fermement de sa vocation. Il eût sans nul doute opposé un refus encore plus catégorique aux désirs de son géniteur, si la nouvelle que M. Serval était gravement malade n’avait brusquement coupé court à ses pérégrinations. Le jeune voyageur se trouvait alors à Salonique. Après soixante-douze heures de train, il débarqua dans sa ville natale, – pour assister aux obsèques de son père, et entreprendre, avec l’aide de son oncle Georges, la lutte contre les hommes de loi, déjà tout prêts à la curée.

Le défunt laissait des affaires assez embrouillées. La chance avait tourné contre lui, dans les derniers temps, et le règlement de grosses différences, l’achat de valeurs scabreuses, avaient réduit son portefeuille à peu de chose. Puis, des créanciers oubliés surgirent, et les droits de succession firent une autre brèche au patrimoine ; – si bien qu’après un semestre de délais et d’irritantes formalités, quand la situation fut tirée au clair, le jeune Serval ne possédait plus, outre quelques valeurs sérieuses et une liasse d’autres papiers bons à vendre au poids, que quatre immeubles médiocres, dont la maison paternelle, où il se réserva un étage.

Cette déception ne changea rien aux projets littéraires du poète. Six mille francs de revenu lui permettaient de vivre à sa guise, en toute indépendance, et de mûrir son œuvre sans aucun souci de gagne-pain ou de mercantilisme.

Dans la pleine ferveur de ses jeunes illusions, avec la conscience de remplir un devoir suprême, Étienne se mit au travail.

Il ne songeait pas, comme tant d’autres, à usurper la gloire. Il était décidé à la mériter, par la force du talent et de la probité artiste. Paris, avec ses chapelles littéraires, son entr’aide ayant pour but le cambriolage de la renommée, lui inspirait une méfiance insurmontable ; et chaque fois qu’il y faisait une apparition de quelques jours, il se demandait par quel prodige engrené dans un tel tourbillon de potins, de manœuvres utilitaires, d’intrigues arrivistes, un écrivain peut encore trouver le temps d’écrire. Ses premières œuvres publiées dans les revues, puis une plaquette et un livre de poèmes, lui valurent des curiosités parfois sympathiques ; et ses amis le pressèrent de venir habiter la capitale et de s’affilier à l’une ou l’autre des jeunes écoles, dont les disciples prôneraient, à charge de revanche, son jeune talent. Il remercia les conseilleurs, mais il préférait patienter. Le jour où il aurait produit une œuvre qui le sacrerait maître, alors oui… En attendant, il se cultivait, par sa propre méthode, qui faisait alterner les voyages et la recherche des sensations fécondes, avec des périodes de travail assidu et volontaire.

Des années, tantôt claustré sous la fuligineuse mélancolie du ciel lillois ; ou bien vagabondant au soleil méditerranéen, visitant les musées, les ruines, les sites fameux ou ignorés, passant des tumultueuses capitales aux pays les plus perdus, – aux quatre vents de l’Europe, il mena cette vie, soutenu par l’enthousiasme de la jeunesse et la foi dans son avenir.

La solitude ne l’effrayait pas. Au contraire, il avait assez vu d’amis installés « en ménage » pour prendre de la maîtresse bohème une aussi sainte horreur que de l’épouse régulière. Ni l’une ni l’autre pour lui. Tant qu’il ne rencontrerait pas, sous la forme où il l’avait peu à peu idéalisée, la sœur de son esprit, l’Alliée sûre et loyale, digne de partager ses plus hautes aspirations, l’amour n’aurait pour lui qu’un sens physiologique. Et loin de le ramener à des vues plus saines, ses aventures féminines – qui toutes s’achevaient dans le dégoût de la niaiserie et de la platitude – ne faisaient que cabrer les exigences de son rêve et les rendre plus hautes et inaccessibles. Il finit par se convaincre que jamais il ne rencontrerait l’Élue ; et il s’efforçait au renoncement stoïque. Mais au fond de lui fermentait le désir de la Présence complémentaire.

