Couverture

Théo Varlet

AURORE LESCURE PILOTE D’ASTRONEF

© 2019 Librorium Editions

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NOTES PRÉLIMINAIRES DE L’AUTEUR

Quelques critiques, ignorant l’état réel de la question astronautique, ont qualifié d’« utopiques, impossibles » mes anticipations dans ce domaine.

Tout en réservant pour le romancier d’imagination le droit strict de sortir de la réalité, je tiens à faire observer que des esprits de premier ordre, des savants et des techniciens d’une parfaite compétence, comme M. Robert Esnault-Pelterie, croient et affirment la possibilité et la réalisation prochaine des voyages interplanétaires :

 

« Ma conclusion est aujourd’hui que, si l’on pouvait réunir les fonds nécessaires, il est infiniment probable que le voyage de la lune et retour serait effectué avant dix ans. »

(R. Esnault-Pelterie, L’Astronautique, page 225 – Lahure,
éditeur, 19, rue de Rennes. 1930).

 

Sans compter que, depuis la publication de ma Grande Panne (octobre 1930) qui a donné lieu aux critiques susdites, la vulgarisation de la question astronautique a beaucoup progressé. Pas un journal, grand ou petit, pas une revue, qui n’aient publié un ou plusieurs articles sur ce sujet…

I

Un jeune phénomène

— Tu arrives seul, Gaston ? s’étonna mon oncle Frémiet, en m’accueillant à la porte de la salle à manger. Et ta femme ? Elle ne vient pas ?

— Aurore ? Si fait, elle va venir. Mais il a fallu qu’elle aille à un rendez-vous d’affaires, avec Mme Simo… Simodzuki.

Le nom de la milliardaire m’échappa, bien plus pour justifier l’importance du rendez-vous, que par un sentiment de basse vanité. Et tout aussitôt je perçus que je venais de commettre une indiscrétion et une sottise.

Mon oncle hocha d’un air révérencieux et ironique sa longue barbe blanche et sa crinière de « photographe d’art » resté toujours un peu rapin malgré l’âge et la notoriété.

— Saperlipopette ! Mme Simodzuki ! Ce n’est pas de la petite bière !

Surgie de la cuisine, où, fin cordon-bleu, elle surveillait les préparatifs du dîner, ma tante avait entendu ma réponse. Elle m’embrassa, s’effarant :

— Mais, Gaston ! c’est une imprudence, de la laisser courir Paris seule en auto, cette pauvre petite, le jour même où elle sort de la clinique…

Je réfutai en souriant l’affectueux reproche :

— Pas le jour même, ma tante, rassurez-vous ; elle est sortie hier, et tout à fait rétablie…

La voix cuivrée de mon oncle appuya, malicieusement :

— Et même si elle risquait une migraine, ce ne serait pas trop payer l’occasion d’entrer en affaires avec Mme Simodzuki… Tu sais qui c’est ? Ta femme t’a parlé d’elle ?

— Non. Aurore m’a téléphoné de l’Institut pour m’avertir qu’elle ne repasserait pas me prendre et viendrait directement ici. Elle m’a tout juste dit le nom de cette dame. Une milliardaire, n’est-ce pas ?

— Oui. Et comment ! On parle d’elle, dans l’Intran de ce soir. Tu n’as pas lu ?… Alors, prends ce fauteuil, et écoute… Mais d’abord un petit apéritif, hein ?

On s’assit ; ma tante versa le traditionnel vin du cap Corse, et mon oncle se mit à lire :

 

« La femme la plus riche du monde est une Japonaise, Mme Yone Simodzuki, femme d’affaires extraordinaire, propriétaire d’une flotte de navires, d’aciéries, de plantations de canne à sucre, de coton, etc., et qui a réussi à édifier une jolie fortune de 30 millions de livres sterling, soit 3.750 millions de francs.

« Veuve et sans héritiers directs, cette milliardaire philanthrope a déjà fondé au Japon, en Chine et en Amérique un grand nombre d’institutions charitables ou scientifiques, et répandu à pleines mains des sommes énormes pour le soulagement des misères et le bien spirituel de l’humanité. Un filet de ce pactole a commencé aussi de couler sur la France. Lors d’un voyage en Europe, il y a six mois, Mme Simodzuki a fait l’acquisition d’une partie considérable de l’île du Levant (îles d’Hyères) attenante à celle qui renferme la colonie naturiste d’Héliopolis, fondée par les docteurs Durville. Depuis cette époque, d’importants travaux ont été exécutés, comprenant l’établissement d’une puissante station émettrice de T.S.F., dans la propriété de la milliardaire. Bien que celle-ci, rebelle à toute interview, se refuse obstinément à faire connaître ses projets, nous croyons savoir qu’elle a l’intention, elle aussi, de prêcher la régénération de notre vieille humanité par le retour à la nature. Mais le soin jaloux avec lequel est clôturé le nouveau domaine permet de supposer qu’on va y pratiquer le nudisme intégral. La station de T.S.F. diffuserait une large propagande en faveur de cette doctrine hygiénique.

« Mme Simodzuki elle-même, venant d’Amérique, via les Açores, est arrivée avant-hier à Paris, en vue de recruter des adeptes… »

 

Mais la porte s’ouvrit et Aurore fit son entrée. On courut à elle. Ma tante, qui a la manie des embrassades, la serra sur son cœur. Puis, la tenant à bout de bras, sous la clarté du plafonnier :

— Ma pauvre petite !… Vous l’avez échappé belle ! C’est bien fini, alors, votre blessure ?

Mon oncle également s’approcha, pour examiner la légère cicatrice qui traversait obliquement la tempe gauche, du sourcil à la naissance des cheveux.

