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Emmanuel Bove

LE MEURTRE DE SUZY POMMIER

© 2019 Librorium Editions

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I

UN FILM QUI FINIT MAL.

Avant même que les Deux Mondes, le nouveau film de Jean Rivière, eût été présenté en séance publique, tous les journaux lui avaient déjà consacré de longs articles. Jean Rivière, le jeune metteur en scène, s’était signalé à l’attention par trois ou quatre œuvres remarquables. Les Deux Mondes devait consacrer sa réputation. Mais un tel succès n’allait pas sans créer des jalousies. Aussi, ce soir-là, la salle Ébrard, rue de la Michodière, où devait avoir lieu la présentation de ce film, était-elle remplie d’un public à la fois enthousiaste et hostile. À toutes les personnalités appartenant au monde du cinéma, se mêlaient des artistes, des écrivains, des jolies femmes. On discutait d’avance des qualités de ce film, de son interprétation. On se demandait si Suzy Pommier, qui s’était révélée, il y avait un an à peine, dans une quelconque production, comme une des plus grandes artistes qui aient paru sur l’écran français, vaincrait la partie. Le rôle qu’elle tenait dans les Deux Mondes n’était-il pas trop lourd pour elle ? Quant à Harry-Paul Donna, on ne s’expliquait pas pour quelles raisons Rivière l’avait choisi. Jusqu’alors, il n’avait été qu’un interprète de second plan. Il s’était surtout signalé par une absence complète de naturel.

À neuf heures, la salle était déjà pleine à craquer et, sans cesse, de nouvelles voitures s’arrêtaient devant l’entrée. Soudain, de l’orchestre, des murmures s’élevèrent auxquels succédèrent aussitôt des cris, des applaudissements. Suzy Pommier venait de faire son apparition. Blonde, grande et mince, elle semblait avoir vingt ans.

Cette réception chaleureuse la gênait, et ne sachant comment répondre aux acclamations qui la saluaient, elle s’inclinait en se tournant à droite et à gauche, non sans timidité.

Elle n’était pas seule. Un homme jeune, chauve déjà, l’accompagnait.

Finalement, le couple s’assit. Suzy Pommier se remit un peu de poudre, cependant qu’à intervalles réguliers le cri familier de « Vive Suzy ! » partait d’un point quelconque de la salle.

Elle était d’une pâleur que le fard avivait à peine. De temps en temps, elle se retournait, cherchant visiblement des yeux un ami. Par contenance, elle ouvrait son sac, le refermait, l’ouvrait encore, avec ce désir de paraître naturel que l’on a quand on se sent un point de mire.

Assis à trois rangées derrière elle, un homme l’appela :

— Suzy…

Elle se retourna. C’était Donna. Elle lui fit un petit signe amical de la main, puis, prenant son voisin par le bras, lui dit à l’oreille :

— C’est curieux, je n’ai jamais eu le trac comme ce soir.

— Voyons, voyons. Ce n’est pas digne de toi… Tu n’es plus une débutante… Tiens, prends cette cigarette…

Le jeune homme venait à peine d’achever ces mots qu’une sonnerie retentit, bientôt suivie d’une autre, et d’une autre encore.

— Les trois coups sacramentels, murmura-t-il.

L’obscurité se fit. Durant quelques secondes, sur l’écran nu, la nouvelle bande de Jean Rivière tourna à vide, puis le titre parut : les Deux Mondes. À ce moment, le bruit léger et monotone du moteur de la cabine de l’opérateur disparut et une valse se fit entendre.

La représentation était commencée.

C’était l’histoire d’une chanteuse de café-concert – rôle que tenait Suzy Pommier – dont s’amourachait un riche industriel d’une quarantaine d’années, joué par Harry-Paul Donna. Il lui jurait un amour éternel, il la tirait de l’ornière, l’élevait à lui. Malheureusement, il cessait brusquement de l’aimer. Le fond du film était la peinture de cette rupture. Le héros, industriel de convention, appartenait à une riche famille. Pris entre les liens et cette étrangère, il sacrifiait celle-ci. Le film se passait à Paris, tout de suite après la guerre. Dans un souci louable de faire vrai, le metteur en scène avait appuyé un peu lourdement sur les mœurs par trop libres de cette époque.

Jusque-là, le public, bien que légèrement choqué par le réalisme de certains passages, avait manifesté son contentement.

