Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

LA GUERRE DANS LE HAUT-PAYS

© Librorium Editions 2019

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PREMIÈRE PARTIE

I

Il avait devant lui une feuille de papier, une vieille écritoire ébréchée en faïence blanche ; et il mordillait les barbes de sa plume, parce que la rime ne venait pas.

Il n’y avait encore que le titre d’écrit : Bouquet de Sylvie et deux vers et c’est tout, car le difficile était de passer au troisième qui devait, comme on a vu, apporter la rime ; alors il se mit à regarder autour de lui, comme s’il espérait la voir se poser sur le mur.

C’était une grande chambre de chalet, c’est-à-dire toute en bois, très basse, avec trois petites fenêtres si rapprochées l’une de l’autre qu’elles se touchaient.

Un grand lit d’un côté, élevé d’au moins quatre pieds au-dessus du sol ; sous ce lit, une espèce de couchette à roulettes qu’on tirait la nuit ; en face, deux autres lits plus petits ; dans un coin, un poêle de pierre grise qui se chauffait de la cuisine ; outre quoi, deux mauvaises chaises et une table en chêne à pieds tournés ; – c’est devant cette table que le régent Devenoge était assis, et il regardait donc tout autour de lui, cherchant sa rime.

Il ne la trouvait toujours pas, il relut les deux vers déjà écrits :

 

Malgré que ce climat ne soit pas si propice,

Déesse aux cheveux blonds, que celui de tes mers…

 

Il s’agissait, comme on comprend, de mettre Sylvie sous l’invocation de Vénus, et de réconcilier, se disait-il, le monde antique et le monde moderne, les mers de la Grèce et les montagnes de l’Helvétie, car il avait de grandes ambitions. Mais elles n’étaient encore, comme il le sentait bien, que des ambitions ; serait-il même jamais de taille à les faire passer dans la réalité ?

Il se mit à regarder avec tristesse le portrait de l’abbé Delille, qui était accroché au mur dans un cadre doré : « C’est bien dommage, pensait-il, moi qui voulais envoyer cette pièce à M. Bridel pour son recueil. Elle est dans ses principes ; sûrement qu’il l’aurait acceptée. »

Mais c’est que la vie ne lui avait pas été facile, et, se cherchant des excuses, il en trouvait tant qu’il voulait, plus même qu’il n’eût voulu : marié, pauvre, cinq enfants, une grosse femme criarde, les gamins de l’école qui se moquaient de lui, jamais une minute de ce recueillement où l’inspiration peut venir.

Justement sa fille cadette qu’il avait nommée Julie, en l’honneur de l’autre, la vraie (il faut entendre celle de Jean-Jacques), la petite Julie s’était mise à pleurer.

Émile, son second fils, ne tarda pas à en faire autant. Toute la marmaille, à cette heure, grouillait dans la cuisine autour de la mère, qui était en train de faire la lessive ; Mme Devenoge se fâchait ; il y eut une distribution de taloches, d’où un redoublement de cris, et le pauvre régent se mit à mordiller plus nerveusement que jamais les barbes de sa plume, tandis que les larmes lui venaient aux yeux.

L’abbé Delille, du haut de son cadre, le considérait malicieusement ; l’abbé Delille avait l’air de dire : « Mon pauvre Devenoge, tu ne seras jamais des élus du Parnasse. »

C’est assez la langue ; il faisait beau temps. C’est vrai, il fait beau temps, mais on ne voit plus le beau temps, quand le cœur est ainsi replié sur lui-même.

« Propice, se disait le régent Devenoge, propice… lisse, Ulysse, puisse, ça n’est pas les rimes qui manquent, mais aucune ne va bien… Et puis ce bruit… »

Il eut envie de se lever, il n’osa point à cause de sa femme. Et sa mauvaise humeur se retournait contre elle, parce qu’il l’accusait (non sans raisons) de tout.

Justement, elle l’appelait. Il ne fit semblant de rien. On se venge comme on peut.