— Allons, ma nièce, je vois avec plaisir que cela ne compromet pas votre esthétique… Ni votre activité. À peine sur pied, houp ! au travail… Nous lisions justement (et il brandit le journal qu’il n’avait pas lâché) cet article sur Mme Simodzuki. Vous allez peut-être pouvoir nous renseigner sur ses projets de régénérer l’humanité par le nudisme intégral ou autrement ?

Au regard de reproche que me lança ma femme, je compris encore mieux l’étendue de ma gaffe de tantôt. Elle affecta un ton léger :

— Régénérer l’humanité ? Mon Dieu non ! Mme Simodzuki ne m’a fait aucune confidence de ce genre. Une simple proposition d’affaire… au sujet des brevets de mon père.

Et, pour détourner la conversation, elle coupa :

— Vous avez des nouvelles d’Oscar ? Il est content de son reportage ? Toujours en Allemagne ?

Le père Frémiet sentit qu’il abordait avec la milliardaire, un sujet indésirable, et il déposa le journal, tandis que Mme Frémiet s’empressait de répondre :

— Oui, oui, nous avons reçu de ses nouvelles, presque chaque jour, et il paraissait content. Mais l’ennui, c’est que nous ne pouvions pas lui écrire ; il était en mission secrète, sous un faux nom, et la police… Enfin, il doit rentrer ce soir, le cher petit. J’espérais qu’il serait là pour dîner avec nous…

Mon oncle s’insurgea, catégorique :

— Ah, non ! Il est déjà huit heures et demie. Tu ne vas pas laisser jeûner indéfiniment tes invités… surtout cette pauvre Aurore, à peine convalescente. En réalité, nous ne savons pas s’il arrivera aujourd’hui, notre « jeune phénomène ». Sa dépêche, datée de Berlin ce matin neuf heures, disait : « Compte rentrer avion ce soir. » Or, j’ai téléphoné au Bourget, il y a deux heures, et on m’a répondu que l’appareil du service régulier de Berlin était arrivé, mais que parmi ses passagers il n’y avait aucun Oscar Frémiet, journaliste… La question est réglée. Assez attendu, Gisèle ; dis à Mélanie de servir. Si par hasard notre jeune phénomène rentre encore ce soir, tu peux être sûre qu’il aura dîné.

Ma tante s’efforça de gagner quelques minutes de plus, en exhibant les cartes illustrées reçues de Berlin ; mais elles étaient d’un laconisme décevant. Pas une allusion au reportage. À une question d’Aurore, le père Frémiet répondit :

— Non, il ne nous a guère fait de confidences avant son départ, et nous ignorons à peu près ce qu’il est allé faire à Berlin. Cela s’est produit tout d’un coup, voici dix jours. Une petite enquête sans importance à Saint-Malo lui avait fourni, par ricochet, une idée. Il n’a rien voulu nous dire de plus, sinon que, de la vérification de cette idée, qu’il allait tenter à Berlin, dépendait son avenir de reporter. S’il a deviné juste, il devient un « as » de sa profession, l’égal des Géo London et des Arthur Dupin… Et il semble avoir réussi. Mais j’attends, pour me réjouir, de connaître les détails. Il nous les dira ce soir, s’il rentre… Et, pour le faire venir, le meilleur moyen, c’est de nous mettre à table.

Ma tante se soumit. On quitta les fauteuils.

— Placez-vous comme d’habitude, mes enfants. Gaston, ici à côté de moi ; Aurore, auprès de votre oncle. Oscar se mettra là au bout.

Un exquis potage aux bisques d’écrevisses fut savouré avec recueillement et presque en silence, à part les justes éloges dus à la maîtresse de maison qui avait mijoté cette recette délectable. Le poulet découpé et les parts distribuées rituellement, le père Frémiet déboucha le châteauneuf-des-papes, remplit les verres, et l’on but à la santé « des absents et des présents ».

Ma tante en profita pour réclamer à Aurore le récit de son accident.

— Toujours avide d’émotions, Mme Frémiet ma femme ! bougonna le photographe d’art. Mais allez-y, ma nièce. Nous savons tout juste que vous avez été tamponnée en auto…

Aurore s’exécuta.

— Il n’y a pas grand’chose à raconter. Je sortais de l’Institut, avec le professeur Nathan. Par hasard, je n’avais pas la voiture, qui était en réparation. Mon excellent vieux maître me proposa de monter dans la sienne ; il allait chez le Dr Quentin-Dufour, le minéralogiste, rue Lamarck, à deux pas de chez nous. J’accepte. En débouchant sur la place Clichy… j’étais au fond à droite de M. Nathan, qui avait ouvert la glace de son côté… tout à coup une embardée ; j’entrevois sur la gauche un énorme autocar lie-de-vin qui fonce en bolide… le professeur avance la tête, machinalement je me rejette en arrière… un horrible fracas, vitres et carrosserie qui éclatent… et la perte de connaissance. Je me suis retrouvée dans un lit de clinique ripolinée, avec mon cher Gaston penché sur moi, anxieux…

Elle se tut. Ma tante poussa un grand soupir d’effroi rétrospectif. Mon oncle tiraillait sa barbe blanche et fluviale. Je continuai :

— Le professeur Nathan était mort sur le coup, le crâne perforé par un véritable poignard de verre-cathédrale, arraché au pare-brise de l’autocar. Un autre éclat avait atteint ma pauvre Aurette à l’arcade sourcilière gauche, et elle était coincée, emboutie dans un angle de la carrosserie, qui s’était repliée en accordéon. Le chauffeur, projeté à terre sans blessure, donna mon adresse, un agent vint me prendre chez moi, en taxi… Ah ! j’ai passé là dix minutes atroces, durant le trajet. Cet homme savait seulement que « mon épouse » avait été transportée à Cochin ; mais il ignorait la gravité exacte de son état. Je m’attendais au pire malheur…