Un soir, décidé à en finir, l’industriel conduit la danseuse dans des lieux où l’on s’amuse. Mais en rentrant, sous l’empire de la boisson, il lui annonce que tout est fini ; que, d’ailleurs, il est obligé de partir pour l’étranger où l’appelle une affaire importante. Cependant, c’est un homme de cœur. Il comprend bien qu’il doit à celle qu’il a aimée une indemnité. Il saura remplir son devoir. Ses lèvres murmurent un chiffre.

Ce fut à ce moment que se produisit la scène qui souleva les protestations du public déjà énervé.

— Vous n’êtes qu’un lâche, lui répond sa maîtresse.

Elle est indignée. Elle lui crie son mépris. C’est honteux de la part d’un homme d’abandonner une femme, après lui avoir fait entrevoir les délices d’une vie honnête et heureuse. Il eût mieux valu qu’elle ne l’eût jamais connu.

L’industriel ne répond pas. Il sort, et revient, au bout de quelque temps, avec, épinglées au revers de son veston, toutes les décorations que lui valut sa brillante conduite pendant la guerre.

La jeune femme, en son absence, était entrée dans son bain. Il s’approche d’elle et, bien droit, dans une attitude toute militaire, lui dit :

— Tout le monde n’a pas jugé que j’étais un lâche !

— Tu aurais dix fois plus de médailles que je te traiterais quand même de lâche ! lui répond la femme.

Cette réplique provoqua le tumulte dans le public. Des cris s’élevèrent des quatre coins de la salle. En effet, cette histoire de décorations arrivait bien mal à propos dans ce roman d’amour. Le talent de Suzy Pommier ne la faisait pas passer.

On entendit les premiers coups de sifflet. Un spectateur, plus violent que les autres, se mit à parler d’une voix de stentor :

— S’il y a des anciens combattants dans la salle, qu’ils aillent donc casser la figure du metteur en scène.

Une femme cria :

— Mon mari a fait la guerre et il trouve ce film très bien.

— Taisez-vous ! fut la réponse qu’elle s’attira.

Le silence s’était peu à peu rétabli, lorsque, comme un coup de tonnerre, ces quelques mots retentirent :

— Nous en avons assez.

Mais le film, lui, continuait.

L’industriel s’approche donc de la chanteuse. Il est hors de lui. Il la prend à la gorge et tente de l’étrangler.

De nouveau, les sifflets reprirent de plus belle. Cette partie était d’une violence inouïe. Cependant que la femme se débattait dans le bain, que l’homme s’employait de toutes ses forces à lui maintenir la tête sous l’eau, l’appareil de prise de vues tournait lentement autour du couple, pour s’élever progressivement à mesure que les forces de la femme diminuaient et s’immobiliser finalement au moment même où la chanteuse mourait. Puis, avec la même lenteur, il passait au-dessus de la baignoire où on apercevait la pauvre femme recroquevillée, nue, tenant dans une main crispée les décorations qu’elle venait d’arracher.

C’était évidemment très pénible ; d’autant plus que la fin du film montrait des policiers, de parti-pris étouffant l’affaire pour ne pas compromettre le riche industriel et pour justifier le titre de l’œuvre de Jean Rivière. La justice n’était donc pas la même pour tous ? Un monde s’opposait à un autre, et le plus fort brisait le plus faible.

Ce fut au milieu d’un vacarme indescriptible que la lumière se fit. Malgré les indéniables beautés de cette bande, le public ne pardonnait pas la scène des décorations ainsi que celle du meurtre d’une férocité dépassant tout ce que l’on pouvait imaginer. Il était choqué de voir avec quel sans-gêne on attribuait à un ancien héros un rôle de brute, avec quelle inconscience on jouait avec les grands principes qui lui tenaient le plus au cœur. Un énergumène lança même une orange sur l’écran.

Suzy s’était esquivée. Elle n’était évidemment pour rien dans cette sombre histoire, mais elle craignait que quelque spectateur surexcité ne s’en prît à elle. Son compagnon était resté. Il se mêla aux groupes, s’efforçant visiblement de démêler l’opinion véritable de la foule.

— Où est donc Suzy ? lui demanda un gros homme, à moustache blanche, pour que je ne la félicite pas.

Et il éclata d’un bon rire.

— Elle vient de me quitter, répondit Pierre Nervray.

