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Monique Zapata-Ottaviani

Conflit ambigu pour un paradis bleu

PRÉFACE

C’est pour eux que j’écris !

Même si je les blesse, mais parce que je les aime.

Je dédie ce livre à mon père pour l’ambition fructueuse qui l’a toujours poussé de l’avant, pour le bien-être de son foyer chéri et à ma mère pour un seul mot qu’elle a toujours dans son cœur pour ses enfants et son époux, ce mot c’est « Amour ».

– Monique

I – Les témoins d’une réintégration

Ce fut à la fin d’un chaleureux et bel été ensoleillé, en septembre 1971, que tous les membres de la famille « De la Fuente » abandonnèrent le quartier nord de Marseille. Ils avaient un admirable et considérable enthousiasme pour les nouveaux jours qu’ils se promettaient de rendre meilleurs et qu’ils vivraient bientôt. Derrière eux disparaissaient péniblement neuf années de leur existence, neuf années de lutte, de peine et de souffrance, d’adaptation à d’inhabituels rythmes de vie, d’intégration dans une société si repoussante et si malveillante, qui les avait accueillis avec haine, dédain et racisme, lors de l’indépendance de l’Algérie. Quelle tristesse, quelle déchéance hautaine même, on ne voulait pas de ces gens-là, des « Pieds-Noirs » pensez-vous donc ! Des gens qui volent le pain des honnêtes Français. Ces hommes-là ! Ce sont des Arabes, qu’ils retournent donc avec leurs chameaux. Était-ce nécessaire d’en arriver là ?

Cette petite famille, les De la Fuente, « Pieds-Noirs » comme on la surnomme encore, était originaire d’Oran, port d’Algérie et depuis son débarquement à Marseille en 1962, elle avait affronté d’innombrables problèmes, comme tant d’autres rapatriés de l’Afrique du Nord, pour survivre face à l’inhumanité de ce peuple irrité par une guerre honteuse pour laquelle il ne voulait en aucun cas engager sa responsabilité. Une guerre qui emportait au loin, dans un pays de charme et de mystère, leurs fils bien-aimés. Ces fils qui servaient la France de là-bas au péril de leur vie.

Il est certain que bien des jeunes gens moururent sur cette terre, oasis lointaine et meurtrière, que d’autres vécurent difficilement, parce qu’une minorité de pieds-noirs ne les avait pas aidés dans les instants les plus durs de la bataille. Ceux-là ont fait le malheur des autres. Seulement, Jean, impuissant n’y pouvait rien à cette politique qui menait les Français de France et d’Algérie à une guérilla entre eux, et contre les Arabes. Il était très simple cet homme, et sa vie n’avait qu’une patrie : sa femme et ses enfants. Aussi, il était difficile pour Jean qui ne jugeait qu’entre le bien et le mal son prochain, de se sentir rejeté à la fois d’un pays où il avait vu le jour et d’un autre où il devait renaître. C’était une goutte d’eau au milieu d’un vaste océan. Maintenant, rien ni personne n’entraverait leur chemin. Le père, Jean De la Fuente, un brave homme de profonde ambition, s’emplissait le cœur d’une espérance pleine d’avenir, en oubliant qu’il laissait là, au seuil de sa vie d’aujourd’hui, les H.L.M de la Granière à Saint-Antoine. Il avait travaillé durement pendant ces dernières années, mais non sans succès, car en ce jour, à 41 ans, il offrait le fruit de son labeur à Mélanie sa fidèle épouse et ses quatre filles, un heureux bonheur. Jean, très autoritaire mais bon et généreux, d’un optimisme convaincu, ne pouvait croire que sa situation de simple ouvrier ne s’améliorerait jamais et voilà qu’il devenait pour le plaisir de tous, chef d’entreprise.

Devenir quelqu’un, s’était-il promis en entrant en France, que l’on respecte, que l’on admire et après tant de batailles, il parvenait enfin à être un « homme » dans toute la splendeur de sa signification.