Doucement, je pris la main d’Aurore, pour l’étreindre avec tendresse. La larme à l’œil, ma bonne tante, par des « Ah ! » et des « Oh ! » entrecoupés, préludait à de volubiles apitoiements. Mais mon oncle, qui, malgré son excellent cœur, « détestait ce genre de manifestations », affecta un air bourru pour philosopher :

— Et voilà bien l’ironie du sort, mes petits ! C’est l’explorateur Dumont-d’Urville, je crois, qui avait affronté les cannibales de la Polynésie, les tempêtes, la fièvre jaune, le vomito negro, fait plusieurs fois le tour du monde… un sport plutôt dangereux, en ce temps-là… sans une égratignure, et qui, de retour en France, vers 1840, périt stupidement, comme un vulgaire rond-de-cuir banlieusard, dans une catastrophe de chemin de fer, sur la ligne de Versailles. Vous-même, ma chère nièce, vous avez, il y a deux ans, réalisé sans accroc un raid plus dangereux que vingt circumnavigations, en battant tous les records d’altitude à bord de votre fusée astronautique, un appareil des moins sûrs, où vous risquiez d’être asphyxiée, broyée, flambée, volatilisée…

Il manque parfois de tact, mon brave oncle. Mais, avec son habituelle objectivité scientifique, Aurore parut s’amuser de l’évocation. Elle acheva d’elle-même :

— Et après cela, c’est dans un banal accident d’auto, en plein Paris, qu’il s’en est fallu d’un cheveu…

Ma tante, effarouchée, n’osait blâmer son grand homme de mari. Elle murmura :

— Taisez-vous, Aurette ! Vous me donnez la chair de poule. On ne doit pas plaisanter sur des événements aussi tristes. Sans compter que la mort de ce pauvre M. Nathan va peut-être changer votre situation à l’Institut ?

— Certes oui. J’ai déjà signifié que je reprenais ma liberté. C’est au professeur Nathan que j’étais attachée, non à son successeur.

— Bah, reprit le père Frémiet, vous n’avez pas besoin de votre traitement pour vivre. Avec vos actions de la Moon Gold… Elles ont un peu baissé depuis le krach de Wall Street, mais c’est toujours solide… Vous devriez profiter de votre démission pour prendre d’abord des vacances.

— Il est possible que nous allions faire un tour sur la Côte d’Azur.

Je dressai l’oreille. C’était le premier mot que j’entendais de ce soi-disant projet.

— La Côte d’Azur ! Ah ! les veinards ! Se rôtir au soleil de Monte-Carlo ou de Juan-les-Pins, au lieu de mariner dans le printemps pourri de Lutèce… Nous aussi, nous en ferions volontiers autant, si c’était possible !

— Qui vous empêche ?

— Et les affaires ? Il y a la crise, tout le monde fait des économies, je sais bien ; mais si peu qu’elles aillent, on ne peut pas les lâcher…

Une sonnerie impérative et prolongée retentit à la porte de l’appartement.

— C’est lui ! s’écria ma tante, en se levant d’un bond.

La bonne était allée ouvrir. On entendit un « Monsieur Oscar ! » effaré, un pas souple et rapide s’approcha, et « le jeune phénomène » fit irruption, en cyclone.

Petits cris de joie de la mère, bourrades affectueuses du père ; embrassades ; puis, débarrassé de son trench-coat mouillé de pluie, il nous distribua, à Aurore et à moi, un double shakehands et un clignement d’œil amical.

— Ah, te voilà, tante Rette ! Rabibochée, alors, la santé ? Tu ne te ressens plus de ce petit accident ?… Ça va, tonton Gaston ?

Encore que, régulièrement, Oscar Frémiet soit mon cousin germain, la différence d’âge fait adopter pour le protocole cette formule de parenté fictive.

Assailli de questions par sa mère, le jeune homme y répondait avec une condescendance affectueuse, mais avec la hâte d’abréger. Son père le couvait d’un regard indulgent et secrètement orgueilleux. Je considérais avec une surprise amusée ce grand garçon imberbe, aux muscles de sportif, aux traits décidés et volontaires mais si juvéniles sous les grosses lunettes d’écaille… ce gamin de dix-sept ans à peine, dont je blaguais voici quelques mois encore, la subite vocation de journaliste, et qui venait de « décrocher » une mission digne d’un as de la profession, grâce aux talents précoces et à l’heureuse initiative qu’il avait déployés.

— Alors, mon petit, tu es revenu quand même en avion ? Ton père a téléphoné… As-tu mangé, au moins ?

— Oui, maman, oui, ma bonne vieille. Ne t’affole pas. Je vais te raconter tout ça, en prenant le café avec vous, fit Oscar, en se plaçant à table, tandis que chacun se rasseyait. Il n’y avait pas de restaurant à bord de mon avion de retour… un spécial ; mon copain américain s’était muni d’un solide casse-croûte, que j’ai partagé avec lui ; mais en fait de boisson, rien que du cocktail dans une thermos… Débarqué au Bourget à 20 heures 10 ; filé droit au Jour, déposer mon papier… oui, le texte de mon reportage… Et me voilà !… Brrr ! qu’il est chaud, ton café, maman !

— Ne t’étrangle pas, mon petit. Bois d’abord, tu parleras ensuite.

— Ça va. Un vrai journaliste doit savoir tout faire, même parler en buvant du café trop chaud.

« Un vrai journaliste » ! Comme il disait bien cela, le gamin !

Mais il surprit le sourire de biais que j’échangeais avec Aurore, et nous décocha un clin d’œil de malice triomphante.

