Couverture

Léon-Paul Fargue

DÉJEUNERS DE SOLEIL

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LE LENDEMAIN

… Un bruit de baguettes interminable, étrange et qui me rappelle quelque chose, des bruits oubliés, des bruits d’autrefois me sonnent un réveil de 1895… Où suis-je ? Comme ne dit pas le fantôme de Marcel Schwob… Les pas résonnent sec sur le trottoir. Les sabots des chevaux claquent sur le pavé de bois. C’est un bruit dont il nous souvenait à peine, puisque pour l’obtenir le « bruiteur » des studios se servait de coquilles de noix…

Ce bruit, cher à nos jeunes années, aux matins de soleil, aux sorties du lycée, ce bruit, percussion dans le chant de l’orgue de Barbarie, ce bruit cher aux beaux jours de l’omnibus Panthéon-Courcelles chargé des bibelots de ses paisibles usagers depuis la plate-forme jusqu’à l’étagère ; ce bruit qui, de ce temps-là, se faisait qualifier d’infernal, nous le retrouvons mélancoliquement comme un vieil ami perdu de vue dont on ne se rappelait plus la voix.

Il sollicite d’ailleurs discrètement notre émotion. Et, dans ce Paris silencieux, nostalgique, suspendu comme un mirage et qui se respire lui-même comme devait faire le palais de la Belle au Bois Dormant, tous ces bruits qu’on n’entendait plus sortent du temps, de leurs gîtes, de l’ombre d’un tournant de rue, d’une porte, se divisent et se rejoignent, comme des bêtes qui émergent de leur antre, l’une après l’autre, après l’orage. Cris des marchands et des bricoleurs, rires roulant comme les billes des enfants qui jouent et se poursuivent sur les chaussées libres, longuement dorées, où les voitures ne menacent plus, qu’on peut traverser en lisant son journal ; traînes des cloches qui pleurent doucement, chansons des musiciens ambulants et des racleurs, qui cheminent plus lentement au milieu de la rue en prenant le temps de lever les yeux vers chaque fenêtre.

Paris a perdu l’odeur de l’essence, le rugissement débonnaire des « autobus », le coup de langue impératif de ses taxis. Mais la ville retrouve un calme de grande et paisible cité provinciale. Paris est vraiment aujourd’hui la capitale de la Province. Mais d’une province qui aurait oublié d’un coup tous les moyens, toutes les inventions, tous les appareils de levage, tous les trucs qu’avaient découverts nos pères pour serrer le temps en comprimés.

Rouvrons l’album de famille. Les véhicules, solides ou baroques, qui figuraient sur les photographies prises par nos parents se lèvent des pages comme des fantômes pour nous offrir leurs vieux services. La race fiacreuse a retrouvé sa vogue. Et mes souvenirs me feuillettent le cœur.

Le côté gentil, cette bonhomie de la rue qui était jadis du goût de Paris me rendent leurs vieilles images…

« … Un vieux cocher n’est pas sorti de ma mémoire avec son dos rond, sa redingote vert bouteille, sa bonne figure de vitelotte et ses favoris à la Mohrenheim…

… Quand le fiacre quittait le macadam pour le pavé, son bruit, triste et frais comme une marée haute, important comme un événement, croissant comme une grande nouvelle, emplissait la rue…

… La nuit, quand le cocher se trompait aux lumières et franchissait les cordes d’une rue barrée, la lanterne du fiacre et celle du chantier se regardaient comme une bourgeoise peut regarder une femme du peuple…

Le fiacre à galerie attendait le dernier train aux vitres huileuses d’une gare, dans sa houppelande gothique. Il avait des pilules de glace dans la barbe, et son cheval s’endormait en changeant doucement ses angles comme un vieux mètre pliant.

J’ai connu jadis un vieux fiacre qui avait passé avec un cul-de-jatte un contrat en bonne et due forme suivant lequel il devait le ramener chez lui tous les soirs. L’autre s’accrochait avec les bras, qu’il avait puissants, habitués à tout faire, à l’essieu arrière de la voiture.