Jean De la Fuente possédait une entreprise de serrurerie et ferronnerie, boulevard du Progrès à Marseille, dans le quartier de Saint-Gabriel, dont il louait le local depuis 1965. Cette petite affaire aux débuts difficiles, consistait à forger des objets d’art qui se vendaient assez mal à une époque où « le tout fabriqué » était en vogue à un prix non compétitif pour les vrais artisans. L’industriel régnait et il le comprit. Aussi, très vite, il délaissa son art qui lui tenait tant à cœur, pour se lancer à ses risques et périls, dans le marché du bâtiment et gravir ainsi rapidement les échelons de la gloire. Comment aurait-il pu ne pas tourner une page de sa vie, de son passé, en cet extraordinaire moment d’extase et d’élévation dans la société actuelle et ce, grâce à un génie bien mérité pour l’homme qui s’éveillait en lui.

Dans la voiture qui les emmenait tous les six à vive allure, Jean conduisait, silencieux mais satisfait de ce départ. Il était un peu fort physiquement avec de bonnes et belles mains de travailleur. Son regard semblait toujours grave et inquiétant pour qui ne le connaissait pas. Jean portait des lunettes depuis plusieurs années, mais il restait aussi charmant qu’autrefois. Ses cheveux étaient noirs et épais comme ses sourcils d’ailleurs, d’où cet air de jeunesse bien connu dans la famille. Jean s’enivrait de bonheur, le visage à l’air, les manches de sa chemise bleue repliées, le col largement ouvert. Il était heureux. Son épouse Mélanie, assise près de lui, regardait défiler ces grands ensembles jaunes qui les avaient abrités pendant deux années.

Elle pensait à cette cité, petite ville moderne du futur, où toute l’intimité des voisins se communique au travers des murs et il n’y a plus de secrets, où l’on se rencontre sans même se connaître entre locataires des 1er et 8e étages, et il n’y a plus d’amitié. Que d’épreuves avait-elle dû passer, que de difficultés imprévues pour élever ses quatre petites filles, dans cette hostilité des H.L.M où l’on découvre que toutes les ethnies vivent ensemble au sein d’une tranquillité sans cesse remise en question, où l’on devine à l’aspect physionomique des gens, à la distinction même des véhicules que toutes les classes sociales s’y mêlent dans une communauté presque imparfaite. Au loin, Mélanie admirait pour la dernière fois ces bâtiments éternels dans leur laideur qui semblaient s’être entourés d’une certaine froideur, insolite et hantée de solitude amère, laissée là par chacun des membres de la famille. Très sûr de lui, Jean menait avec aisance son Opel caravane qu’il avait achetée depuis peu de temps ; il rêvait silencieusement, l’air ravi. Mélanie s’enfonça progressivement dans la mollesse de son fauteuil et inclina doucement sa tête en arrière jusqu’à ce qu’elle se repose sur le dossier, elle eut alors un léger soupir d’apaisement, elle ferma les yeux, se laissant bercer par les mouvements saccadés de la voiture. Elle se sentait si bien ainsi, faisant le vide autour d’elle-même et délivrée de ses anciennes angoisses. Elle n’avait pas vieilli, légèrement grossi, bien-sûr, mais en était encore plus belle. Le fardeau des années rajeunissait à merveille Mélanie, contrairement à la logique même du vieillissement. Elle portait une robe de coton aux couleurs vives, bien décolletée en pointe sur la poitrine et dans le dos.