Elle l’appela une deuxième fois, elle criait de plus en plus fort, il ne bougeait toujours pas. « Ah ! se disait-il, crie seulement, fais seulement tout le bruit que tu voudras, si tu crois que je vais te répondre. Il n’est pourtant pas juste que ce soit toujours moi qui me dérange… Vieille sorcière, va ! femme de rien, grosse sans cœur !… »

Il n’eut pas le temps d’achever, la porte venait de s’ouvrir :

— Tu es fou, tu es fou !…

Cette fois il s’était levé, et, à deux pas de lui, Mme Devenoge agitait ses gros bras rouges, avec des mains au bout toutes blanches et pelucheuses à cause de l’eau de savon :

— Voilà quatre fois que je t’appelle… M. le ministre qui vient !

— Le ministre !

— Parfaitement, je l’ai vu de loin, je t’ai appelé, mais tu fais le sourd !

Il n’écoutait plus, il avait couru dehors. Et, en effet, il vit sur le sentier un personnage vêtu de noir qui s’approchait.

C’était, en ce temps-là, quelqu’un de très redoutable et de très redouté qu’un ministre. Il n’avait pas seulement, comme de nos jours, charge d’âmes ; il exerçait encore une espèce de magistrature, étant officiellement chargé de la surveillance des mœurs. Et le pauvre Devenoge, tremblant de peur : « Pourvu qu’il ne soit pas au courant de ce qui se passe dans mon ménage ! pourvu qu’il n’ait pas entendu crier Sabine !… »

Il s’était avancé et, s’inclinant très bas, il avait rejoint le ministre. Le sentier était assez raide, il faisait chaud, le ministre ôta son tricorne. Il était grand, carré d’épaules, le teint rouge, portant perruque, portant l’habit et le rabat.

Il souffla bruyamment ; il s’épongea le front :

— Eh bien, monsieur Devenoge, c’est toute une entreprise que de venir vous trouver ; heureusement que le plaisir que j’ai de vous voir en tempère les petits inconvénients…

— Oh ! Monsieur le ministre, dit Devenoge, croyez bien, je vous assure, que le plaisir et l’honneur sont pour moi…

À peine s’il trouvait ses mots, tellement il était troublé, et il y eut ainsi un échange assez confus de compliments, avant que les deux hommes se remissent en marche, comme ils firent pourtant bientôt, et ils gagnèrent ensemble la maison.

Plus un bruit dans la cuisine qui s’était vidée comme par miracle ; seule Mme Devenoge se tenait debout devant son baquet, et continuait de frotter.

Elle eut l’air toute surprise quand, se retournant comme par hasard, elle aperçut le pasteur.

Et, elle aussi, elle accourut, saluant très bas, tandis qu’elle s’essuyait les mains à son tablier ; alors M. le ministre se mit à sourire.

— Votre serviteur, madame !

Il regardait autour de lui dans la pièce où régnait un ordre parfait :

— Et très heureux de voir que vous justifiez l’excellente réputation que vos vertus de ménagère vous ont déjà value parmi nos paroissiens…

À peine si on entendait très loin, du côté de la remise, de faibles cris s’élever ; il y a une adresse qu’on a ou qu’on n’a pas, il y a des façons de faire.

Les deux hommes restèrent assez longtemps ensemble, ayant fermé la porte derrière eux ; quand ils reparurent, Mme Devenoge savonnait toujours. Mais les cris devenaient de plus en plus distincts, de plus en plus perçants.

Heureusement que M. le ministre ne parut pas y prendre garde ; il semblait être très pressé ; un vague signe de tête à peine à Mme Devenoge, le bout des doigts tendu à son mari, et il était déjà sorti, tandis que Devenoge suivait, plié en deux.

Quand il reparut, il était tout pâle. Mme Devenoge ne savonnait plus.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ? demanda-t-elle.

Elle s’était tournée vers lui, la tête renversée, et les poings sur les hanches ; il ne répondit pas.

— Ah ! c’est comme ça ! recommença-t-elle, tu veux…

Elle s’interrompit ; Devenoge avait disparu.

Elle avait oublié que la porte de la maison était restée ouverte ; il n’avait eu qu’un ou deux pas à faire pour se trouver dehors, et c’était d’ailleurs le meilleur parti. Il s’en allait contre la pente du côté opposé à la maison et au village ; là il n’avait plus à craindre personne, personne ne pouvait même le voir ; et, ayant d’abord forcé le pas, rapport à sa femme, il le ralentissait déjà de plus en plus.