— Eh bien ! quand vous la reverrez…

— Je la reverrai tout à l’heure…

— Tant mieux. Vous lui transmettrez donc tout de suite mes compliments, mes sincères compliments… Ah ! quelle soirée cette charmante enfant vient de nous faire passer ! Et moi qui lui avais prédit un brillant avenir dans la comédie légère…

Pierre Nervray sourit. Il s’était follement épris de Suzy, il y avait un an, alors que cette dernière venait de remporter un immense succès dans un film comique. Bien qu’il fût marié à une très jolie femme, de laquelle il avait un gentil petit garçon, il s’était lancé corps et âme dans cette nouvelle aventure. Fils d’un banquier connu surtout par son écurie de courses, sa fortune lui permettait les plus folles prodigalités. Pour séduire Suzy, rien ne lui parut superflu. Il loua un rez-de-chaussée, donnant sur la rue de l’Université, qu’il meubla somptueusement, et il n’hésita pas à afficher sa liaison avec la jeune artiste. Pourtant, sa femme ne l’apprit que trois mois plus tard. Elle en conçut un profond chagrin, mais, par amour de son fils, supporta tout.

Cependant que les deux hommes conversaient, la salle s’était peu à peu vidée.

— Je vous quitte, dit Pierre ; Suzy m’attend.

Le jeune homme s’éloigna. Il monta dans sa voiture. Quelques secondes après, il disparaissait.

II

HECTOR MANCELLE.

— Allô, allô… la police judiciaire ?

— Elle-même ! répondit Hector Mancelle, un jeune inspecteur, dont la principale occupation était de passer quotidiennement dans les hôtels du dix-septième arrondissement pour relever les noms des nouveaux locataires.

— Allô, allô !… venez vite. Suzy Pommier vient d’être assassinée.

Cette nouvelle ne parut surprendre en rien le jeune inspecteur.

— Qui est à l’appareil ? demanda-t-il avec le plus grand calme.

— Élisa, la femme de chambre.

— Je ne demande pas mieux que de venir, mais encore faudrait-il me donner l’adresse.

— 17, rue de l’Université.

— Bien.

Hector Mancelle raccrocha. Tranquillement, il alluma une cigarette, prit son chapeau qu’il avait posé sur son bureau, à côté de l’appareil téléphonique et, d’un pas alerte, sortit. Il suivit un long couloir en sifflotant, s’arrêta devant une porte vitrée et frappa. Personne ne répondit. Après avoir frappé une seconde fois, il poussa la porte et pénétra dans une pièce meublée d’une manière confortable. C’était le bureau du commissaire Piget. Après avoir jeté un regard circulaire, Mancelle ressortit et continua de suivre le long couloir. Lorsqu’il eut parcouru une dizaine de mètres, il s’arrêta devant une autre porte vitrée. Il frappa. On ne lui répondit pas davantage. Cette fois, il n’insista pas.

— Je vais y aller, murmura-t-il, puisque ni Piget ni Demartre ne sont là.

Il descendit un autre escalier et pénétra dans une sorte de pièce qu’on eût pu assimiler à une salle de garde. Deux hommes y jouaient aux caftes.

— André, suis-moi, dit-il, et ne m’interroge pas.

— Pourquoi ? demanda le plus jeune.

— Un crime a été commis. Une artiste lyrique vient d’être assassinée, précise Hector Mancelle avec emphase.

— As-tu prévenu Piget ?

— Il est absent.

— Et le service de l’identité judiciaire ?

— Il est absent. Pardon, je vais le faire tout de suite, devant toi.

Prenant un appareil téléphonique qui se trouvait à portée de sa main, il s’acquitta de cette nécessité.

— Eh bien, maintenant, il faut y aller. Sans quoi ils vont arriver avant nous et nous ne pourrons plus faire nos constatations.

Le policier qui répondait au prénom d’André jeta ses cartes avec mauvaise humeur et, à regret, suivit le jeune inspecteur.

Un quart d’heure plus tard, un taxi s’arrêtait devant l’immeuble portant le numéro 17 de la rue de l’Université. Hector Mancelle et André Tabouret en descendirent et se frayèrent un passage à travers l’attroupement qui s’était déjà formé.

— Mazette ! dit Mancelle en apercevant tout ce monde ainsi que la somptueuse maison où le crime avait été commis.

Car Hector Mancelle, bien qu’il suivit avec intérêt le mouvement artistique et littéraire de son pays, n’avait jamais entendu parler de Suzy Pommier. Dans son esprit, comme dans celui de son collègue, il s’agissait du meurtre banal d’une fille se disant, par besoin de considération, artiste. Aussi, avait-il eu soudain le pressentiment qu’il s’agissait d’une affaire autrement importante.

— Est-ce que tu connais ce nom-là, toi, Suzy Pommier ? demanda-t-il.