La mode du prêt-à-porter était courte, Mélanie la suivait de près, mais timidement, juste au-dessus des genoux. Sa chevelure rousse était raccourcie elle aussi. Mélanie était une jeune femme très épanouie et on ne lui donnait pas ses 37 ans. Sur la banquette, Marie l’aînée, âgée alors de 17 ans, regardait son père, les yeux dans le vague et songeait à la jeune fille qu’elle était devenue, au milieu de ces H.L.M, son adolescence, ses premiers amis, son premier amour et ses premières peines. À présent, elle voulait oublier qu’elle avait souffert profondément, sans jamais se confier à personne, pour la tendresse qu’elle avait vouée particulièrement à un jeune homme qui ne s’était aucunement intéressé à elle et qui, auprès de ses quelques camarades, l’avait odieusement ridiculisée. Marie respirait aujourd’hui la haine d’une bataille d’où elle était sortie vaincue, mais honnête et mélancolique. Toutes ces filles qui la jalousaient, parce qu’elle possédait un charme caché, lui valant surtout l’admiration et l’amitié des garçons. Parce qu’intelligente, elle abordait avec une étonnante facilité acquise, tous les sujets qui préoccupaient tellement la jeunesse : la drogue, la contraception, la liberté et par-dessus tout : les parents. Elle épatait tous ses amis qui l’écoutaient, friands de connaissance, et ne faisaient autour d’elle que des rivales. De son adolescence commencée à peine, elle garderait de mauvais souvenirs. Marie n’avait plus d’amis car nul n’avait su lui être fidèle et accepter l’affection qu’elle offrait avec tant de pureté et d’innocence. Toute pensive et triste, regardant toujours droit devant, sans ne rien voir, elle se jurait dans une promesse difficile. « Je veux vivre mieux et sans amis pour me jalouser et me faire souffrir. Je veux rester seule et brûler tous les souvenirs heureux et amers qui m’ont donné du bonheur et qui m’ont offensée et même si je les aime et les désire plus que tout encore aujourd’hui. Mon amitié, il faudra la gagner et mon amour sera difficile à conquérir désormais. » Marie tenait ses promesses. Elle se consacrerait uniquement au plaisir de ses parents et à ses études. Marie entrerait bientôt au collège d’enseignement technique, traverse du Colonel, à deux pas de sa nouvelle demeure, pour y obtenir un brevet professionnel de sténodactylo correspondancière, métier qui la passionnait depuis son plus jeune âge. Marie était jolie, avec de grands yeux noisette et incarnait toute la fraîcheur de son âge. Blonde, aux cheveux longs et fins, très soignés, pas trop grande mais mince, elle était coquette. Marie s’habillait souvent de mini-jupes et tee-shirts ou de jeans quelquefois. Elle vivait en toute simplicité et s’entourait de poésie sentimentale qu’elle créait elle-même. Malgré tout, elle restait timide et n’extériorisait jamais ses impulsions. Jocelyne, la seconde, 14 ans, ne se souciait guère des camarades qu’elle quittait. Ce ne pouvait être important pour elle ; les changements provoquaient parfois chez Jocelyne de nouvelles distractions qui lui étaient agréables. Ce que cette jeune demoiselle redoutait le plus en ce moment de joie familiale, ce qui l’effrayait, c’était ses études. Jocelyne était très intelligente mais sa mémoire lui faisait défaut. Tout au long de sa petite scolarité, elle avait eu beaucoup de mal à suivre. Cette médiocrité, ce handicap majeur, ne lui permirent jamais de conquérir la clémence et la compréhension de ses professeurs.

Quand elle entrait en classe, une éternelle et odieuse phrase revenait sans cesse, brisant ses nerfs, coupant ses jambes, l’empêchant d’exprimer son subit désarroi : « De la Fuente, au fond de la classe ! » Ainsi Jocelyne, obéissante, passait des journées entières, oubliée par tous ceux qui l’entouraient, écoutant longtemps les propos incompris des professeurs, sans solliciter une explication. Elle en fut toujours déprimée, malheureuse, quoiqu’indulgente pour elle-même, car elle connaissait son désespoir. Mais une maîtresse venait enfin de s’intéresser à elle, quelques mois auparavant. Et chose incroyable, la dernière du classement général occupait alors les premières places. Elle s’effondra brutalement quand elle apprit le prochain déménagement. Tout recommencer ailleurs, c’était un cauchemar affreux et une réalité monstrueuse pour la pauvre Jocelyne. La petite flamme qui brillait ardemment en son cœur, il y a à peine quelques jours, s’affaiblissait soudainement par l’amertume éprouvée en ce jour. Cette petite brune un peu sauvage et aux yeux noirs et farouches, comme son père, était presque aussi grande que sa sœur Marie. Jocelyne était d’un caractère très vif mais aujourd’hui... sombre et maussade, elle boudait.

On pouvait considérer que la petite Béatrice à la chevelure blonde et superbement bouclée vivait sans problème. À son âge, près de 12 ans, enfant d’un tempérament de feu, riante et glorifiant humblement son allégresse, elle rêvait d’aventures, d’une nouvelle chambre où il faisait bon dormir, de nouveaux amis qui vous aiment.

Tout un univers de péripéties hasardeuses effleurait cette expansive « boucle d’or ». Il n’y avait qu’à regarder ses grands yeux verts brillants et rieurs pour imaginer les rêves qui la rendaient tellement sûre d’elle et heureuse. Timide, chétive et discrète, d’une douceur extrêmement enfantine et particulière à elle-même, la dernière-née, au terme de la violence de deux nations sans aucune commune mesure, si ce n’est la proclamation de leurs droits, au début d’un vigoureux hiver accablant Marseille en novembre 1962. Caroline, bientôt 9 ans, entre ses trois sœurs aînées, partageait l’approche de cet heureux bonheur promis par leur père. Ses cheveux châtain doré, ébouriffés et ses yeux noirs en amande, lui donnaient un petit air espiègle et rusé.