J’ai vu bien souvent l’étrange appareil rouler la nuit dans la rue vide, avec un bruit de tonnerre, à l’heure où je rentrais moi-même.

Il était bon de se garer.

Le dimanche soir, sur le tard, les fiacres enivrés se défiaient à la course dans une immense écume de sonnailles, à la grande terreur des familles qui rentraient de la campagne, le giron plein de fleurs…

… Que de fois fatigué, recru, courbé de chagrin, désorienté sur le trottoir, n’ai-je pas vu mes frères les fiacres piétiner, s’arrimer en station, s’affaisser, s’assombrir !… »

Aujourd’hui, ma vieille cité repasse insensiblement ses premières amours, ses aspects oubliés. Le regard va sans être gêné jusqu’au fond des avenues, tranquilles, comme de larges routes. Quelles révélations, quelles trouvailles, quelle fraîcheur de perspectives ! On s’aperçoit que la place du Théâtre-Français est au bout de l’avenue de l’Opéra, toute proche ! Et l’avenue, par une curieuse réciproque de l’œil, semble une réplique à peine retouchée de la photo qu’en avait prise le fameux Neurdein en 1895.

On peut voir encore quelques chars à bancs et victorias, quelques omnibus d’hôtel ou de gare dont les chevaux, trapus ou solennels, sont tant bien que mal maintenus par des cochers qu’on sent plus habitués aux changements de vitesse qu’aux pleins et déliés du fouet…

« La pénurie de carburant », comme on dit, permet aux Parisiens de faire travailler une imagination qu’on ne prend jamais sans vert. Des techniques se règlent, ingénieuses, enfantines. De nouveaux métiers prennent naissance. Le plus répandu à l’heure actuelle en est celui de convoyeur de bagages. Plus de taxis ? Qu’à cela ne tienne. Devant chaque gare, tout un entassement de véhicules hétéroclites attendent la foule hétérogène : poussettes, diables, triporteurs, charrettes, voitures des quatre-saisons, voitures à âne, conduits par des porteurs d’un pittoresque souvent admirable et, ma foi, dûment patentés. J’ai même vu un homme-bagages qui se charge de transporter vos colis sans véhicule et traverse Paris bardé de valises comme un animal qui porte ses petits, comme un homme-orchestre gigogne ! Mais le clou, naturellement, c’est la bicyclette.

Une sorte de cloison étanche semblait séparer, il n’y a encore que quelques mois, Paris de la campagne. Maintenant les chevaux, les vaches, les moutons, qu’on mène à pied faute de pouvoir les transporter dans les camions monstres de naguère, les voitures de fourrage, de légumes, de fruits, qui défilent lentement et qu’on a le loisir de regarder mieux, apportent des odeurs, des couleurs, des visages qui nous rappellent que les plaines de la Brie ou les champs de la Beauce ne sont pas bien loin. Dans les boutiques des selliers les vieux harnais sont briqués avec soin, les colliers à clous d’or s’entassent jusqu’au bord du trottoir. Les grainetiers disposent à leur devanture le jeu de cartes des graines potagères, et les Parisiens sont doucement invités à devenir éleveurs ou jardiniers.

Beaucoup de boutiques envoient de nouveau bavarder sur les trottoirs leurs éventaires aux mille petits objets que je trouve toujours aussi mystérieux…

Paris, rajeuni de cinquante ans, dépouillé d’une activité fébrile et parfois illusoire, redevient la ville de l’artisanat, des petits métiers industrieux, des longues promenades méditatives et berce plus lentement, mais fidèlement, nos cœurs pleins de courage.

Je sais des rues calmes où les enfants jouent encore à la marelle, où les chats boulus, dans les portes et sur les fenêtres, mettent leurs yeux au point sur les passants comme des jumelles aux verres d’opale, où l’odeur chaude et maternelle du pain monte des boulangeries, où chacun s’affaire et s’applique à son travail de tous les jours avec une dignité tranquille.