On criait de plus en plus fort dans la remise : « Qu’ils attendent ! » se dit Mme Devenoge, et elle n’alla point ouvrir. Alors on commença à donner des coups de pieds dans la porte, et on entendait crier : « Maman ! maman ! »

« Allez demander à votre père de vous ouvrir ! pensait-elle, il en a le temps, pas moi » ; et elle se remit à son savonnage.

C’est ainsi que fut la première scène, tandis que Devenoge continuait de s’éloigner à travers prés.

Il faisait soleil sur la montagne et fête dans le ciel tout bleu, où, très haut sur la gauche, une arête se levait blanche, à cause d’un glacier pendu là et recouvert à son sommet de neige, tandis que le bas dans l’ombre était bleu, tout crevassé, tout fendillé et défait en franges parmi les rocs noirs.

Il secouait la tête, le régent Devenoge ; il se disait : « Je fais pourtant ce que je peux. Qu’est-ce qu’il veut dire avec ce qu’il appelle « mes idées », est-ce que j’ai seulement le droit d’en avoir ? Et ma discipline ? elle est bonne… Est-ce qu’il y aurait des espions ? Il a regardé d’un air mécontent le portrait de l’abbé Delille : il va falloir sans doute que je le cache ; et moi qui n’avais pas ôté mon papier de dessus ma table ; il a pu lire le titre… Il va savoir que je fais des vers !… »

« Je suis perdu ! » recommençait-il. Et il secouait la tête et il devenait de plus en plus agité, parce que décidément les temps étaient difficiles pour un pauvre homme qui doit gagner sa vie.

II

Il faut dire qu’en ce temps-là de grands bouleversements étaient survenus dans le train du monde ; et, nous, on a beau être une vallée étroitement fermée, on ne peut pourtant pas empêcher que les fausses idées, à la longue, n’y entrent, et un peu du désordre qui règne aux alentours.

D’autant que le lac n’est pas loin, où la douceur de l’air et le vin de leurs vignes ont rendu les gens plus enclins à s’éprendre des nouveautés : c’est ainsi que depuis quelque temps circulaient ces histoires des droits de l’homme, de l’égalité entre hommes, et de la République instituée par le libre consentement des citoyens.

Or, dans le Haut-Pays, on était allié à ceux de Berne, c’est-à-dire à des aristocrates, mais on n’avait pas à se plaindre d’eux, au contraire ; aussi était-on très attaché aux vieilles idées et coutumes, à part quelques exceptions, surtout parmi les jeunes gens.

C’est une race âpre et dure, comme le sol d’où elle sort, que cette race de là-haut. Plus patients que souples et moins vifs que têtus, ils se méfiaient des vagues idées par quoi on voulait remplacer chez eux leurs convictions de toujours. Il faut un Dieu et un Maître ; ils avaient le Dieu de leur Bible, et un Maître aussi ils l’avaient, mais tellement lointain qu’il ne les gênait guère. Là-bas, du côté du nord, au delà de la Becca d’Audon, sont Nos Magnifiques Seigneurs, comme on les appelle, mais on ne les voit pas souvent ; et ils ont bien un représentant parmi nous, mais c’est un représentant choisi par nous ; pour le reste, on vit à notre guise : on fait ses foins quand on veut, on coupe son bois quand on veut, on trait ses vaches quand on veut. Ces arrangements-là, on s’en est toujours accommodé, nous, nos pères, nos grands-pères, et si loin qu’on puisse voir en arrière dans le temps ; ne valent-ils pas mieux que ce qu’il y a dessus ces papiers imprimés qui viennent de Paris, qu’on ne peut pas seulement comprendre ? Si ceux du bord du lac veulent en tâter, de ces nouveautés, rien ne les en empêche ; nous pas. Nous, on a, pour le présent, les Dix Commandements de la Bible expliqués et commentés, outre l’enseignement des Écritures qu’on lit chaque soir en famille ; plus tard, quand le Grand Jour viendra, chacun sera jugé selon ses mérites ; il y aura le ciel pour les uns, l’enfer pour les autres ; la grande affaire, en attendant, est de se bien conduire. Et le reste n’est que des mots, voyez-vous. Nous, on a la foi ; ça nous suffit. Continuons donc de faire comme on a toujours fait. Ne nous occupons pas de savoir ce qui se passe par le monde, où peut-être bien que Satan règne, mais, nous, heureusement, nous sommes à l’abri, parce que nous sommes une vallée reculée, et les passages qui y conduisent sont faciles à garder.