Que réservait-elle à tous, qu’allait-elle devenir au centre de ce suprême décor de bourgeoisie ? Cette enfant trop jeune encore ignorait tout des temps difficiles que sa famille avait supportés. Quelles avaient donc été ces années qu’on enterrait en cette saison d’été où le soleil brillait très haut dans un ciel magnifiquement pur et d’un bleu tendre sans taches et qui réchauffait ardemment ces cœurs neufs et battant vers un avenir souriant.

II – Un départ d’Oran se précise

Ces années, l’Algérie et la France en duel, accentuèrent les désaccords familiaux. L’Algérie, leur pays où depuis quatre générations on y vivait chez les De la Fuente et les Mencia, famille de Mélanie, avec ses plages de sable blond, sa chaleur des longs étés, sa mer limpide et débordante de richesse. L’Algérie se déchaînait en tempête défiant la force de vie, l’amour de la terre, les racines du cœur, défiant les colons. Conflit ambigu au paradis bleu des hommes, telle était la bataille engagée. Destruction d’un rêve trop longtemps vécu, telle était la fin d’un monde ancien, d’une colonie lointaine. Cette guerre, Jean et sa femme l’avaient connue avec leurs trois filles encore très jeunes, Marie, Jocelyne et Béatrice. Au soir de chaque couvre-feu, cela devenait infernal. Mélanie installait au ras du sol, un vieux matelas de laine qu’elle laissait même, étendu là, pendant la journée : inquiètes et craintives, les fillettes s’y allongeaient se blottissant les unes contre les autres feignant de ne pas avoir peur des fusillades du dehors. La jeune mère qui portait dignement un quatrième enfant, se montrait courageuse. Délicatement, Mélanie cachait son visage car elle ne voulait en aucun cas laisser échapper de ses grands yeux, des larmes d’effroi qu’elle retenait avec angoisse car c’eût été alors bouleversant pour les petites, guère rassurées par ce qui se passait dans les rues sombres. Les balles sifflaient d’un ton aigu dans tous les sens et s’éclataient bruyamment sur les murs alentour des maisons de quartier.

Les pas lourds et rapides des patrouilles dans la rue résonnaient au cœur de la petite chambre vivant dans l’ombre où les trois fillettes pleuraient de stupeur. Elles se bouchaient les oreilles avec leurs mains tremblantes et c’était comme un bourdonnement d’insectes tourbillonnant autour de leurs têtes. Un ruissellement de grosses larmes coulait alors de leurs yeux rouges et mouillés de tant de peine, de tant d’horreur. D’interminables et angoissantes soirées se déroulaient ainsi, les enfants sanglotant, leur mère terriblement éprouvée et autant alarmée qu’eux, priant le bon Dieu, afin qu’il les épargne du malheur. Leur père était souvent absent, tenu par une activité professionnelle dangereusement choisie pour vivre, grâce au courage surprenant qui lui permit de devenir marchand de légumes, au sein des quartiers d’Oran, quand l’heure venait de rester sagement chez soi et que quelque part, à la nuit tombée on se battait, on se tuait d’infamie.

Un jour même, alors que les petites réclamaient leur papa :

 Maman, j’ai peur, j’ai très peur, maman où est papa ? Pourquoi ne vient-il pas ? On va mourir toutes seules, maman ! 

Marie criait dans la petite chambre qui les abritait alors que le sifflement des balles s’amplifiait autour de la maison.

 Où est papa, maman, viens vite à côté de moi, j’ai trop peur, se lamentait à son tour Jocelyne qui agrippait ses sœurs violemment entre ses petits bras frémissants.

Tandis que Béatrice, perdue au milieu de ce qui se passait et qui ne comprenait rien, prise de panique soudaine, hurlait de toutes ses forces d’enfant de 2 ans. Son univers se composait seulement de la présence de ses parents et ses sœurs, et, tout à coup, il se trouvait désarticulé, mêlant l’amour à la peur, lui apprenant vite peut-être, l’inquiétude brutale. De sa gorge soucieuse s’échappait l’appel d’un secours maternel cherchant dans l’obscurité : « Maman ! Maman ! »

Jean encore très en retard, pris assurément par les fusillades, n’arrivait pas et les fillettes terrorisées appelaient leur mère qui, silencieuse, était assise dans un coin de la cuisine. Mélanie lança vers elles des paroles rassurantes et maternelles.