Un soir d’été, alors qu’il promenait sa fantaisie sur les routes blanches de la côte provençale, une avarie de bicyclette l’avait contraint de coucher à Seyssac. La silhouette du promontoire qu’il aperçut le matin, de sa fenêtre d’hôtel, le mit en goût : – il resta. Trois jours entiers, divinement grisé de soleil, d’azur et d’outremer marin, il rêva d’antiques idylles, parmi l’éclatante solitude des rochers littoraux ; il nagea, poursuivant d’idéales sirènes, dans l’aquarium limpide des « calanques » ; et cette nature à la fois nue et belle et tragique, – ces terrasses offrant leur blancheur à la lumière implacable, – ce décor appelant des fatalités eschyliennes, – émurent en lui des sympathies étranges. Il se promit d’y revenir ; et il sentit que cette promesse ne serait pas vaine, comme tant d’autres : car un lien préexistait entre ce coin de terre et lui, une affinité occulte et irrésistible qui engageait son avenir…

Il rencontra l’Élue. Et tout de suite, il se rappela le décor prédestiné. Pour Ida comme pour lui-même, le Nord brumeux et triste n’était que limbes : isolément ils y avaient traîné leur vie chrysalidaire, en attente l’un de l’autre ; – sous le soleil méditerranéen, parmi les lumineux décors de Seyssac, leur union éploierait sa métamorphose ailée.

Ils découvrirent, à l’écart du village, isolé de la grand-route par ses oliviers et sa pente de vignes, un vieux mas à façade rose, volets verts et toit de tuiles roussies. Devant, une manière de terrasse, abritée par un platane, deux ou trois faux-acacias, et tout un fouillis de pittospores, de lauriers-tins, de rosiers. Derrière, quelques gradins plantés d’arbres fruitiers : amandiers, cerisiers, figuiers, pêchers ; puis la colline offrant au couple, comme une annexe du domaine prolongée sur une demi-lieue, la belle solitude de son maquis et de ses pinèdes. Le home rustique se prêtait peu aux innovations du confort moderne ; mais on pouvait très bien le rendre habitable. Une grande pièce surtout, rafraîchie l’été par l’ombre des acacias, intimisée l’hiver par des flambées de pin et d’olivier dans l’âtre, fut aménagée avec amour en studio commun. Le piano d’Ida y voisinait avec la table de travail et la bibliothèque d’Étienne ; et l’inspiration du poète s’exaltait des mélodies naissant sous les doigts de la bien-aimée.

Ils prirent en affection leur demeure. L’appartement de Lille tomba au rang de simple pied-à-terre, où ils passèrent une ou deux semaines, de temps à autre, quand leur mariage (dont la nécessité ne leur apparut pas tout d’abord) les eut réconciliés avec la famille ; – et leurs pérégrinations en Italie, en Sicile, en Corse, en Tunisie, à travers tant de pays familiers à la jeunesse solitaire du poète, mais qu’illuminait d’un aspect nouveau la présence de la Galatée, revenaient fidèlement au havre bucolique du vieux mas et aux félicités inépuisables de leur idylle, dans le pays élu.

Le village même, – la « ville » de Seyssac – n’était à leurs yeux, parmi le décor naturel, qu’un détail, un accident de pittoresque. Dans les étroites rues en gradins, ouvertes sur l’outremer du port et sur l’azur du ciel, – et dont le côté d’ombre s’illumine aux clartés des façades peintes, en rose ou aurore, – les pigeons familiers, les chats qui par dizaines se chauffent au soleil, avaient pour eux une importance du même ordre que les Italiennes dépoitraillées, en peignoirs mauves ou jaunes, occupées à laver sur leur seuil des sardines de vif-argent dans une cuvette en terre vernissée. Les femmes du port, la marmaille demi-nue, les pêcheurs en bonnet génois rouge à retroussis noir, raccommodant leurs filets sur le quai, au long des barques tirées à terre et peintes de couleurs vives à l’imitation des girelles frétillant pêle-mêle avec les rascasses, les baudroies, les poulpes entassés sur les dalles ; – toute cette humanité primitive faisait fonction de figurants, d’accessoires obligés. Avec les simples, toutefois, ils en vinrent à échanger quelques mots, – de quoi démontrer que leur réserve ignorait la morgue citadine. Et, de fait, chez le menu peuple, le spectacle de leur bonheur n’éveillait point la jalousie, – qui suppose une certaine égalité, – mais plutôt une sympathie déférente et amusée.