— Oui, mes petits gars, vous rigolez parce que vous me prenez pour un gosse. Mais c’est vous qui êtes jeunes, malgré votre âge patriarcal et le respect que je vous dois, paraît-il, ainsi qu’à mes nobles géniteurs. Je vous préviens que je vais vous en boucher un coin…

« J’étais à Saint-Malo, il y a douze jours, envoyé aux informations sur le naufrage du yacht anglais Calypso. J’avais recueilli tout ce qu’il était possible, et il me restait trois heures à tuer avant le départ de mon train. En parcourant les journaux, dans un café du port, je tombe sur une feuille locale, Le Navigateur Malouin, dont on n’a peut-être jamais vu un exemplaire à Paris, et une information me tire l’œil. La voici. (Il prit son carnet, chercha une coupure, et lut :)

 

« UNE CURIEUSE TROUVAILLE. – Un baleinier de notre port, le Cachalot-Blanc, capitaine Fargusse… » Je passe des considérations sur la pêche à la baleine… « Le 12 février, c’est-à-dire il y a deux mois, le bâtiment naviguait dans les parages de l’Océan Glacial Antarctique dénommés mer de Ross, par 77° 30’ de latitude sud et 171° de longitude est, à quelques milles au NE du volcan Erebus et du cap Crozier. Ce jour-là, à 9 heures du matin, l’officier et les hommes de quart ont vu et entendu un bolide passer au-dessus du navire et s’abattre à la lisière de la banquise. Le capitaine, comptant vendre l’aérolithe au Muséum, fit mettre une baleinière à l’eau pour recueillir le météore. Celui-ci demeura introuvable. En compensation, les recherches amenèrent la découverte d’une torpille marine privée de son hélice et enfoncée dans la glace. La trouvaille de cet engin, qui a sans doute erré de longues années sur les mers avant d’aller s’échouer dans ces parages austraux, apporte un document de prix à l’étude des courants océaniques. Il est curieux de songer qu’elle résulte d’une bizarre coïncidence, et que sans la chute de ce bolide… »

 

« Et cætera. Vous trouvez peut-être cette histoire simplement curieuse, comme mon confrère de Saint-Malo ? Mais moi, la « bizarre coïncidence » m’a fait tiquer. J’ai voulu voir la pseudo-torpille. Le capitaine du Cachalot-Blanc l’avait déjà bazardée à un marchand de ferraille, chez qui je la retrouvai… L’engin, en duralumin et non en acier, possédait, non pas une hélice, mais une tuyère à réaction… Bref, c’était tout bonnement une fusée astronautique.

Le jeune homme fit une pause, pour jouir de notre étonnement, et reprit :

— Depuis les mesures d’interdiction qui ont été promulguées un peu partout, à la suite de la mésaventure du « Lichen » et de « la Grande Panne », contre la réalisation de nouveaux « raids interplanétaires ou susceptibles de dépasser l’atmosphère terrestre », vous savez que les recherches astronautiques se sont énormément ralenties et ne visent plus, officiellement du moins, qu’à réaliser des aéronefs ultra-rapides propulsés par réaction et ne sortant pas de l’atmosphère.

Les expériences qui s’exécutent çà et là demeurent des plus modestes. Les fusées sont munies en principe d’un dispositif de télémécanique leur permettant de revenir à leur point de départ, tel un boomerang aux pieds du guerrier qui l’a lancé. Mais la simple possibilité qu’un accident puisse survenir à la gouverne de l’engin a nécessairement empêché d’effectuer des essais à longue distance au-dessus des pays habités.

À Berlin même, où se trouve le seul champ d’astronautique connu en Europe, les fusées sont toujours essayées au point mort. Jamais un lancement n’a, paraît-il, encore eu lieu…

Cela ne m’a pas empêché de soupçonner que la fusée du Cachalot-Blanc pouvait provenir de ce terrain. J’ai confié mes doutes au patron du Jour, M. Schmitt, qui n’est pas un idiot, par bonheur. Résultat : le surlendemain 26 mars, il y a dix jours, je partais en mission spéciale, avec des lettres de recommandation et des papiers au nom de Jean Vannoz, mécanicien aviateur, né à Lausanne (Suisse)… Tu as rudement bien fait, mon père, de me laisser étudier un peu la mécanique et de m’envoyer passer plusieurs vacances en Allemagne. Je te revaudrai ça, sois tranquille ; ça et le reste… Bref, à Tegel, banlieue de Berlin, trois quarts d’heure de tramway des Linden, je trouve, au milieu de la forêt, l’aéroport pour fusées, autrement dit le Verem : un superbe terrain de quatre kilomètres carrés, avec des hangars en béton, des ateliers de construction, des laboratoires… Aux portes, des factionnaires. Mais mes lettres de recommandation étaient bonnes, et l’ingénieur en chef, Herr Nebel, m’accepta d’emblée…

« Maintenant, je vais vous lire quelques-unes des notes qui m’ont servi à rédiger mon « papier » ; vous en aurez la primeur.

II

Le carnet d’Oscar Frémiet

28 Mars. – Assisté au démontage d’une fusée. Une marque de fabrique ne serait pas plus probante. C’est exactement la « torpille » du Cachalot-Blanc. Un cigare mince de deux mètres de long, profilé en ogive comme un zeppelin à l’avant, et muni à l’arrière d’ailettes orientables par un dispositif télémécanique. Entre la base des ailettes est logé le moteur, c’est-à-dire une chambre d’allumage et une tuyère par où les gaz brûlants s’échappent et agissent par réaction. Le réservoir de carburant occupe dans la fusée le second tiers de l’espace intérieur. Le tiers avant est simplement lesté de sable. Mais que l’on remplace ce sable par un explosif, et l’engin devient une arme de guerre formidable.