 Ne pleurez plus, mes petites chéries, maman est là, près de vous. Papa va bientôt venir.

En cet instant, où son cœur jusqu’alors paisible battait à rompre sa poitrine ferme de jeune femme épanouie, Mélanie songeait à la gravité de la situation. Certes, elle savait bien depuis longtemps et malgré tout ce que sa famille et celle de Jean avaient bâti sur cette terre colonisée, que resterait là leur vie de rêves en la prospérité, en la richesse. Mélanie, jeune mère de 27 ans, n’avait pas suffisamment vécu dans ce pays et c’est sans remords qu’elle s’en éloignerait. La guerre persistait. La femme qu’elle était : un corps mince, élancé, à peine arrondi au ventre par sa maternité, un visage doux, angélique, éclairé par deux grands yeux noisette et vifs, des cheveux bruns et fins. Cet être splendide lui donnait l’air tendre, craintif et fragile. Cependant, elle possédait assez de force, de courage pour se battre et préserver son foyer. Il faut bien le dire, son mariage, mis à part la tendresse et la douceur qu’elle apportait à ses enfants, était au bord de l’échec.

Elle était enceinte de Marie lorsqu’elle épousa Jean. À cette époque, en 1954, elle fut considérée telle une brebis égarée dans les familles respectives. Trop longtemps, Mélanie souffrit de l’ignorance que lui infligeaient ses propres frères et sa sœur. Quant aux parents de Jean, il en était de même. C’est avec dédain qu’on le traitait pareil à un sauvage. À cela s’ajoutaient les longues journées de solitude de Mélanie, lorsque Jean s’évadait en mer, sur son bateau équipé pour la pêche, accompagné la plupart du temps de ses copains. Leur couple était uniquement fondé sur des disputes incessantes. Les liens familiaux se rétrécirent davantage au fil des années et quelquefois, tout de même, il y eut les visites régulières de grand-mère Mencia et puis des grands-parents De la Fuente, à cause des fillettes. Ces simagrées n’avaient que trop duré et l’indépendance qui jaillissait au cœur de l’Algérie, s’enflammait suprêmement au cœur de Mélanie. Partir, tout quitter, biens, familles, amis gênants et revivre ailleurs, seule avec ses enfants et son mari, n’était-ce pas merveilleux pour ce couple désuni, n’était-ce pas son seul salut ! Tant d’amour vibrait en elle, tant de joie exhalait de son regard, à l’idée de reconstruire son ménage, au sein d’un pays nouveau. Ce soir, elle parlerait à Jean.

En cet instant bref de réflexion, Mélanie n’avait pas remarqué que les petites étaient venues la rejoindre dans la cuisine, à quatre pattes pour éviter les fenêtres où des balles perdues risquaient d’y traverser. Comme elles en avaient l’habitude, toutes trois s’accroupirent et agrippèrent la jupe de leur mère, pour la sentir tout près et se consoler à grosses larmes. C’est en les sentant sur elle toutes tremblantes, que Mélanie baissa les yeux et entoura ses filles de ses bras et les serra très fort sur son ventre rond, les cajolant, les embrassant tendrement, puis essuya de ses longues et belles mains blanches leurs petits minois effarouchés. Pourtant elle ne put se retenir beaucoup plus et pleura en gros sanglots sur ces êtres si chers et qu’elle aimait tant. Les fusillades qui n’avaient cessé depuis deux heures durant, s’intensifièrent pendant quelques minutes pour s’apaiser cependant vers dix heures du soir. Ce ne fut qu’à onze heures environ que Jean rentra alors qu’un silence de mort régnait dans les rues désertes. Voilà huit années déjà que Jean était artisan en serrurerie et ferronnerie à Oran, mais depuis que des attentats avaient été organisés envers les commerçants, il avait fermé l’atelier de la rue Agent-Lepin et interrompu son activité, pensant que cela ne durerait pas. Pourtant, il fallait survivre et sa camionnette aménagée pour transporter des fruits et légumes lui servit un peu d’épicerie ambulante. Aidé d’un ami, il partait vendre ses produits le soir. Ce jour-là, pris par le couvre-feu et les fusillades, d’instinct il s’était jeté sous sa voiture entraînant avec lui Paul Amiard, pour se protéger du danger qui les guettait. Quand il rentra chez lui, Mélanie très inquiète le questionna sans attendre.