Si la poésie de ma vieille ville a changé de rythme, de sonorité, d’habitudes, elle ne change pas de caractère. Elle est identique à elle-même. Elle se retrouve comme naguère aux Halles, à Montmartre, à Montparnasse. Mais elle n’est pas que dans une saillie, dans un aperçu, dans une blague. Elle rôde et parle le long de nos quais, dans les petits restaurants, dans les propos vifs ou raisonnables que tiennent les commères et les ménagères en faisant la queue devant la boutique de la crémière ou de l’épicier. C’est une disposition qui se manifeste par touches gaies et sentimentales, légères et bourdonnantes comme le passage d’une ombre d’insecte. C’est un assaisonnement qui, semblable à celui du bœuf miroton ou de la salade, ne supporte pas l’à peu près. Et c’est dans l’ensemble une manière de durer où le génie des rapprochements rencontre celui de l’exactitude. Ainsi naît chez nous cette bonne humeur dont nous sommes tous entichés, l’homme de café comme le solitaire, le poinçonneur de tickets comme le gentilhomme spleenétique. On la sent vivre contre ses tempes dans le logement le plus triste. On l’aperçoit dans les péripéties de notre vie de tous les jours, quelle que soit leur sévérité.

Paris se garde à ceux qui l’aiment, à tout le peuple de la pensée ou de la besogne, à ceux qui n’imaginent pas de vivre sans lui.

DIALOGUE

M. – Lorsque vous écriviez, dans votre Vulturne : « Quand tu vacilles au sommet du désespoir, lorsque les larmes sont rebelles, lorsque les larmes sont taries, monte au-dessus des hommes… » ne pensiez-vous déjà point à ce revenant qui serait moins seul et moins éprouvé et dont l’amertume lyrique nous a donné d’autres poèmes ?

F. – Si vous vous attachez à l’inspiration même de ces poèmes, dont la plupart ont été publiés par la Nouvelle Revue Française et d’autres périodiques tels que Commerce, que je dirigeais avec Paul Valéry et Valéry Larbaud, il vous est facile de le supposer…

M. – Haute Solitude m’a aussi montré que vous étiez un homme de souvenirs et un Parisien de Paris. Je sais qu’en vérité vous êtes un voyageur. Beaucoup d’hommes de votre génération n’avaient guère dépassé Autun que vous aviez déjà parcouru l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne… Aujourd’hui, cependant, c’est plus particulièrement au poète des rues de Paris que je m’adresse, à sa mémoire, à sa sensibilité parisienne. Et je ne doute pas de faire avec vous, si vous en avez le temps, quelques promenades riches de couleur et d’histoire dans la capitale de vos vingt ans.

F. – Moi qu’on représente comme un Parisien irréductible, je me suis en effet promené un peu partout dans le vieux monde. Mais je n’ai pas été, comme vous paraissez le croire, un grand voyageur, puisque je ne suis pas allé plus loin que Constantinople… Je vous dirai qu’en voyageant je reçois des impressions, des corps simples, et que, de retour à Paris, j’en fais la synthèse dans l’esprit de Paris.

Parlons donc tout d’abord, si vous voulez, de l’esprit de Paris qui est, si je puis dire, la clef du Paris physique. Les promenades et les histoires viendront par la suite.

M. Mais comment définiriez-vous l’esprit de Paris ?

F. – Ce qu’on peut appeler l’esprit de Paris, nous répondrait, si vous voulez, Voltaire, c’est, « tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine. Ici, c’est l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapport délicat entre deux idées peu communes. C’est une métaphore singulière ; cest une recherche de ce quun objet ne présente pas dabord, mais de ce qui est en effet dans lui ; cest lart, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer lune à lautre ; cest celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner ».