29 Mars. – Deux essais de fusées, aujourd’hui, offerts coup sur coup par Nebel à de nobles visiteurs. C’est à grand spectacle. Les assistants et l’équipe des trois mécanos de service, dont je fais partie, se placent à dix mètres du pylône où se dresse la fusée solidement arrimée dans l’enregistreur de recul, avec contacts et dynamomètres pour mesurer la réaction provoquée par le mélange explosif, et la puissance du moteur-fusée. On s’accroupit derrière des sacs de sable, la tête surmontée d’un casque et les yeux protégés par une plaque de verre triplex. Un commutateur actionne le moteur à distance. Une gerbe de feu jaillit en direction du sol. Une lumière éblouissante éclaire les alentours. La chaleur dégagée est intense. Mais le plus inquiétant est le son mystérieux de l’explosion : il traduit bien les forces colossales mises en œuvre : plusieurs milliers de chevaux-vapeur pendant les 50 ou 60 secondes que cela dure. Après, le moteur est rouge.

Il est vrai que le dispositif de refroidissement à air ne peut pas fonctionner au point mort. Mais l’ingénieur Nebel s’abstient de le faire observer aux visiteurs. Et lorsqu’on lui pose la question inévitable :

— Vous ne lancez donc jamais de fusées ?

Il répond, d’un air que je trouve à la fois sournois et goguenard :

— Oh ! Ce n’est pas au point, à beaucoup près. Nous ne tenons même pas encore le bon carburant.

En effet, le produit qui sert à ces expériences est un mélange de benzol et d’oxygène liquide, très dangereux à manipuler. L’aide chargé de faire le plein du réservoir revêt un costume d’amiante incombustible, son prédécesseur ayant été brûlé vif.

J’entends un reporter du Lokal Anzeiger objecter :

— Mais l’hydrogène atomique ? Ce corps n’a-t-il pas déjà permis à une Américaine, il y a deux ans, de s’élever à plus de mille kilomètres ?

— Ja wohl, répond Nebel. Mais ce corps est d’une fabrication excessivement délicate. L’Américaine dont vous parlez n’a pu réussir son raid que grâce à des procédés spéciaux pour la préparation et la liquéfaction de l’hydrogène atomique. Ces procédés appartiennent à la Société The Moon Gold, qui a refusé jusqu’ici de nous concéder la moindre licence d’exploitation.

— Vous envisagez pourtant la navigation interplanétaire… ?

— Comme une simple possibilité lointaine.

Le but avoué des recherches est de permettre sur terre des vitesses de transport incomparablement plus rapides que n’en donne l’avion. Un modèle de fusée pour voyageurs existe même dans le hangar D. Destinée au service Berlin New-York, qui se fera en 23 minutes… Mais ce n’est encore qu’une simple maquette en bois.

30 Mars. – J’apprends à lire les graphiques. La fusée de ce matin, si on l’avait laissée partir librement, au lieu de la maintenir bloquée sur son pylône, aurait parcouru 5.000 kilomètres. Celle de l’après-midi, 7.500.

31 Mars. – Ces fusées, qui comportent des variantes de montage et qui reçoivent ici une mise au point soignée, ne sont jamais lancées de l’aérodrome ; mais elles « partent » quand même. Leur réglage opéré, on les entrepose dans le hangar C. Lorsqu’il y en a une vingtaine, un camion les emporte nuitamment vers une destination inconnue.

Je tiens ces renseignements d’une sympathique jeune fille, Mlle Ida Mieunof, Américaine d’origine polonaise, employée au poste de T.S.F. (car le Verem a son poste privé : autre mystère). Entre ses tours de service, Mlle Ida aime à venir flâner sur le terrain, où je la rencontre à la Restauration (la cantine), où nous mangeons à midi. Est-elle vraiment Américaine ? Ses papiers ne sont-ils pas truqués ? Je la soupçonne d’être ici comme moi, en observatrice.

2 Avril. – Je lui communique mon impression : ce champ d’expériences n’est qu’une parade, un trompe-l’œil. Elle me répond :

— Un peu comme dans les fabriques qui produisent des pièces détachées d’un appareil que l’on monte ailleurs ?

Et, sous ses réticences, je crois deviner qu’elle a vu cela en Russie. Que diable est-elle allée faire dans la République des Soviets ?

3 Avril. – Mlle Ida est journaliste, comme moi, et opère pour le compte du Chicago Daily News. Elle me l’a avoué en dînant ce soir dans un restaurant de Berlin où je l’ai invitée. En bons et loyaux confrères, nous avons fait un pacte : mettre en commun nos informations. Je lui parle de la fusée du Cachalot-Blanc. Elle ignorait le fait. En échange, elle me révèle que l’ingénieur Nebel et le professeur Oberth (le grand patron, qu’on voit rarement) parlent entre eux de « là-bas ». Et « là-bas » doit être le vrai champ d’expériences, où on lâche les fusées en liberté. Elle-même, Ida, expédie souvent des radios chiffrés (où elle ne comprend goutte, affirme-t-elle ; l’employée du Chiffre est une vieille Fräulein revêche et incorruptible). Et aucun soupçon du lieu que désigne l’indicatif M. A. Z. 4.

Nous sommes d’avis, elle et moi, que ce mystérieux « là-bas » est situé dans l’hémisphère austral, en quelque île déserte de cette immense zone de mers infréquentées. Mais où ? Il faudrait disposer de plusieurs postes récepteurs, pour repérer par radiogoniométrie le point d’émission des ondes « M. A. Z. 4. » Ce qui n’est pas à la portée de deux simples journalistes en mission secrète.