 Que t’est-il arrivé enfin ! C’est insupportable ! Tu rentres de plus en plus tard ; les enfants ne peuvent pas dormir, elles sont effrayées et moi-même... 

Jean l’arrêta de manière très significative par un simple geste de la main. Et d’une voix anxieuse et agitée, avalant sa salive à chaque phrase, il expliqua le danger qu’il venait de courir avec son ami Paul.

 Nous vendions notre marchandise, Paul et moi, comme nous en avions l’habitude, chaque soir, près de la place Fontanelle. L’heure du couvre-feu était proche. Gagnés par la fatigue, nous commencions d’ores et déjà à ranger les cageots de légumes et de fruits dans la camionnette. Une cliente retardataire s’est alors présentée, désespérée justement de venir à ce mauvais moment de la journée. Afin de la satisfaire, Paul a ressorti ce que nous venions de placer et tout en restant polie, cette gentille dame ne s’est pas gênée pour nous suggérer des réprimandes quant à nos légumes et à nos fruits. Une demi-heure plus tard, elle s’en est allée, le sac presque vide. Il y avait à peine quelques minutes que la cliente était repartie, lorsque les fusillades ont éclaté. J’étais fou de rage et impunément je me suis couché à plat ventre, sous la camionnette en entraînant Paul avec moi, pour nous protéger des balles. Nous sommes restés là, inertes, sans bouger, sans même oser respirer, pendant près de deux heures. L’odeur de l’essence me montait à la tête et je sentais mon corps engourdi de lassitude. Paul devenait rouge et la sueur coulait sur son front. Nous avions surtout peur d’être surpris par les patrouilles. Ce n’est que lorsque tout s’est calmé, que nous avons plié bagages et sommes aussitôt partis. Tu ne peux imaginer la peur que j’ai eue ce soir ! Paul en est resté tremblant et blanc jusqu’à son retour chez lui. 

Le visage blême, il regardait Mélanie de ses grands yeux noirs et brillants, et essuya son front humide avec un mouchoir froissé, entre ses doigts frémissants. Il avait eu très chaud en cette journée décisive pour lui. Il pensait qu’il venait de risquer sa vie stupidement, pour rien qui n’en valait la peine. Jean était en transe.

Cet homme qui d’ordinaire était rude de caractère, tressaillait ce soir, car il avait brusquement senti un air glacé de mort traverser son corps et lui donner la stupeur de disparaître.

Il n’était pas très grand de taille, un mètre soixante-quinze à peu près, mince, d’une carrure large et musclée de sportif. Ses cheveux frisés et noirs étaient coupés court. Son visage ovale aux sourcils bruns et épais, ses yeux légèrement cachés par des lunettes à la monture foncée, sa bouche fine et son menton rond troué juste au milieu par une fossette, charme secret, semblaient rendre à Jean cet air inquiétant, sévère parfois, que seuls les hommes autoritaires possèdent.

Pourtant, il était d’un naturel très doux. Sa femme il l’aimait, sans doute ; ses filles reflétaient en lui comme l’amour et la tendresse qui animaient Jean dans une parfaite fidélité et sincérité bien à lui et qu’il savait fièrement leur accorder. Mais sa maîtresse, sa véritable passion, c’était la mer !

 Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! s’exclama Mélanie, portant ses deux mains sur son front. Tu aurais pu être tué ce soir et nous étions là, seules, désemparées et pleurnichant ensemble, attendant quoi, attendant qui, toi que sais-je, la police peut-être... Il faut que cela cesse, pour les enfants, pour nous. 

Jean qui était resté debout, près de la porte d’entrée s’approcha de Mélanie et lui caressa doucement la tête. Il tendit alors, les bras vers les petites devenues silencieuses à la vue de leur père.

 C’est fini, c’est fini mes filles, répéta-t-il. Approchez-vous de papa, là, tout près que je vous réconforte.