Voilà ce qu’à peu près tous pensaient, n’importe : il n’y avait pas unanimité ; déjà les idées nouvelles comptaient des partisans jusque dans la paroisse ; entre autres, un nommé Pierre Ansermoz, qui avait servi longtemps dans un des régiments de France, et cinq ou six ans auparavant, il était revenu au pays ; alors il avait commencé à tout gâter autour de lui, comme une pomme pourrie fait pourrir celles qui l’entourent.

Ce matin-là, il était attablé chez Abram Nicollier qui était celui, comme on disait, qui « donnait à boire », car il n’y avait pas de vraie auberge au village ; c’était simplement une salle basse au rez-de-chaussée, avec tout à côté la chambre où Nicollier et sa femme couchaient.

Comme il était de très bonne heure, Ansermoz se trouvait être seul. Il avait commandé un quartette de vin blanc, et, accoudé devant son gobelet d’étain à moitié vide, il regardait Marie, la petite servante, aller et venir par la pièce, qu’elle était en train de balayer.

Il ne disait rien. Il y avait des jours où il n’arrêtait pas de parler ; certains autres, il n’ouvrait pas la bouche.

Un drôle d’homme, cet Ansermoz. De petite taille, assez mal bâti, les joues creuses, un grand nez crochu, jamais rasé, jamais lavé, il vous aurait fait peur, sans ses yeux qui riaient toujours. Car, outre que très laid et sale, son costume était bien le plus surprenant qu’on pût voir ; il se composait moitié de pièces d’uniforme, moitié de pièces d’habillement civil : ainsi, ce matin-là, Ansermoz portait un bonnet de police, l’habit bleu à parements rouges, un gilet brun déboutonné, et, sortant de ses hautes guêtres, une vieille culotte en grosse laine du pays. Mais il n’y avait pas à discuter avec lui : tout ce qui comptait au village et jusqu’au ministre lui-même avaient eu beau faire et beau dire : jamais il n’avait voulu changer de tenue, sauf que plus on allait, plus l’ensemble était débraillé, plus le drap bâillait de partout. Il disait volontiers : « Mes habits me quitteront quand ils voudront, moi, j’y reste fidèle. » Et on avait fini par le laisser tranquille.

Donc, ce jour-là, à son ordinaire, il avait été le premier à s’installer chez Nicollier ; il regardait Marie qui balayait la salle. À tout moment, elle s’interrompait dans son travail, parce qu’elle était anémique et pas très forte.

C’était une orpheline que les Nicollier avaient recueillie soi-disant par pitié ; ils la faisaient travailler plus qu’il ne convenait pour une fille de son âge.

Il continuait à faire très beau. Un rayon de soleil entrait obliquement par les fenêtres grandes ouvertes, par où on voyait le chemin, et sur le chemin des mulets passaient. Il n’y avait pas encore, en ce temps-là, les bonnes routes qu’on a aujourd’hui, il n’y avait qu’un mauvais sentier ; c’est pourquoi tous les transports se faisaient à dos de bête.

Tout à coup une tête se montra dans l’encadrement d’une des fenêtres :

— Hé ! Marie !

Sans lâcher son balai, Marie se retourna. « Ah ! c’est toi ! » dit-elle. L’autre : « Écoute, Marie. » Marie s’approcha ; on entendit l’autre qui lui disait : « Est-ce que David Aviolat est déjà venu ? »

Marie dit que non, alors Félicie eut l’air un petit peu triste ; et elle secouait la tête dans le soleil. À cause qu’ils étaient très blonds, ses cheveux autour de son front faisaient une lumière dorée ; dessous était une figure ronde, à grosses joues lisses et roses comme celles des petits enfants.