Avril. – Plus de doute ! Le Verem sert à camoufler des expériences d’armement clandestin. Un heureux hasard m’a permis ce soir de surprendre un lambeau de conversation entre Herr Nebel et un visiteur en civil aux allures de junker. Sur mes semelles de crêpe, j’arrivais sans bruit à la porte entrebâillée, lorsque ce visiteur prononça, d’une voix contenue, mais scandée sur un ton autoritaire :

— Et surtout, par de « fuites » ! Il faut que l’Allemagne soit la première nation à disposer en nombre suffisant de ces merveilleux engins de guerre.

Je frappai à la porte, et me présentai de mon air le plus naïf à l’ingénieur. Il alla pour m’interpeller avec irritation ; mais que pouvait-il me reprocher ? Je venais lui remettre mon rapport quotidien ; j’avais frappé réglementairement… Je sentis son regard aigu me scruter… Avais-je entendu ? Et, si oui, avais-je compris, et quelle importance pouvais-je attacher à ce propos ?

III

« Les Jardins sous la Pluie »

Le jeune journaliste referma son carnet.

— Et voilà ! reprit-il. Je n’ai pas attendu d’être appelé à la police, pour vérification de mes papiers. J’en savais assez. J’avais appris : 1° que le Verem fur Raumluftfahrt est avant tout une façade, pour dépister les curiosités et laisser croire que l’Allemagne étudie les fusées mais s’attarde aux essais embryonnaires ; 2° que le vrai champ d’expériences est situé ailleurs, en un point repérable par les spécialistes de la T.S.F. ; et 3° que le but immédiat de cette activité astronautique consiste à créer une arme nouvelle, plus redoutable que toutes les berthas, puisque sa portée se chiffre, non plus par centaines mais par milliers de kilomètres.

« Bref, mon incident avec Nebel se passait hier soir. En rentrant à Berlin je pris soin de changer d’hôtel, et ce matin j’allai au consulat suisse, pour faire viser mon passeport. Il y avait dix personnes avant moi, je dus attendre. J’arrivai à Tempelhof trop tard pour l’avion du service régulier Berlin-Paris, mais eus la chance de rencontrer un Américain pressé de rejoindre le paquebot, à Cherbourg, et qui consentit à me céder une place dans l’appareil qu’il frétait… Ce qui me dispense probablement de coucher ce soir dans les geôles du Reich, au lieu de dans mon lit, conclut le jeune homme avec une désinvolture teintée de fatuité.

Et, allumant une cigarette, il huma, paupières pincées derrière ses bésicles d’écaille, la fumée fine du capstan… et l’encens glorieux de nos félicitations unanimes. C’était exact : il nous en avait « bouché un coin. »

— Mon pauvre petit ! s’exclama sa mère, effrayée rétrospectivement. J’étais déjà bien inquiète ; mais si j’avais pu deviner à quels dangers tu t’exposais…

— Peuh ! Risques professionnels. Et puis, c’est si passionnant, ce métier de reporter-détective ! J’ai des dispositions extraordinaires, Ida me l’a répété plusieurs fois.

— Aurore lui lança malicieusement :

— Elle est jolie, cette Mlle Ida, hein, Scar ?

Oscar rougit violemment, aussitôt sur la défensive.

— Jolie ? Bien sûr. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Quand mes photos seront développées…

— Tu n’as pas parlé d’elle dans ton article ? interrogea le père Frémiet, mi-rieur, mi-pensif.

— Non, naturellement. Elle reste encore deux ou trois jours au Verem, et je ne pouvais pas la « brûler ». Pas plus que je n’étais autorisé à mentionner l’indicatif M. A. Z. 4. et le repérage possible du poste « là-bas ». Ça regarde le Ministère de la Guerre, où j’irai demain. Il ne faut pas donner l’éveil à la station émettrice.

Mon oncle était devenu tout à fait grave.

— Mais en divulguant au public français l’existence en Allemagne de ces recherches, ton « papier », comme tu dis, va émouvoir l’opinion, surexciter les passions nationalistes… compromettre un peu plus la cause de la paix, déjà si malade…

— Hé, papa, tu es bon, toi, avec ton pacifisme. Tu veux donc empêcher que la France prenne ses précautions ? Il faut être à égalité d’armement avec l’ennemi éventuel, si l’on veut éviter qu’il vous attaque.

Sentant poindre la fâcheuse « discussion politique », Mme Frémiet leva les yeux au ciel avec désolation.

Je ne pus m’empêcher de prononcer, par réflexe :

— Si l’on veut la paix…

— On prépare la guerre ! riposta fougueusement le photographe, parti sur son dada familier. La course aux armements, hein, comme en 14 ? Nous avons vu le résultat. Tu tiens donc à ce que ça recommence, en beaucoup plus grand ? On a déjà, ces années dernières, fait le plein de bombes à gaz, dans tous les pays, pour les déverser par avion chez le voisin. Ça ne te paraît pas encore suffisant ; tu veux qu’on puisse les échanger par fusée-torpille…

— Je ne veux rien du tout ; je constate, riposta le jeune journaliste.

Devant l’air inquiet et navré de ma tante, j’intervins.

— Voyons, mon oncle, ce qui a empêché jusqu’ici la guerre des gaz, dont on sait qu’elle sera effroyable, c’est la frousse réciproque des futurs belligérants : nul n’ignore que, s’il attaque, le voisin riposte, à égalité. Mais laissez une nation… l’Allemagne, puisqu’il s’agit d’elle… disposer à elle seule de cette nouvelle arme terrible : la fusée, ne sera-t-elle pas tentée de s’en servir, à la première occasion ? Tandis que, si la France est en mesure d’anéantir pareillement Berlin à coups de fusées, l’Allemagne y regardera à deux fois avant d’expédier les siennes sur Paris.