Il n’en allait point de même chez la bourgeoisie et les notables. Pour ces représentants (à quelques exceptions près) de la basse psychologie d’arrière-province, les Serval étaient une énigme, et la curiosité insatisfaite les considérait avec une sorte d’irritation et presque de malveillance.

Depuis six ans qu’ils passaient une bonne moitié de l’année à Seyssac, en effet, ces originaux s’obstinaient à rester des étrangers.

On les voyait, presque chaque jour, passer sur le Cours, vêtus négligemment, tous deux la canne de promenade à la main (d’où le sobriquet : les Alpinistes) et se diriger, la plupart du temps seuls, vers les calanques ou la montagne.

Polis, certes, et le salut facile ; mais ils s’arrêtaient bien malaisément pour faire un bout de causette, et ne prêtaient que peu d’attention, dans les magasins où ils faisaient eux-mêmes leurs achats, aux histoires locales, si passionnantes ! Ces diables de gens du Nord avaient le talent de vous geler les questions sur les lèvres, au point que les plus fins en savaient sur eux juste autant que les autres.

Était-il Français ou non, ce mystérieux Alpiniste ? Il avait « du bien là-haut, tout là-haut », à Lille, où même il était né. Mais il ne votait pas, et il avait une fois ou deux parlé de la Belgique comme de son pays !… Pour elle, c’était encore plus embrouillé, et le secrétaire de la mairie lui-même, qui avait étudié son extrait de naissance, n’y voyait que du feu : elle était née au Caire (est-ce qu’on naît au Caire !) son père était d’Anvers, et sa mère de la Russie… Allez vous y reconnaître !… En tout cas, une espèce de Bohémienne, ma chère ! avec des cheveux qu’elle portait, par une affectation ridicule, taillés court, en garçon, des cheveux pas catholiques – et avec ça frisant d’eux-mêmes (on le voyait quand elle revenait du bain) à faire crever de jalousie les élégantes du lieu. Une seule, la petite Marie-Rose Brohon (cette sage enfant de Marie qui devint si malheureusement enceinte quelques mois plus tard) réussit à obtenir une imitation passable, à force de bigoudis et de petit fer. Et il fallait la voir, croisant son modèle, se redresser avec un air modestement provocateur de vierge ! Mais hélas ! c’était peine perdue : la Bohémienne ne la regardait même pas.

Ils ne regardaient personne, ces sacrés originaux. Ils ne s’intéressaient à rien du pays, sauf aux affreux cailloux des collines, grâce auxquels la promenade se réduit aux pavés du Cours et aux dalles du port, le dimanche… Le dimanche ! grand jour où l’on sort la belle toilette destinée à écraser les rivales, où les plus hauts talons torturent les pieds habitués aux espadrilles ou aux savates d’intérieur ; où l’on souffre délicieusement dans le corset serré à bloc, un sourire de triomphe sur les lèvres…

Eh bien, même cette coutume sacrée du dimanche, les Alpinistes ne la respectaient pas ! Non contents d’ignorer la messe, en vrais païens (et M. le Curé sut y faire, au prône, quelques allusions assez claires) ils ignoraient ce luxe qu’on se doit d’étaler, aux jours fériés. Tels les excursionnistes arrivés de Marseille par marches forcenées, ils avaient le front, ce jour-là, de traverser la ville en gros souliers ferrés (elle aussi !) et toujours leur canne battant avec dédain les pavés dominicaux… Et ce n’était pas le vêtement qui leur manquait : lorsqu’ils prenaient le train pour aller « à la ville », ils savaient alors « se mettre comme il faut ! » – Oui, décidément, c’était bien Seyssac qu’ils méprisaient !

Ils n’étaient pas pauvres, non plus. Ils recevaient chaque mois des sommes « conséquentes ». À quoi les dépensaient-ils donc ? Ils n’avaient aucun train de maison… pas même de bonne ! Ils préféraient, leur avait-on ouï dire, éviter cet espion domestique. Singulier aveu ! Qu’avaient-ils donc à cacher ?