Dans un élan de joie, Marie, Jocelyne et Béatrice, comme trois chatons, vinrent sur les genoux de leur père assis aux côtés de Mélanie. Jean les tint dans ses bras et les couvrit de baisers doux et chaleureux. Il joua un instant avec elles, leur pinçant le nez, les oreilles, les chatouillant, écrasant leurs menottes doucement pour ne pas leur faire de mal. Mélanie les regardait s’amuser ainsi, satisfaite, l’air un peu gai, malgré tout. Elle les imaginait tous les quatre vivant heureux au milieu d’un nouveau monde, en paix, courant sur le sable chaud, nageant dans une eau claire et accueillante comme le cœur d’une mère. Les petites riaient de vive joie, ne pensant plus à ce qui venait de se produire en cette soirée. Bien soulagées enfin, les fillettes se couchèrent de nouveau sur le matelas de laine et s’endormirent rapidement d’un profond sommeil de gamin fatigué. Mélanie se leva alors, lasse, traînant quelque peu les pieds, entra sans un bruit dans la chambre où reposaient ses filles, pour jeter, en bonne maman aimante un dernier coup d’œil. Elle remonta délicatement le drap sur leurs épaules et posa un baiser chaud sur la joue de chacune d’elles avec légèreté. Les enfants ne s’en rendirent même pas compte et laissèrent échapper de grands soupirs de satisfaction, dans la chambre endormie et calme. Mélanie les regarda encore et dans leur lit, deux petites blondes, Marie et Béatrice, se vautraient bras et cheveux mêlés à la brunette Jocelyne. C’était bon et beau de les sentir si reposées.

Mélanie rejoignit Jean. Elle était très opprimée. Ils n’avaient pas beaucoup de choix, quant au lieu où ils auraient pu le mieux entamer la discussion que tous deux se promettaient depuis plusieurs jours déjà. En effet, l’appartement de la rue Charcot était trop petit pour les abriter tous, cependant Mélanie et Jean, leurs enfants aussi, y vivaient sans se plaindre. Il se composait d’une assez grande chambre aménagée pour le couple et les fillettes et d’une pièce leur servant aussi bien de cuisine, de salle à manger que de salle de bains. C’est là, dans cet endroit où la vie quotidienne s’assumait, que Mélanie et Jean prirent place sur des chaises en bois blanc, autour d’une petite table rectangulaire, recouverte de toile cirée. Tous deux se regardaient les yeux dans les yeux, ne se décidant pas à parler ; quand Jean qui mangeait quelques fruits restés dans une coupe de verre, près de lui, interrompit le silence de sa voix grave et résonnante d’homme.

 Nous devons prendre une résolution !

Mais d’un signe, Mélanie lui fit baisser le ton. Une longue conversation à voix basse, à demi étouffée, s’engagea. En ce moment importun, Jean jeta son dévolu.

 J’ai bien réfléchi ma chérie, il faut que tu partes pour Marseille avec les petites. La plupart des familles ont toutes été rapatriées en France, abandonnant tout ici, pour sauver leur vie. Il y a trop eu d’assassinats dans les fermes et même en ville. Les bicots arrivent en force des villages. Ils tuent tout ce qu’ils trouvent sur leur passage. Tiens, c’est comme mon pauvre cousin Claude, descendu dans un car d’Oran avec d’autres malheureux par une grenade. Et ton oncle qui a reçu un coup de couteau en plein dos, dans une rue déserte, la nuit ! Il a eu de la chance, celui-là, de s’en tirer à bon compte.

 Je ne veux pas partir sans toi, tu as trop besoin de moi, tout au moins pour régler quelques affaires : ton atelier, tes machines et nos meubles qui s’en occupera ? Et puis, que deviendrons-nous les enfants et moi, seules dans Marseille que nous ne connaissons même pas. Je t’en prie Jean, je ne veux pas imaginer le pire, mais si tu venais à mourir, comment pourrais-je vivre sans toi ? Laisse-moi rester avec toi !

 Je sais, je sais, mais tu es enceinte et je ne veux plus risquer ta vie et celle de nos filles. Il te faut des soins que tu n’auras plus ici. Je t’ai caché jusqu’à ce soir une chose très grave. Je ne veux plus acheter de légumes à la ferme arabe de Bouafia, c’est un chef d’un groupe du F.L.N et je lui ai refusé d’adhérer à leur lutte. Je lui ai expliqué qu’il n’était pas concevable que je sois un membre de leur cause, car je suis entre deux feux, oui il y a aussi l’O.À.S. Tu sais bien Mélanie que je ne fais aucune politique. Je veux vivre pour toi et mes gosses uniquement.