— Oui. Mais le jour où elle s’y résoudra quand même… car, que ce soient des fusées, des bombes à gaz ou comme en 14 de vulgaires fusils et canons, lorsqu’il y a un trop grand stock d’armes accumulées, ça finit forcément par partir tout seul… le jour où l’un des pays risquera le coup et où l’autre ripostera à égalité, ce sera l’anéantissement des deux et des autres qui viendront à la rescousse… la fin de l’Europe et de la civilisation, comme le prophétisent des gens bien renseignés, tels que Branly, Langevin, etc. Ta conception de l’équilibre européen… où l’équilibriste doit fatalement finir par se casser le nez, c’est ni plus ni moins la thèse belliciste… Seul, tu m’entends, seul le désarmement, complet et universel…

D’être implicitement traité de « belliciste », je bouillonnai. En dépit des regards suppliants de ma tante, j’allais riposter avec véhémence. Mais Aurore me devança :

— Mon oncle, dit-elle avec son beau calme souverain, le désarmement complet et universel serait en effet un moyen efficace, et le seul peut-être, d’empêcher les guerres. Mais nous n’en sommes pas là, et de loin. Ce n’est, au mieux, qu’une anticipation. Tant qu’elle ne se sera pas réalisée, il est illégitime d’en tenir compte dans les raisonnements sur la réalité actuelle et sur la conduite présente des individus et des peuples.

Sa sérénité scientifique avait éclairci l’atmosphère. Oscar, d’ailleurs, renonçait à poursuivre la discussion. Il connaissait par cœur les ratiocinations pacifistes de son « vieux » et n’y voyait que rabâchages sans conséquence. D’un air nonchalant et protecteur, il conclut :

— Tu n’as pas le sens des réalités, mon cher papa. Tu sais très bien que personne ici n’est belliciste, pas plus que toi ; mais nous différons sur l’appréciation des meilleurs moyens d’avoir et de garder la paix. Le problème est peut-être insoluble. En tout cas, il nous dépasse. N’en parlons plus. Ce que nous pourrions dire ne servirait à rien. Je crois avoir fait mon devoir de journaliste en publiant mon reportage. Il est à la composition ; il « roulera » dans quelques heures.

Mon oncle, un défi dans le regard, sa barbe serrée dans son poing, s’apprêtait sans doute à répliquer éloquemment, de sa voix la plus sonore ; mais il hésita trois secondes, et Aurore les mit à profit pour réclamer un peu de musique.

Diversion salutaire. On passa au salon. Le programme des radio-concerts offrait à cette heure : « Daventry : Musique moderne. » Oscar accrocha la longueur d’ondes, et le haut-parleur nous versa Les Jardins sous la Pluie, de Debussy.

Au bout de quelques mesures, soudain, je me revis à deux ans en arrière… dans cette même pièce, entouré des mêmes assistants, ce soir mémorable où le petit Oscar, alors un enfant, avait interrompu, d’un cri, l’audition de ce même morceau et recueilli avec stupeur, du bout de l’index, sur les lampes du poste, la matière gélatineuse, rouge rubis, variété de lichen cosmique, née dans la longueur d’onde de la Tour Eiffel. Je crus réentendre la voix grêle du collégien : « Oh ! papa ! On dirait de la confiture de framboises. Tu dois goûter aussi… et toi, tonton, et vous, mademoiselle ! »…

« Mademoiselle », c’était à cette époque-là Aurore. Elle est assise à la même place, dans le même fauteuil… Le regard fixé sur elle, perdu dans une sorte de transe, la musique de Debussy me fait repasser en quelques minutes toute l’aventure dont ma vie actuelle est le prolongement(1).

Aurore… Aurore Lescure, la jeune astronaute d’origine canadienne, dont les films d’actualité m’avaient rendu amoureux… sans espoir, croyais-je ! mais n’était-ce pas, au vrai, le signe d’une secrète prédestination ? Le hasard m’a fait passer, au retour d’une excursion en auto, juste à point pour voir la Fusée M. G. 17, qu’elle pilotait, partie quatre heures plus tôt de Columbus (Missouri), s’abattre dans un bois de pins, entre La Ciotat et Cassis (Bouches-du-Rhône). Je me revois, avec mon compagnon, le Dr Tancrède Alburtin, extrayant avec peine de ce gros obus d’aluminium le frêle corps de la jeune fille évanouie… Ah ! merveilleuse rencontre ! Ton cher visage, blême dans l’ovale du serre-tête de cuir, Aurore, ange tombée du ciel !… Ramenée à Cassis, dans la clinique du docteur. Le lendemain, je la trouve rétablie. Joie de la promenade avec elle, dans la solitude des calanques ensoleillées. Tout de suite en confiance. Je lui avoue que je l’aime depuis des mois, en effigie, à l’écran… Hélas ! elle est déjà fiancée, en Amérique. De sombres combinaisons garrottent sa volonté à elle ; tiennent son père, l’inventeur génial mais dépourvu de sens pratique, dans les rets du businessman Lendor-J. Cheyne, qui exploite et « rationalise » ses découvertes, entre autres celles concernant l’astronautique. C’est ainsi qu’Aurore, docteur ès-sciences, intrépide sportive, est devenue pilote astronaute. À coups de millions de dollars, on a établi un wagon-fusée… une réalisation à l’extrême limite des possibilités alors atteintes par la science… capable de s’élever, avec son unique passagère, à plusieurs milliers de kilomètres d’altitude. Encore deux, trois, quatre ans, et les progrès de la technique permettront d’atteindre effectivement la Lune. Mais : Time is money ! La Moon Gold Mines Society Limited, n’attendra pas jusque-là. C’est tout de suite que son animateur Lendor-J. Cheyne veut éblouir le public et capter des actionnaires. Il décide de bluffer : la fusée M. G. 17 sera censée avoir atteint la Lune dès son premier raid. On a même pourvu l’astronef de pépites d’or natif qui passeront pour avoir été ramassées par Aurore sur notre satellite, échantillons de placers prestigieux. Toute une campagne de presse est truquée d’avance. À peine Aurore a-t-elle câblé la nouvelle de son atterrissage, que le fiancé Cheyne déclenche les premiers articles annonçant : « La Lune atteinte… »

Mais Aurore répugne au mensonge, refuse de mentir ! Persuadée que les journalistes vont accourir à Cassis pour l’interviewer, elle s’enfuit de grand matin vers Marseille et Paris. J’obtiens de l’accompagner.