— C’est drôle, dit Félicie, il m’avait dit qu’il passerait avant dix heures. Enfin tant pis !…

Elle fit un mouvement comme pour s’éloigner. Mais à ce moment une voix se mit à dire :

— Qu’est-ce qu’il y a, ma pauvre Félicie ? on n’a pas l’air contente, ce matin.

C’était Ansermoz qui, depuis un moment, la surveillait du coin de l’œil ; elle ne l’avait pas aperçu encore. Elle le regarda d’un air fâché, alors il se mit à rire ; ses petits yeux malicieux brillaient :

— Qu’est-ce que tu veux, reprit-il, tout ne va pas toujours comme on voudrait, dans la vie.

L’autre haussa les épaules :

— Oh ! vous !… » dit-elle, puis elle s’arrêta et de nouveau haussa les épaules, tandis que Marie s’était remise à balayer, « oh ! vous… » répéta-t-elle, et cette fois, de nouveau, elle n’alla pas plus loin.

— Oh ! vous… dit Ansermoz, l’imitant. Petite impertinente, va ! Sais-tu seulement à qui tu parles ? Quelqu’un qui a pris la Bastille, un vieux soldat du roi de France, et qui aurait les galons s’il l’avait seulement voulu, mais il tenait trop aux principes… Une autre fois, tâche d’être polie… Des gamines, ça n’a pas vingt ans, ça veut vous faire la leçon !…

Et il allait continuer, moitié riant, moitié vexé, quand il s’aperçut que Félicie n’était plus là.

La fenêtre était vide, il n’y avait plus de Félicie ; de nouveau on voyait au loin dans les prés, à cause qu’il n’y avait pas de maison vis-à-vis de celle d’Abram ; et, au bout de ces prés, apparaissait le bas de la montagne.

Ansermoz se remit à boire. De temps en temps, on continuait à voir passer un mulet, avec sur son bât une espèce de grosse boule d’herbe nouée dans un filet de cordes, qu’on nomme là-haut un filard, ou bien c’étaient des hommes qui les portaient sur le dos, descendant de leurs prés vers l’écurie ou le fenil.

Mais le bruit d’un grelot de fer battu se fit entendre ; le bruit se rapprochait rapidement. On vit l’homme en même temps que la tête de la bête, parce qu’il la tenait par le mors : c’était David Aviolat.

Ce David Aviolat, c’était lui qui faisait la poste. Deux ou trois fois par semaine l’été, une ou deux fois selon le temps l’hiver, il descendait à la plaine avec sa bête, il remontait le soir ou bien le lendemain matin. Et les gens guettaient son passage pour lui remettre les paquets et les lettres.

On l’entendit crier dans l’allée : « Y a-t-il quelque chose ? » D’en haut, la voix d’Abram Nicollier répondit : « Non, il n’y a rien » ; là-dessus la porte de la salle à boire s’ouvrit.

C’est que David avait aperçu Ansermoz ; et ils étaient assez amis pour des raisons à eux particulières, bien qu’ils ne se ressemblassent en aucune façon.

On vit David s’approcher, il serra la main d’Ansermoz ; il s’assit en face de lui. Mais, comme Ansermoz tapait sur la table pour demander un second gobelet, David l’arrêta du geste.

Il ne buvait guère, lui, étant très sobre, et ce n’était point pour boire qu’il était entré. Donc, il secoua la tête, puis se penchant un peu :

— Dis donc, Pierre, est-ce qu’il y a longtemps que tu es là ?

— Au moins une heure, pourquoi ?

Ansermoz s’était remis à sourire ; pourtant, l’autre semblait hésiter.

Et Ansermoz de nouveau :

— Tu sais bien que tu n’as rien à me cacher, puisqu’on est amis, tu sais bien… Tu voudrais savoir si elle est venue ; eh bien, oui, elle est venue ; même qu’elle n’a pas paru contente de ne pas te trouver là…

— C’est vrai ?

— Comme je te dis, mais console-toi, tu la reverras…

Il voyait que David avait l’air un peu triste ; il cherchait à tout arranger.