Pour ce qui est de l’énigme de cet esprit, j’ai pressé Stendhal. J’ai interrogé autrefois Forain et Courteline, Régnier, Capus, Fiers, Sem, pour ne parler que d’autorités disparues : personne, à dire vrai, n’a pu me fixer de façon formelle. Balzac ? Le formidable bonhomme connaissait son Paris et les secrets des Parisiens comme un dieu, et il eût été peut-être seul capable de trancher la question, sil avait voulu sy arrêter !

L’esprit de Paris, après comme avant la guerre, demeure un charmant mystère. L’arrivisme, la politique, le cinéma, et même l’art, et tout le reste, formaient une encyclopédie pesante à laquelle tous les pays contribuaient avec plus ou moins de largesse et de subtilité. Mais l’esprit parisien, somme d’à-propos, de finesse et de pitié discrète, sort dune cornue qui ne sexporte pas

Ce n’est pas d’hier que nous savons comment le monde et ses trucs se dévissent. Le trapèze volant était chose facile. Passer des ordres de Bourse était chose facile. Appeler à soi des dames parce qu’on est long comme un rail de guimauve et tout fileté d’or, c’était facile. Des académies, des écoles et jusqu’à des cours par correspondance fournissaient des dentistes, des peintres et des ambassadeurs. Mais l’esprit parisien ne s’apprend ni ne s’enseigne.

Au fond, c’est la ville elle-même qui est en cause ; le nid magique doù sortent des modes et des chansons : Paris, tentation de toutes les sensibilités, mer des Sargasses qui attirait si souvent le varech de la matière grise internationale.

Pour ceux qui étaient nés à Buenos, à Rio, à Bogota, à Santiago ou dans la Guinée Portugaise, respirer l’atmosphère de Paris était une récompense. Tous les Parisiens qui se respectent sont loin d’avoir voyagé, et nous ne nous débarrasserons qu’avec peine de ce mal étrange qui nous empêche de savoir où se trouve exactement le golfe de l’Anadyr, et si le Nil est égyptien de sa source à son embouchure… Mais je n’ai jamais rencontré un étranger de qualité qui n’ait été capable de me montrer sur un plan l’emplacement du Musée du Louvre, celui du Moulin de la Galette ou du Carrefour Montparnasse, celui des restaurants où il faut avoir, avant de périr, dégusté des huîtres fines arrosées de certain pouilly…

Or, tous ces voyageurs, s’ils s’accordent à apprécier nos modes, notre couture, nos parfums et nos vitrines, se montrent plus altérés encore de cet esprit qui reçoit la flèche et rend la grâce en même temps, qui perçoit la nuance, reconnaît la subtilité, la fraîcheur, les demi-teintes, le clair-obscur et le frémissement d’une année, d’un jour ou d’une heure, enfin pour qui les choses et leurs enchaînements, les êtres et leurs correspondances, les mots et même leur chuchotement éveillent aussitôt des échos qui se perpétuent en résonances discrètes, touchantes, acerbes, violentes, courtes, exactes ou tendres, mais toujours aériennes et sincères.

Il y a de l’esprit de Paris dans certains dialogues, reparties, scies ou mots historiques. Il y en a sur des chapeaux. Il y en a aussi tout le long de nos quais, dans les petits caboulots, chez les prud’hommes, sur la plate-forme des autobus et dans le métro, dans l’escalier, sur les toits, sous les toits où nichent les philosophes, au milieu des squares, et jusque dans les nuits camouflées de la guerre.

C’est une manière d’observer où le génie de l’exactitude rencontre celui des rapprochements au carrefour du bon sens. De ce contact s’enrichit le répertoire de ces mots dont nous sommes tous capables, le prince et la cousette au même titre que le poinçonneur de tickets, le poète mobile ou le piqueur aux pompes funèbres… Et ces mots, souvent, prennent valeur de formules.