Personne du village n’entrait dans leur habitation, qu’ils avaient choisie – pour l’air et la tranquillité, soi-disant – à la campagne, isolée de la route. Lorsqu’ils n’étaient pas à courir les collines, ils se terraient là-dedans, comme des ours, à trafiquer on ne savait quoi. La porteuse de dépêches, qui pénétrait à l’occasion dans leur antre, avait de ses yeux vu la Bohémienne – ah ! elle se la coulait douce, n’ayant pas d’enfant, la pécore ! – vêtue d’un peignoir de velours rouge, avec des babouches dorées aux pieds, étalée sur un sofa, entre des piles de coussins, comme une odalisque !

Ces drôles de particuliers possédaient aussi des livres en quantité extravagante. Le déménageur en avait compté six énormes caisses. À quoi pouvaient bien servir tous ces livres ? Le notaire n’en avait pas moitié autant. – Et l’Alpiniste, évidemment, n’était pas un notaire !

Un peintre, plutôt ; car on l’avait vu traverser la ville avec une boîte de couleurs et de petits tableaux… Mais ces tableaux, il les dissimulait soigneusement, à l’inverse des autres artistes. – Pourquoi ?

Les lettres et journaux qu’il recevait portaient la mention : « littérateur » ou encore : « poète ». Mais ce n’est pas ainsi que les jeunes filles du cru imaginent un poâhte !

Il y avait chez eux un piano, dont jouait la Bohémienne, et on l’entendait de la grande route, les soirs d’été, par les fenêtres ouvertes. Mais elle n’était sûrement pas aussi adroite que les filles du notaire ou la dame du médecin, car dans sa musique on ne reconnaissait jamais un air à la mode… Et puis, si elle avait su vraiment jouer, elle n’aurait pas refusé d’aller déployer son talent aux soirées des notables !

Avec quelle joie la malignité du Tout-Seyssac eût daubé sur une peccadille bien avérée de « cette espèce d’artiste » ! Mais hélas ! la plus jalouse surveillance était vaine, et les plus venimeuses de ces dames en étaient réduites à inventer sur son compte des calomnies cousues de fil blanc, qu’il était impossible de prendre au sérieux. Et quant au mari, les beautés locales ne le touchaient pas, et Mme Soucardot, la fringante receveuse des contributions, lui avait prodigué en vain les plus séduisants sourires. – D’ailleurs, ces deux « essentriques » étaient inséparables : on ne les voyait jamais l’un sans l’autre ; et c’en devenait bouffon, à la longue !

La seule arme positive qu’ils eussent fournie aux médisances sur le chapitre moral datait de leur arrivée à Seyssac. Ils vivaient alors « en concubinage », comme disait M. le Curé, et avaient attendu près de trois mois pour se marier – civilement, pas même à l’église… Et quel scandale, ce mariage, où ils vinrent dans leurs habits de tous les jours, les souliers poudreux, se présenter par-devant M. le Maire, qui avait fait toilette, lui, comme les témoins… alors que toute la ville attendait sur le pas des portes, pour voir le cortège !

Si les maisons respectables leur avaient, au début, fermé leurs portes, comme il sied, ce fut, dès qu’ils eurent « régularisé leur situation », à qui les inviterait. Mais, chose inouïe, ces étrangers, qui auraient dû s’estimer trop heureux, continuèrent de se tenir à l’écart. Pour toute excuse, ils vous répondaient qu’ils n’avaient pas le temps ! Quel toupet ! on savait bien que, n’étant pas dans le commerce, ils n’avaient rien à faire. Passaient-ils donc toutes les soirées à se bécoter au coin du feu ? – Et si on leur demandait : « Vous devez vous ennuyer, tout seuls, à la campagne ? » – ils prétendaient que non.

En six ans, les Alpinistes n’avaient fait que deux exceptions à leur réserve ; et ce n’était pas en faveur de sérieuses notabilités, loin de là !

L’une concernait la femme d’un officier de marine, que les bonnes langues accusaient d’être « une ancienne de Toulon, ma chère ! une fumeuse d’opium », chez laquelle ils allaient de fois à autre – apparemment se griser de l’abominable drogue interdite par la loi et qui rend fou et criminel !

Mais leur seconde relation fut peut-être plus regrettable.