— Si encore tu allais bien loin, mais jusqu’à Entreroche !… Demain matin déjà, tu seras de retour. Et, vois-tu, plus on est longtemps retenus éloignés l’un de l’autre, plus on a de plaisir à se retrouver…

— C’est que je lui avais promis que je serais là, alors elle va croire que je ne tiens pas mes promesses…

Ansermoz cligna de l’œil, et il but un bon coup.

— Vous vous expliquerez, dit-il. Rien ne vaut de temps en temps une petite dispute ; on a le plaisir de se raccommoder.

Il rit une nouvelle fois, David ne répondit rien.

Alors Ansermoz se mit à le mieux regarder, et il se trouvait que David était assis à contre-jour, en sorte qu’on avait de la peine à bien distinguer ses traits.

— Dis donc, David !

L’autre leva la tête.

— Alors, comme ça, tu descends quand même ?

— Pourquoi pas ?

— Tu as bien raison, mais il y en a que la chose étonne. Ils disent : « Voilà un garçon rangé, voilà le fils du métral, et le métral est ce qu’il y a de mieux chez nous et de plus sûr quant aux idées, pourtant ce David continue d’aller chez les mauvaises gens d’En-Bas où tout est déjà perdition ! » Moi, n’est-ce pas, je peux tout me permettre ; toi, c’est différent, et il y a ton père, et est-ce qu’il ne va pas savoir ?…

Mais David s’était redressé :

— Qu’on le sache ou non !…

— Bravo ! dit Ansermoz.

On ne savait jamais s’il plaisantait ou s’il était sérieux : ainsi, en cet instant où pourtant ils parlaient de choses importantes, il s’était remis à rire. David, au contraire, gardait l’air sombre qui lui était habituel. Il avait froncé les sourcils tout en parlant, il avait posé son poing devant lui ; et, malgré qu’Ansermoz se tût maintenant, il n’ouvrait plus la bouche.

C’était un grand garçon maigre, le cou long, les épaules un peu trop étroites, un teint pâle sous la rousseur que la peau prend dans le soleil, une toute petite moustache, le regard plein de bonne volonté.

Enfin, il hocha la tête et dit :

— Qu’est-ce que tu veux ? j’aime la justice…

Ce fut là sa phrase qui tomba dans le silence :

— J’aime la justice. Et, quand ils parlent de liberté, s’ils entendent par là des droits égaux pour tout le monde, et qu’on ne voie plus comme à présent des hommes qui aient tout et d’autres qui n’aient rien, – moi, je suis pour la liberté !

— Doucement ! dit Ansermoz. Si on t’entendait !…

Son petit œil vif brillait plus que jamais ; sa lèvre relevée laissait voir dans le coin la gencive sans dents.

— Moi, n’est-ce pas, je dis bravo, seulement on pourrait t’entendre. Un conseil, mon ami : garde ces choses-là pour toi. Quand elles te pèseront trop, tu n’auras qu’à venir me trouver. On se racontera des histoires.

Et, repartant déjà :

— C’était beau dans le temps, tu sais. Il y avait le roi, la reine, et puis le petit boulanger, et nous autres on dansait autour, parce qu’on avait des principes. Parfaitement, c’est comme je te dis… Ils ont fait tomber le pont-levis à coups de hache, ils sont entrés, ils ont tout foutu bas, et moi, alors, et moi…

Il fut interrompu parce que Nicollier arrivait ; d’ailleurs David devait partir.

Il serra la main d’Ansermoz, il serra la main de Nicollier, il se dirigea vers la porte.

Le mulet n’avait pas bougé, quoiqu’il ne fût pas attaché, mais c’était une bête patiente. Sur le bât était un gros sac de toile, avec une fente au milieu qui se fermait au moyen de courroies ; là dedans se mettaient les lettres et tous les paquets qu’on pouvait ; ce jour-là, le sac n’était pas très plein, il n’était plus jamais très plein.

David prit la bête par la bride, et déjà la chanson du grelot s’en allait sur le chemin plein de soleil.

On met les choses comme elles viennent. On mettra qu’un moment après ils entrèrent à quatre ou cinq chez Nicollier. Ils entamèrent aussitôt une discussion politique, parce qu’on ne parlait plus que politique, en ce temps-là, dans le pays.