Les formules sont des synthèses d’expérience au ralenti, comme les cris le sont à l’accéléré. La littérature peut être aussi présente dans l’onomatopée que dans le dosage. Le long du Zambèze, ce seront des cris de guerre. Dans le cadre d’une ville, ces mêmes cris seront des « slogans ». Le slogan est une maladie de la formule

Le bon écrivain est celui qui trouve des formules. Le mauvais écrivain est celui qui n’en trouve pas. Les fameux principes rationnels n’ont pas grand’chose à voir là dedans. Le Français qui se dit et se croit cartésien et qui ramène à l’entendement des choses qui n’y avaient que faire me paraît d’abord un intuitif profond qui trouve rapidement sa formule. Paris excelle à trouver la sienne. « Nul naura de lesprit, hors nous et nos amis. » Cest de Molière

Il y a dans notre littérature une tradition brillante de moralistes noirs, souvent masqués de rose et de bleu… Je veux parler de ces moralistes qui ne pensent pas beaucoup de bien de la nature humaine. Elle commence avec Pascal et La Rochefoucauld. Mais elle s’épanouit surtout au XVIIIe siècle. Ces moralistes noirs sont en même temps des moralistes brefs. La « pensée », la maxime, lanecdote concises et denses sont leurs moyens dexpression favoris. « Sil est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, disait Joubert, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot, c’est moi. » Et Vauvenargues ajoutait : « Les meilleurs auteurs parlent trop. »

Il y a là peut-être un peu de salon, et l’on sait quelle place les salons tenaient au XVIIIe siècle. La maxime était le jeu à la mode chez Mme Geoffrin et chez Mme de Tencin. Un mot, pourvu qu’il fût réussi, faisait le tour d’un salon et la réputation d’un homme, comme au XIXe siècle, du temps d’Aurélien Scholl, une chronique, une seule, lançait son auteur. Nous aimons le trait, le paradoxe, le style à facettes. C’est une tradition qui nous vient, au fond, de Paris. Celle des discours à la romaine, des oraisons funèbres et des mascarets d’alexandrins sent son Versailles à plein nez. C’est le XVIIe siècle de la rhétorique qui nous a donné l’envie de goûter les quarante mots d’une maxime comme une tasse de café très fort après de longues libations.

Aussi bien, ces vivacités de langue et ces coups de cerveau sont également entrés dans un certain nombre de paradoxes et parfois d’erreurs. Mais, comme on dit, le ton y est toujours, et grâce à ce talent parfois ingénu que nous avons, la vie, aux plus mauvais moments, demeure toujours exquise par elle-même, la loi étant de se trouver toujours sur la route nationale du raisonnement, les antennes aiguisées et la lucidité tendue.

DÉJEUNERS DE SOLEIL

La chronique doit avoir une philosophie. Et même, elle doit être une philosophie. Non pas à la façon dont l’entendait Homais l’apothicaire, quand il s’adressait à Charles Bovary ou au curé Bournisien, mais plutôt à la façon des chansonniers montmartrois, et principalement de ceux du Chat Noir de jadis, qui chantaient la chronique comme les soldats chantent l’amour et la nostalgie.

J’ai eu tout jeune la révélation de la chronique. J’avais un oncle qui cachait sous son bureau quelques bouquins invraisemblables pour moi, une sorte de petite cave qui contenait Monsieur de Bougrelon, les Mémoires de Marmontel, des anonymes du XVIIIe siècle, le Paris de Dulaure, monument discutable, et, je ne sais trop pourquoi, la Mascarade de l’Histoire, de Pierre Véron, un fameux bonhomme, et spirituel jusqu’aux battements des cils. Or voici ce que je lus un jour dans ce dernier volume, soigneusement dérobé dans l’arsenal de l’oncle : Ruth, femme moabite, qui, devenue veuve, suivit Noémi, sa belle-mère, à Bethléem, se mit à glaner dans le champ de Booz, un riche agriculteur, et réussit, sur les conseils de Noémi, à se faire épouser !… Hum ! s’écriait notre auteur, que voilà un champ où il manquait un trottoir !… Et voici comment le même Pierre Véron traitait Pégase, coursier, disons-nous, qu’enfourchent les poètes :

 

Fort à tort, comme d’un symbole,

D’ailes Pégase est affublé.

Si quelque fois poète vole,

Bien plus souvent il est volé !