— Je ne l’ai jamais entendu. Pourtant, je suis un amateur de théâtre. Je connais Sarah Bernhardt, Réjane, Simone, mais je puis assurer que je n’ai jamais entendu parler de Suzy Pommier.

— Je suis en train de me demander si on ne ferait pas mieux de prévenir Piget, continua Hector Mancelle, inquiet. Qu’est-ce qu’on va prendre ! Il va croire qu’on a voulu lui souffler cette affaire.

Mais le jeune inspecteur n’en eut pas le temps. Le groupe de curieux, de voisins, venait de s’écarter respectueusement, comme lorsqu’un grand homme va mourir, devant les médecins venant en consultation.

— Il faut y aller, murmura Mancelle à son collaborateur qui, afin de ne pas passer le premier, faisait semblant de regarder le trottoir comme s’il avait perdu quelque objet.

À ce moment un vieil homme échevelé, mis modestement, ayant toutes les apparences d’un petit fonctionnaire, se précipita au-devant d’eux.

— Les inspecteurs, les inspecteurs ? interrogea-t-il d’une voix anxieuse.

— Eux-mêmes, répondit Hector Mancelle.

— Venez vite, je vous en supplie. Si vous saviez quelle chose affreuse. Mon Dieu, quelle horreur !

— Qui êtes-vous ? demanda froidement Mancelle tout en marchant.

— Le père, monsieur, le père de Suzy Pommier.

 

*
*   *

 

La porte de l’appartement de l’artiste se trouvait à gauche, dans le grand hall de l’immeuble, si bien qu’on pouvait entrer et sortir de chez elle sans avoir besoin de passer devant la loge des concierges.

Des locataires de la maison, des fournisseurs, parlaient avec animation de ce crime étrange. Devant la porte de l’appartement, deux sergents de ville montaient la garde. Hector Mancelle leur fit un signe. Tout de suite, ils s’écartèrent.

— Quelqu’un est-il entré dans l’appartement, à part la femme de chambre qui, en prenant son service, a découvert le corps de sa maîtresse ? demanda Hector Mancelle en examinant la serrure de la porte.

— Moi, monsieur ? répondit un homme qui avait l’aspect d’un lad vieilli.

— Pour quelles raisons ?

— Je suis le concierge, monsieur. Lorsque la femme de chambre, affolée, est venue me trouver, je me suis rendu avec elle sur le lieu du crime pour m’assurer que Mlle Pommier était bien morte.

— Comment vous appelez-vous ?

— Antoine, monsieur.

— Il faut me dire votre nom de famille, précisa Hector Mancelle tout en continuant d’examiner la porte d’entrée.

— Jaubert.

— C’est bien. Ne vous éloignez pas. J’aurai certainement besoin de vous. Eh bien, maintenant, André, allons-y.

La clef était sur la serrure. L’inspecteur la tourna, et ils pénétrèrent dans l’appartement. Mais, tout de suite, ils s’arrêtèrent.

— Vous êtes la femme de chambre de Mlle Pommier ? demanda Hector Mancelle à une petite brunette en tablier blanc qui se trouvait près de lui.

— Oui, monsieur.

— Est-ce que vous couchez dans l’appartement ?

— Non, monsieur. Ma chambre est au sixième…

— Est-ce vous qui avez allumé ce lustre ?

La femme de chambre hésita une seconde, puis répondit :

— Non, monsieur. Il était allumé ce matin quand je suis descendue.

— Vous ne vous êtes pas dit que votre maîtresse avait oublié de l’éteindre ?

— Si, monsieur.

— Comment se fait-il, dans ce cas, que vous ne l’ayez pas éteint ?

— Je ne sais pas, répondit la domestique en se troublant.

— Vous aviez sans doute l’intention de mettre de l’ordre dans cette entrée ?

— Oui, monsieur.

— Veuillez me conduire dans votre cuisine.

Tremblante de peur, la domestique obéit.

— Ceci est la porte de l’escalier de service, n’est-ce pas ? demanda l’inspecteur.

— Oui, monsieur.

Hector Mancelle semblait se soucier fort peu de la jeune fille. Il regardait les murs autour de lui, paraissant chercher quelque chose.

— J’ai l’impression, dit-il, que Mlle Pommier était une excellente maîtresse de maison. Ne vous avait-elle pas fait un emploi de votre temps ?

— Si, monsieur. Il est dans l’office !

L’inspecteur le parcourut, puis se tourna vers la femme de chambre.

— Aujourd’hui mercredi, il n’est pas question de l’antichambre. Vous deviez, en descendant, faire la salle à manger.