 Moi aussi, j’ai pensé à tout ça, Jean pendant ton absence. Tes parents prennent le bateau en juin ! Si tu voulais, nous leur laisserions les deux aînées et…

Elle eut un instant de réflexion, passa les mains dans sa chevelure défaite et continua d’exprimer son idée.

 Oui, Béatrice nous la garderions le temps de nous débarrasser de nos meubles et de prendre une décision quant à tes machines. Marie et Jocelyne s’habitueront facilement à ce changement, Seigneur, je le souhaite de tout mon cœur !

Jean regarda Mélanie dont les yeux se mouillaient de larmes. Il lui était difficile de résister devant son épouse qui fondait, écroulée par la peine, en pleurs constants. Elle se lamentait, prise de chagrin, alors qu’elle évoquait avec émotion la prochaine séparation de ses filles qu’elle chérissait follement. Elle n’oublierait pas cette soirée...

La décision était prise et Jean le savait bien précisément. Pourtant, révolté par tant de courage que sa femme lui jetait amoureusement à la figure, il essaya une fois de plus de la convaincre.

 Mais tu n’es pas raisonnable ! Ta sœur Élise, son mari et leur famille sont à Castres, ma sœur Marie et ton frère Gérard sont à Marseille, nos amis aussi. Tout le monde est rapatrié en France, et nous sommes toujours à Oran, frôlant tous les dangers. Il faut que tu partes aussi Mélanie !

Dans un élan de colère, Mélanie furieuse se leva et traîna vivement sa chaise sous la table, dans un grincement grave. Elle fronça les sourcils, posa les mains sur ses hanches rondes et d’un mouvement de la tête, releva les mèches rebelles qui lui couvraient les yeux!

Dans la beauté farouche de son regard vif, elle fixa le visage affligé de tristesse de son mari, s’approcha de lui et cria désespérément :

  Ma mère et mon grand-père sont toujours là eux ! Aussi, nous prendrons le bateau les derniers, nous serons les derniers, ensemble toi et moi, je t’en prie. Et crois-moi, nous essayerons de vivre mieux ensuite et de nous aimer davantage. Dans notre malheur, nous trouverons peut-être notre chance.

  Tu es vraiment incroyable, tous fuient la guerre et toi parce que tu t’appelles Mélanie, tu restes et je dois céder à ce caprice. Je crois que nous sommes fous tous les deux !

Et pendant que ces êtres chers l’un à l’autre se torturaient quant à leur avenir si proche, pendant cette nuit aux mille intrigues, au seuil du pâté de maisons qui secrètement renfermait à l’abri de tout, l’amour tumultueux de Mélanie et Jean, un homme, ami et voisin du couple, fut pris injustement, par les Arabes, alors que s’achevait dans un instant de répit, la guérilla de la soirée. Cet homme imprudent était infirmier. Les rebelles le savaient-ils ? Dans la nuit profonde, la conversation s’acheva. Le grand manteau obscur de la vie s’étendait sur les toits endormis. Dans la chaleur craintive des foyers réfugiés, dans le creux de l’amour, rêvaient les enfants apaisés d’un sommeil de tendresse. Les rues noires et pas accueillantes du tout, n’offraient plus la joie des nuits d’été d’autrefois, quand grands et petits se réunissaient au pas des portes, assis sur les bords de trottoirs ou sur des chaises en bois, à se raconter des histoires anciennes, à se répéter les mésaventures de la journée d’un voisin ou les moments heureux de tel autre. En ces jours sombres de terreur, d’angoisse, un ultimatum s’imposait à ce peuple  de français d’outre mer : « la valise ou le cercueil ».

Jean craignait mille dangers pour sa famille, mais pour l’amour de sa femme et de ses enfants, il ne reculerait devant rien. Comme Mélanie, il pensait allègrement que son ménage, un peu dégradé aujourd’hui, pouvait être sauvé demain. Oui cette guerre ; certes décevante pour chaque homme qui avait forgé l’Algérie, deviendrait peut-être source d’espérance pour Jean et Mélanie qui songeaient chacun de leur côté à une entente conjugale meilleure et beaucoup plus constructive pour le futur.

Ils quitteraient tous leur passé pour un présent encore méconnu, pour une France toute nouvelle.

Ils ne voulaient plus de guerre, mais la paix !