 

C’est le même Pierre Véron qui appelait Pline le Jeune M. de Sévigné. Tel est le tour d’esprit du chroniqueur. Inutile de vous dire que l’histoire littéraire ne fait aucune mention de Véron, encore moins que d’Aurélien Scholl, car les vrais chroniqueurs ont le malheur de mourir avec leur délicieux bavardage, avec cet art éphémère et précieux où tant de finesse se confond souvent à tant de style.

La plupart des bons écrivains ont été d’excellents chroniqueurs, et particulièrement les historiens et les romanciers. Chroniques, les Lettres persanes, et certains contes de Balzac. Chroniques, les textes savants de Sainte-Beuve et les critiques de Jules Lemaître. Mais, plus haut dans l’histoire, on rencontre les princes du genre, Aristophane, Aristote, Saint Jean Chrysostome, dont Après le tremblement de la ville d’Antioche est un bien singulier reportage, Platon lui-même, et Sénèque ; et César, le plus grand des grands journalistes, l’envoyé spécial par excellence.

La chronique n’avait pourtant pas encore trouvé son assiette. Comme la peinture, avide de grands sujets, elle se balançait entre les homélies et la grande machine pour librairie de fonds. Les premiers Français qui s’attaquèrent à cette délicate matière semblent avoir été emprisonnés dans une sorte de lyrisme mystique et papelard qui me gâte beaucoup de leurs œuvres : Jean de Meung, les sermons de Maillard, Christine de Pisan, Henri Baude, les grands rhétoriqueurs des XIVe et XVe siècles. Enfin, voici les Propos rustiques de Noël du Fail, Brantôme, les gens de la Pléiade, et toutes les chroniques qui illustrent si bien, aujourd’hui encore, la bibliothèque des grands seigneurs : celles d’Ernoul et de Bernard le Trésorier, celle des quatre premiers Valois, celle de Gille le Muisit, abbé de Saint-Martin de Tournai, et tant et tant d’autres qui ont mis peu à peu les écrivains légers ou sérieux des XIXe et XXe siècles sur le sentier du morceau idéal, primesautier, admirablement inutile, mais tout aussi indispensable qu’une robe de femme, qu’un cœur de femme, tout aussi nécessaire que l’amour. Ici, c’est un véritable bataillon d’hommes de talent qui se range sous les voûtes de ma mémoire. De Banville à Scholl et à Maurice Donnay, de Henry Bauer à Armand Silvestre, de Mendès à Henry Fouquier, de Jean Lorrain à Duvernois, d’Albert Flament à La Fouchardière…

… Une loi passait ; le prix de philosophie du Concours général allait à un fils de muletier ; la monnaie se traînait comme un paralytique ; on commençait de s’habiller plus que solennellement pour assister aux répétitions générales ; Longchamp voyait ses chevaux courir la nuit aux lanternes ; quelque profond académicien se penchait sur les misères du peuple ; les femmes jouaient à imiter l’homme et réclamaient des décrets gouvernementaux en guise d’hommages. Ces faits étaient-ils assez probants par eux-mêmes ? Non. Ils exigeaient un commentaire bien tourné, quelques petites touches d’esprit, de critique autour de leur cérémonial, un parfum de moquerie, une approbation sans emphase, une sauce, disent les peintres, un apprêt, un rien qui leur conférât grâce et fît réfléchir les lecteurs qui, sans cela, n’eussent peut-être jamais réfléchi… Et voici sans doute une heureuse définition de la chronique : l’art de rendre « intellectif » quelques secondes le sombre et sévère lecteur du journal.