Sans attendre de réponse, il revint sur ses pas. Après avoir encore longuement examiné l’entrée, il entra dans le salon. Les volets étaient fermés. Pourtant il y faisait très clair. Sans s’attarder, il pénétra dans la chambre à coucher. Un désordre qui, à première vue, n’avait rien d’extraordinaire, régnait dans la pièce. Le lit était défait. Des vêtements jonchaient le sol.

Il s’avança ensuite vers la salle de bains dont on apercevait un lavabo par la porte entr’ouverte. Un spectacle horrible s’offrit alors à ses yeux. Suzy Pommier gisait, morte, dans sa baignoire. La tête à demi cachée sous l’eau, les genoux relevés comme ceux d’un enfant qui vient de naître, les traits déformés par la douleur, les bras tordus, absolument nue, on ne pouvait la regarder sans frémir.

— C’est pénible, murmura l’inspecteur en allumant une cigarette et en secouant à trois ou quatre reprises l’allumette pour l’éteindre.

Il appela la femme de chambre.

— Est-ce que votre maîtresse avait l’habitude de prendre un bain le soir avant de se coucher ?

— Oui, monsieur.

— Est-ce vous qui avez préparé ce bain ?

— Non, monsieur. Madame m’avait donné deux places pour la présentation de son film, et, supposant que je ne serais pas seule, elle m’avait dispensée de revenir.

— Avez-vous été à cette représentation ?

— Non, monsieur.

— Vous avez un fiancé, sans doute ?

— Comment le savez-vous ? En effet, monsieur.

— C’est bon. Vous pouvez vous retirer.

En dehors du cadavre, rien n’indiquait qu’un drame s’était déroulé quelques heures auparavant. Tout semblait à sa place. Nulle part, il n’y avait d’éclaboussures. L’eau, unie, immobile, couvrait le corps de l’artiste. Un peu de la tête, un genou et une partie de la jambe seuls émergeaient.

Après avoir longuement examiné chaque objet, le jeune inspecteur revint dans la chambre à coucher. Un châle reposait sur le dossier d’une chaise. Il le prit, le palpa avec soin. Un coin de ce châle était mouillé.

— Curieux, murmura-t-il.

Continuant ses recherches, il se pencha, regarda sous le lit. Toujours rien de particulier ne s’offrit à sa vue. Brusquement, il s’arrêta devant un petit secrétaire. Un tiroir était à demi ouvert. Il en examina le contenu. Des factures, des programmes, en un mot, seuls des papiers sans intérêt s’y trouvaient.

Il interrogea de nouveau la femme de chambre.

— Ce tiroir était-il ordinairement fermé à clef ?

— Oui, monsieur. Madame avait l’habitude de tout fermer.

— Et elle emportait toutes les clefs ?

— Non, monsieur. Elle les mettait dans ce petit tiroir entr’ouvert dont elle emportait la clef qui est la plus petite.

L’inspecteur regarda autour de lui. Dans chaque serrure, il y avait une clef. La jeune femme, en entrant, les avait donc remises à leur place. Une seule manquait : celle du petit tiroir qui les contenait toutes !

Délaissant le secrétaire, il s’approcha du lit. Il était défait, pourtant il était visible que personne ne s’y était couché. À sa tête, sur une table de chevet, se trouvait un cendrier. L’inspecteur l’examina. Il ne contenait ni cendres, ni allumettes, mais quatre minuscules boulettes de papier. Il les déplia. C’étaient quatre timbres de cinq centimes. Il les contempla avec attention et, finalement, les glissa dans son gousset.

— Mademoiselle, interrogea-t-il, où est l’encre ?

— Ici, monsieur.

Il prit l’encrier que venait de lui désigner la femme de chambre et, tirant une allumette de sa poche, la trempa dans le liquide.

Avec précaution, il se rendit dans la salle de bains, approcha l’allumette du genou de la victime et, juste au-dessus du niveau de l’eau, fit une petite marque. Puis, jetant l’allumette, il revint dans la chambre à coucher.

— Maintenant, dit-il à haute voix, il ne nous reste plus qu’à attendre un petit quart d’heure.

Il alluma une autre cigarette et s’assit dans un fauteuil.

— Mademoiselle, voulez-vous me dire pourquoi vous n’avez pas éteint la lumière du vestibule en venant prendre votre service ce matin ?

De nouveau la femme de chambre se troubla.

— Voulez-vous que je vous le dise, moi ?

— Oh ! oui, monsieur, répondit la domestique.

— Vous n’y avez pas pensé.