Pas une fois depuis son arrivée, l’Alpiniste (qui ne votait pas) n’avait laissé deviner la couleur de ses opinions politiques. Mystérieuses comme sa vie, elles n’en devaient pas être meilleures pour cela, au contraire ! Les gens qui ne vont pas à la messe, d’abord… Mais les pires soupçons furent confirmés, lorsqu’un beau jour on le vit entrer (avec sa femme, naturellement) chez M. Escoffion, le juge de paix, – un socialiste ! Sous couleur d’échanger des livres, les deux ménages se fréquentèrent ; et, preuve de réelle scélératesse, les Serval continuèrent à saluer les époux Soucardot, « des contributions », qui étaient à couteaux tirés avec la justice de paix !

On était fixé, désormais, sur les Alpinistes ; et les gens bien-pensants ne les saluèrent plus qu’après un regard circulaire pour s’assurer qu’on ne les voyait pas… Nouvelle bravade : les Alpinistes cessèrent de répondre à ces frauduleuses politesses ; et, inaccessibles aux froideurs comme aux avances, ils fréquentèrent de plus belle le socialiste et la fumeuse d’opium.

CHAPITRE III

Guerre imminente

Que cet éloignement systématique de la bonne société locale fût chez les Alpinistes un parti-pris, on n’en pouvait douter quand on les voyait dans les meilleurs termes avec cette foule de journalistes et de peintres qui s’abattaient chaque année plus nombreux sur Seyssac. En compagnie de ce monde bizarre et interlope – des hurluberlus tout rasés comme des acteurs, des femmes à cheveux teints, à toilettes extravagantes, et qui buvaient l’apéritif ! – ils quittaient leurs façons hautaines et glaciales. Ils les retrouvaient au café du Progrès ; et là, installés sur la terrasse, ils semblaient se divertir beaucoup, à pérorer tous ensemble, interminablement, comme s’ils discutaient d’affaires sérieuses.

Certains même de ces Parisiens se promenaient avec eux des après-midi entiers, et on les recevait à manger, à boire, à faire de la musique, dans ce mas des Genêts si rigoureusement interdit aux curiosités de la population. Et le plus drôle, c’était que les Parisiens (des gens riches, pourtant, et qui laissaient pas mal de plumes dans les hôtels du lieu) traitaient les Alpinistes en égaux, sans avoir l’air d’apercevoir leur ridicule insignifiance.

Un jour ou deux avant leur retour de voyage, précisément, étaient descendus au Grand Hôtel deux messieurs de ce genre, avec leurs dames, qui s’étaient informés des Serval. Leur absence était connue de tous, bien entendu ; mais on trouva plaisant de feindre, et d’envoyer les étrangers à la « campagne », où ils trouvèrent porte de bois.

Ce fut donc un hasard qui les mit en présence du couple, un matin que celui-ci, retour du bain, passait sur le port.

Lucien Laville, imposant gaillard à barbe rousse et lunettes d’écaille, était la gloire naissante et le chef incontesté du groupe littéraire où Étienne Serval comptait le plus de sympathies, mais où son dédain de l’arrivisme, ses goûts d’indépendance absolue, son manque d’esprit de chapelle, en un mot, lui valaient le qualificatif d’« amateur ». Laville persistait à croire en l’avenir du poète, qui lui vouait une réelle amitié pour sa belle intelligence et sa simplicité d’allures. – Quant à Georgette Laville, musicienne et spirituelle causeuse, elle tenait Ida sous son charme.

— Quelle heureuse surprise ! vous voilà donc rentrés, chers amis !

Par leur présence, les compagnons des Laville – le peintre Albert Rudeaux et madame – que les Serval voyaient pour la première fois, nuisirent d’abord un peu à la cordialité de l’atmosphère. Mais on décida de fêter par un déjeuner en commun la rencontre inespérée ; la chère et le vin eurent tôt fait de délier les langues et d’atténuer la distinction entre nouvelles et anciennes connaissances. Le café pris, ce fut un groupe homogène qui partit en promenade.