FANTÔMES

Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Elle pouvait se targuer d’un teint, d’un domicile et d’un tempérament, tout comme un brocanteur du Temple, un banquier ou un bouilleur de cru des Charentes. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique. Tant de génie pour en arriver à la faire languir de soif et n’exister plus qu’à l’état de spectre furtif…

Cet état me gêne affreusement. Prendre un taxi n’était pas nécessairement le fait d’un prodigue. Seulement, vous étiez en retard. Or il y avait vingt bonnes minutes que vous attendiez votre autobus. Il arrivait enfin, lentement, dans un halo de noirceur qui ne présageait rien de bon. Quand il était complet il s’arrêtait à peine, donnait du croupion pour marquer le coup, sonnait avec rage et repartait dédaigneusement avec des grâces de mégathérium. À ce moment, un taxi rôdeur vous frôlait en se balançant. Dame ! vous l’appeliez. Et vous le gardiez, et vous pouviez encore, à la fin de la journée, loger dans votre horaire une course à Ménilmontant qui vous ramenait dîner convenablement à Auteuil.

L’autre nuit, dans un trou de sommeil, je chiffonnais l’album d’Épinal de cet enfant que j’ai vu naître…

… Colossal, bombant le caisson, haut colleté, galbé comme un potentat, le melon « coiffant jeune » et naturellement trop petit posé en bataille sur l’occiput, la moustache carrée bien accroupie sur la banquette de la lèvre, le marquis de Dion essaye sa dernière née, la pétrolette : haute sur pattes, toute secouée de coqueluche et de souffles vésiculaires, elle a l’air d’un scarabée maladroit et bruissant. Son capot est courtaud comme la bottine qu’on appelle « à bout Carnot ». Qu’est-ce qui se passe ?

On s’attroupe. Personne n’a confiance. Car chaque génération doit recommencer le même combat, remporter la même victoire sur cette vieille dame autoritaire et sacrifiée qu’est l’Habitude. Mais c’est la course Paris-Rouen, en 1894. Les badauds goguenards chinent les chauffeurs qui mettent pied à terre à la vue d’une côte. Et pourtant, un concurrent plus fortuné gagne la course à 21 de moyenne ! C’est l’« entrée dans le monde » de l’automobile.

Alors, la mode s’empare du nouveau jouet pour grandes personnes. Des demi-dieux étranges, magnats du Tout-Paris, monstres casqués, masqués, barbus, vêtus de cache-poussière ou de peaux de bique, apprennent à dresser les phaétons Peugeot et les vis-à-vis Panhard au milieu de ruades courtes et de fumerolles.

Mais voici que l’auto, nouveau Moloch, dévore ses victimes. Des coureurs se tuent. Des voitures entrent dans la foule. Et le bon public, indulgent envers le teuf-teuf qui n’avançait qu’à 25 à l’heure, commence à considérer les chauffeurs comme des êtres sauvages, ennemis de tout équilibre. Les paysans alertés se tournent, se redressent et courent aux abris les plus proches dès qu’ils voient poindre le capot plat d’une voiture à l’épaule d’une côte. Au cours d’une procession à Boulogne-sur-Mer, en 1903, Enfants de Marie, pêcheuses boulonnaises et dames patronnesses s’évanouissent de frayeur en voyant déboucher sur le port une voiture dont la vitesse dépasse 35 à l’heure ! Et il me souvient qu’un journal de cette année-là, racontant l’incident s’exprimait dans ce sens : la Réalité est aussi une œuvre d’observation vécue, mettant en présence, par le fait du hasard, le Passé et l’Avenir, automobile et blancs surplis…

L’auto eut ses fantaisies, ses caprices. On appela cela des « pannes ». En ces temps primitifs, les « stations-service », sentinelles avancées de nos autostrades, avec leur netteté de clinique et leur personnel galonné, n’existaient pas. Le malheureux chauffeur devait donc avoir recours à des confrères plus favorisés. Il y avait d’ailleurs un « Code de la panne » où tout était prévu. On recommandait à l’empanné « d’agiter un bras dans un plan perpendiculaire à la route, la figure tournée vers la voiture dont il sollicitait le secours, en ayant pris soin auparavant de placer ostensiblement sur l’automobile immobilisée quelque drapeau blanc fait au besoin d’un mouchoir ». On croirait entendre parler Pandore. C’étaient les temps héroïques…