Les combinaisons de la finance lui sont étrangères. Elle n’a effectué son excursion dans les espaces que par amour de la science, par goût de ce sport astronautique qui la passionne, et pour être un jour la première représentante de l’humanité à conquérir le sol lunaire. Ce qu’elle a récolté, au cours de son raid, ce sont des poussières météoritiques… les germes errants de la vie universelle, chargés d’ensemencer les planètes jeunes, mais qui ne peuvent plus normalement, à l’heure actuelle, atteindre la surface terrestre, empêchés qu’ils en sont par la résistance de l’atmosphère qui les flambe : étoiles filantes. Recueillis par l’astronaute, amenés jusqu’au sol, et par suite d’une curiosité indiscrète du Dr Alburtin, mis en expérience sous une ampoule à rayons X, ces germes ont commencé d’éclore et de proliférer, à la clinique. Ils produisent des végétations rouges, à l’apparence de lichens, qui germent à leur tour et se multiplient, en émettant une poussière de spores reproductrices fines et légères comme un pollen. Nous en véhiculons sur nos vêtements et propageons ainsi dans Paris l’invasion, qui gagne de proche en proche tous les fils et appareils électriques. En quelques jours… tandis qu’Aurore, fuyant les reporters, assiste navrée, au développement dans la presse du bluff sur son voyage soi-disant à la Lune…, Paris est contaminé par le Lichen, scientifiquement dénommé Xénobie par le professeur Nathan, auquel nous sommes allés porter les spécimens météoritiques, de la part du Dr Alburtin. Lorsque débarquent à Paris Oswald Lescure, le père d’Aurore, et son fiancé Lendor-J. Cheyne qui compte exploiter en Europe le succès de la Moon Gold, l’expansion calamiteuse et toujours plus active du Lichen a bloqué les transports, arrêté les rotatives… coincé la vie de la capitale, qui dépend de l’électricité…

Jours d’angoisse pour moi ! Je sens qu’Aurore m’échappe, gravitant de nouveau dans l’orbite de son père et de son fiancé… Seul espoir : Cheyne paraît séduit, emballé par les qualités tout « américaines » de Luce de Ricourt, la superbe rousse, sœur de mon ami Géo de Ricourt. La « grande panne » a commencé, dans Paris et en France. Les pays étrangers ont fermé leurs frontières, pour éviter la contagion du Lichen-Xénobie… Vu l’interdiction officielle opposée aux exhibitions astronautiques dont il comptait corser la propagande en faveur de la Moon Gold, Cheyne entreprend avec Luce de Ricourt une tournée de conférences en province, et Aurore accompagne son père, que le professeur Nathan a fait nommer directeur d’un laboratoire d’études à Éguzon (Creuse) où l’on tentera de tirer parti scientifiquement du Lichen. J’attends à Paris le retour de ma bien-aimée, n’osant aller vers elle, de crainte de la croiser en chemin et de la manquer, dans la totale désorganisation des transports. Elle m’avise enfin de son arrivée : vaincue par l’amour, elle est prête à me sacrifier sa fortune en rompant ses fiançailles avec Cheyne. Mais pendant son voyage d’Éguzon à Paris, le télégraphe a joué : sur le quai de la gare d’Austerlitz, le rencontre le professeur Nathan, qui est venu annoncer à Aurore Lescure la mort de son père ! Le matin même, à peine était-elle partie d’une heure, qu’une explosion a détruit le laboratoire, au cours de recherches très dangereuses sur la dissociation de la matière. À cette nouvelle, Aurore tombe dans mes bras. Pauvre petite ! Elle n’a plus que moi au monde… Mais les derniers obstacles ont disparu, qui empêchaient notre mariage…

C’est dans cette maison accueillante où je suis présentement, chez mon oncle et ma tante Frémiet, que j’emmenai ma fiancée, ce soir-là, pour ouater sa douleur par une illusion de tendresse familiale… Tandis que, dehors, le thermomètre baissait et que se déclarait la fameuse gelée des 29-30 octobre, d’où résulta la destruction du Lichen et la fin de la « grande panne »…

Puis, notre mariage et la vie nouvelle avec ma chère Aurore, la vie sans histoire, où je m’estimais comblé par les dieux. Et, en sus du bonheur, la richesse, surabondante pour nos goûts simples : la Moon Gold en pleine prospérité distribuant du 8 % à nos 1.500 actions privilégiées ; le traitement d’Aurore (car elle ne supporterait pas l’oisiveté et je me jugerais criminel de confisquer une intelligence comme la sienne), qui était il y a quinze jours encore secrétaire et collaboratrice du professeur Nathan, à l’Institut ; et j’ajouterais : le produit de mes tableaux, mais depuis des mois il y a la mévente, la crise de la peinture comme tout le reste… et puis, mon ancien amour de l’art a bien diminué…

Les Jardins sous la Pluie se turent. Daventry envoya au monde son « God save the King » et son « Good night everybody » ; l’émission était finie. Tout en bâillant, le sans-filiste, les doigts aux boutons du poste, proposa généreusement :

— On veut autre chose ? Il y a encore, à cette heure-ci… Voyons… Vienne, concert de musique légère… Hilversum, musique enregistrée…

Visiblement, l’envoyé spécial du Jour