Sur la prière de ses amis, Étienne les guida par le plus âpre des collines. Il leur montra ces paysages naguère inconnus, alors déjà familiers à quelques peintres et amateurs de vierge nature, mais où les touristes viendront en foule s’extasier sur commande, lorsque des routes praticables livreront aux autos ce massif calcaire que chauffe le soleil de Provence et qui égale en beauté sauvage les sites les plus renommés du Péloponnèse. Ils parcoururent de longs plateaux arides, dont la roche rongée, fissurée, crevassée par le sec et l’humide et le chaud et le froid, se désagrège en un cailloutis qui déroule sous les pieds avec un bruit de ferraille ; ils arpentèrent de blanches solitudes parsemées çà et là de maigres buissons : – kermès rabougris, tue-chèvres épineux fleuris d’or jaune, genévriers bourrus, cistes et bruyères roussies, romarins, thyms et lavandes ; – ils traversèrent des reboisements de pins obstinés à vivre dans les pierres qui crèvent le tapis des aiguilles tombées ; ils descendirent en des vals déchiquetés et farouches, muets, sans un oiseau, torréfiés de soleil, dont les crêtes se découpent sur l’azur avec un relief de paysage sélénite ; ils virent s’étaler au bas de la montagne l’indigo brasillant de la mer, sous un haut promontoire aux falaises safranées, qui se mua, vers l’heure du coucher de soleil, en fabuleux rempart de cuivre rouge…

Ce fut vers la fin de cette excursion (les dames, un peu lasses, suivaient de loin) que les hommes entreprirent le sujet d’actualité : la guerre possible. On était au 23 juillet. Nul danger immédiat, certes ; mais l’assassinat de l’Archiduc, les prétentions autrichiennes, l’attitude agressive de l’Allemagne, rappelaient les crises antérieures : Agadir, les zeppelins et taubes dans l’Est, les incidents de Saverne et Nancy… Les deux littérateurs et le peintre considéraient la guerre comme un fléau sans égal pour la civilisation, et l’attitude de la France, conciliante à tout prix, leur apparaissait la plus noble, en face des bravacheries germaniques. D’ailleurs, le caractère formidable de l’armement actuel, les moyens de destruction nouveaux, rendraient un conflit tellement meurtrier qu’aucune puissance n’oserait, à l’heure décisive, en assumer la responsabilité. Ou si, malgré tout, la guerre éclatait – par la force des choses – quelques jours, voire quelques semaines d’une tuerie excessive amèneraient les belligérants à une prompte paix. Au seul point de vue financier, le coût monstrueux des hostilités (un milliard par mois, pour la France seule !) les empêcherait de durer plus de cinq mois, – les ressources disponibles de chaque pays étant bornées à l’encaisse métallique des banques. Les revues les plus sérieuses avaient établi le point de façon absolue. – Et tous trois citaient des chiffres, déploraient le gaspillage fou qu’entraîne déjà la simple paix armée. Le peintre, en bon socialiste, vitupérait contre la nouvelle loi de trois ans, et voulait remplacer l’armée permanente par la milice nationale de Jaurès. Dans le feu de la discussion, il alla même jusqu’à dire que peu lui importait d’être Allemand ou Français. La grande fraternité mondiale n’unissait-elle pas tous les peuples sans distinction, contre l’Internationale des exploiteurs patronaux, la tyrannie bourgeoise et celle des gradés, leurs instruments ? Car Rudeaux avait tâté de la caserne, et il conservait de cette servitude le plus abominable souvenir. Toutefois, que la guerre éclatât, soit, il marcherait, comme les autres !

Malgré leur indulgence aux principes antimilitaristes de leur jeunesse (qu’ils rappelaient avec un sourire sceptique) ses deux compagnons n’allaient pas aussi loin. Laville (classé auxiliaire) était « bon Européen », mais patriote par définition, et n’admettait pas qu’une race étrangère pût dominer sur le sol national. Pour l’Alsace-Lorraine, vu la prescription du fait accompli et en faveur de la paix, il partageait les sentiments de la majorité intellectuelle d’alors, et condamnait les idées de « revanche ». Mais il se déclarait prêt à repousser toute invasion menaçant sa belle patrie : la France. Quant à Serval, la neutralité de la Belgique, garantie par l’Europe, le rassurait. Son pays était à l’abri de la guerre, et son « remplaçant » n’aurait pas à faire le coup de feu. Mais il aimait la France – pur flambeau de la civilisation, laboratoire du progrès humain, noyau des futurs États-Unis du Globe – et il se révoltait contre sa sujétion éventuelle. Cela l’eût « dégoûté à fond » de voir la Provence, son pays adoptif, aux ordres d’un gouverneur teuton. Il jugeait d’ailleurs les Allemands (tels qu’il les avait vus à Cologne, Munich, Nuremberg) un peuple grossier, tandis que les Autrichiens lui étaient apparus, du moins à Vienne, très fins et civilisés.