Il y avait parmi eux Jean Bonzon, le père de Félicie ; il disait :

— Ça s’arrangera.

C’était un de ces hommes qui ne comprennent pas qu’on se tracasse tant et ils ont une vue des choses qui les leur fait paraître plus belles qu’elles ne sont.

Il ressemblait à sa fille par la rondeur de sa figure :

— Laisse-les, reprenait-il, laisse-les seulement parler, c’est ce qu’il peut arriver de mieux ; tout s’envolera en paroles.

Mais le vieux Moïse Pittet, qui avait plus d’expérience, hochait la tête :

— Rappelle-toi ce qui est arrivé avec le sergent Culand, l’autre année, à la revue… Il s’en est fallu de peu qu’il ne fît un mauvais coup… Si ce M. de Diesbach n’avait pas été patient, il y aurait laissé sa peau… Et tu me diras que Culand est parti, mais il n’est pas seul de son espèce ; il suffirait d’une occasion…

Jusqu’à ce moment-là ils n’avaient pas fait attention à Ansermoz, lequel n’avait pas bougé de son coin. Tout à coup ils se retournèrent. Ansermoz s’était levé ; les talons joints, le corps droit, il leur faisait le salut militaire.

— Sergent Culand, cria-t-il, présent !

Il passait avec raison pour un peu fou, cet Ansermoz.

III

Félicie avait trois petites sœurs, Sarah, Jenny et Madeleine. Toute cette famille Bonzon était en filles.

Ils habitaient un grand beau chalet, avec un large toit à deux pans. Sur la façade principale, à quoi le soleil et les pluies avaient donné une couleur comme la peau d’un jambon bien fumé, une inscription se lisait, gravée en lettres majuscules :

Par la grâce du Tout-Puissant qui a fait les cieux et la terre, loué soit-Il dans tous les siècles et aux siècles des siècles, amen. L’an 1723 Honnête Jean-Pierre Moillien et Anne-Marie Tavernier sa femme ont fait bâtir cette maison par maître David Morier et Josué Tille.

Venaient ensuite des versets de la Bible : Ceux qui ne craignent point Dieu bâtissent sur le sable, mais les Commandements de Dieu sont comme le roc qui défie les vents et la pluie, et dure éternellement.

Il y avait ainsi trois ou quatre de ces versets ; puis, au-dessous, régnant sur toute la largeur de la maison, une rangée de petits ornements en forme d’encoches se voyaient, taillés dans le tranchant d’une poutre saillante.

Un escalier partant du milieu de la façade montait jusqu’à une porte percée sur la gauche, par où on pénétrait directement dans la cuisine ; sous le perron ainsi formé, il y avait une autre porte, qui était celle de l’écurie ; contre les murs, latéralement, toute une provision de bûches était empilée.

Elles faisaient là comme un second mur, et garantissaient l’intérieur de la maison des vents et du froid, tout en étant elles-mêmes à l’abri de la pluie, grâce à un très large avant-toit.

C’est ainsi que Jean Bonzon, se sentant au chaud chez lui, riche d’ailleurs, et en bonne santé, et malgré qu’il n’eût que des filles, montrait un grand contentement à vivre.

Ils avaient eu, pour le repas de midi, un plat de choux au lard, mis à cuire dès le matin, qu’ils avaient trouvé prêt quand ils étaient rentrés du sermon (car c’était un dimanche) ; ils avaient été six à table, comme toujours. Sur le foyer de mollasse grise, dont la cendre, soigneusement balayée, laissait voir dans son milieu un tas de braises d’un rouge sombre, la marmite d’eau chantait.

Félicie allait et venait, car elle commençait à remplacer sa mère dans les travaux du ménage.

Le coup d’une heure tomba, le repas était fini. Jean Bonzon essuya son couteau sur son pain, le referma, le mit dans sa poche. Il bâilla, il avait sommeil.