Mais bien entendu, les considérations auxquelles ils venaient de se livrer n’avaient d’intérêt que théorique : les événements qui se passaient là-bas du côté de Belgrade présageaient tout au plus une autre édition de ces guerres balkaniques dont les journaux avaient fait de la copie durant deux ans. Cette fois encore, selon leur expression, « le conflit serait localisé ».

— Nous avons dit, je crois, pas mal de bêtises, lança Laville, en dardant sur ses deux compagnons l’éclair de ses lunettes.

— Bah ! n’est-ce pas la règle sur ces sujets ? railla Serval, légèrement.

— Et quelles bêtises plus graves on ferait, si ces sujets devenaient réalité ! exclama Rudeaux avec amertume.

Mais personne ne releva son observation, et comme on débouchait sur le port, on fit halte pour attendre les dames, et on parla d’autre chose.

Entraîné par les obligations amicales de cette société inhabituelle, Serval ne parcourait plus les journaux qu’à peine, et ne voyait pas s’accroître le péril qu’il eût, en autre temps, mieux discerné. Le tragique de l’heure ne lui apparut que le soir du dimanche 26, au retour d’une excursion.

Les journaux achetés le matin, il les avait fourrés pêle-mêle avec les provisions dans son sac au dos où ils étaient restés durant l’allègre marche des trois couples parmi les bois de pins, puis au flanc de la montagne fauve, sous le soleil d’été, en vue de la mer bleue. Pas un instant nul n’avait songé à la gravité possible des nouvelles, lors de la halte parmi les rochers littoraux, où se confectionna, sur un feu de pommes de pin et suivant la recette des pêcheurs du Lavandou, la pittoresque bouillabaisse. De retour au village, on s’était quitté avec l’espoir de renouveler ces plaisirs durant les cinq jours de vacances qui restaient aux Parisiens.

Rentré chez lui, sous la lampe, Serval parcourut les feuilles, et pour la première fois l’imminence du danger lui sauta aux yeux, avec la vision de la catastrophe, – moins causée par l’histoire serbe que voulue par l’Allemagne, rebelle à toute concession.

Ida s’était mise au piano, et improvisait en sourdine. Le parfum des genêts entrait par les fenêtres, avec la fraîcheur nocturne. Des papillons de nuit, attirés par la clarté, faisaient résonner les moustiquaires métalliques sous leurs chocs et leurs battements d’ailes ; des éphémères, qui s’étaient introduits dans la pièce, tournoyaient autour de la lampe, et venaient tomber, les ailes grillées, sur l’imprimé aux nouvelles sinistres. Afin de mieux comprendre, Étienne alla rechercher dans la caisse aux vieux papiers les numéros des jours précédents, qu’il analysa fiévreusement. – Et la calamiteuse certitude s’élargit en lui, le pénétra d’une horreur muette.

Cependant, le froissis de tous ces journaux attira l’attention de la jeune femme.

— Que cherches-tu, mon bien-aimé ? demanda-t-elle.

Pirouettant sur le tabouret, elle vint s’appuyer à l’épaule d’Étienne, avec un gai sourire ; et le parfum de sa jeune chair, comme une fraîcheur marine, s’exhalait de son kimono flottant.

Il hésita une seconde ; mais habitué à ne lui rien cacher de ses pensées, il la prit sur ses genoux et, caressant la fine main encore brunie et griffée par le soleil et les buissons de l’île heureuse :

— La guerre, petite fille ; nous allons avoir la guerre.

— La guerre ? répéta-t-elle, sans bien comprendre. Mais pourquoi ? Ne disais-tu pas qu’elle était impossible, de nos jours ?

— Je me trompais. Je croyais au progrès, à la civilisation… Des rêves ! Il n’y a pas de progrès. La bête humaine est toujours pareille. C’est la loi fatale : les peuples doivent s’entredévorer, au lieu de s’unir pour l’œuvre commune.

Elle baissa la tête et, soudainement grave :

— Oui, tu es trop bon, trop généreux : tu crois que tout le monde te ressemble… Mais qu’allons-nous faire, s’il y a la guerre, comme tu le dis ?

— Rien. Attendre. Voir venir. Nous sommes en sûreté ici, provisoirement.