Les dimanches d’été, on va dormir un moment après le dîner ; c’est le seul jour où on en ait le temps, puisqu’il est défendu de travailler ce jour-là ; et la chaleur y invitait encore par l’espèce d’accablement où elle met, quand la digestion commence. Sa femme, née Moillien (et qui était la petite-fille ou l’arrière-petite-fille de ce Jean-Pierre Moillien dont on lisait le nom sur la façade du chalet), avait, elle aussi, sommeil. Il n’y eut que les petites qui ne parurent pas se soucier de rester enfermées toute l’après-midi ; dès qu’on leur en avait donné la permission, elles avaient quitté la table ; leur mère leur avait demandé :

— Où est-ce que vous allez ?

Elles avaient répondu :

— Il y a Sabine et Henriette qui nous ont dit d’aller chez elles.

La mère avait dit :

— Eh bien, allez.

Les trois petites, douze, neuf et sept ans, dégringolèrent l’escalier ; Jean Bonzon entra dans sa chambre, où sa femme bientôt le suivit.

Félicie, restée seule, passa un grand tablier de toile par-dessus sa robe du dimanche ; puis, ayant troussé ses manches, elle alla prendre la marmite, qu’elle souleva des deux mains.

C’était une fille très forte pour son âge. Elle vida la marmite dans un baquet, sur l’évier.

Ça fumait, il y avait une grosse vapeur, il y avait, au-dessus de l’évier, une toute petite fenêtre, qui seule donnait jour à la cuisine, avec la porte (que le plus souvent on tenait ouverte) ; c’est par la petite fenêtre que, tout en lavant ses écuelles, elle laissait aller ses yeux sur la pente des prés : passerait-il par là ? n’y passerait-il pas ?

Il avait été convenu qu’elle le retrouverait à deux heures dans le bois du Tabousset, et le plus court chemin prenait à travers le village, seulement David ferait peut-être le détour.

Et elle se dépêchait. Et il ne se montra pas, mais sans doute avait-il bien fait, parce qu’il faut, dans ces choses-là, de la prudence. D’ailleurs elle avait fini. Il n’y a pas tellement de ces assiettes ; la même sert pour tout, on mange la soupe dedans, puis le salé dedans ou les pommes de terre. Elle se lava les mains, elle ôta son tablier, et, comme elle n’avait point de miroir et qu’elle n’osait pas aller dans sa chambre, ce fut bien un peu au hasard qu’elle se recoiffa, encore qu’assez coquette de nature.

Heureusement qu’il y avait ces après-midi de dimanche, sans quoi comment est-ce qu’ils se seraient rencontrés, ne s’étant pas encore déclarés publiquement ? mais, ces après-midi-là, tout le monde dort ; il suffisait d’un peu d’adresse pour que personne ne se doutât de rien.

Elle partit, ayant tiré sans bruit la porte derrière elle.

D’où elle se trouvait, on dominait déjà le fond de la vallée, et au-dessous de vous tous ces toits de bardeaux brillaient comme de l’argent. Ils étaient extrêmement éparpillés, ils parsemaient en tous sens le fond vert velouté de l’herbe. Par place il y en avait deux ou trois qui se touchaient, puis venait un espace inoccupé, puis de nouveau ils étaient deux ou trois ; et, plus nombreux dans le bas et sur le fond plat, ils ne s’en dispersaient pas moins très haut sur les pentes.

À vrai dire, il n’y avait pas de village ; la preuve, c’est qu’il n’y a pas de nom pour le désigner. Chacun de ces petits groupes de chalets avait le sien ; et l’ensemble faisait commune, voilà le terme qui convient. Village est là, parce que plus commode. C’est une commune très étendue, avec l’église qui fait centre, quoique isolée, elle aussi, et une maison de commune ; à part quoi, chaque hameau garde son existence à soi. Il y a les gens du Plan, il y a les gens du Moulin, ceux de la Scie et ceux de Vers l’Église ; et ils se réunissaient bien parfois pour discuter de leurs affaires, et ils se rencontraient bien le dimanche au sermon, mais le reste du temps à peine s’ils semblaient se connaître.

Félicie, elle, était du Plan. C’était la partie du village qui se trouvait le plus à l’est, c’est-à-dire le plus à l’écart, ce fond de vallée formant cuvette, et étant fermé non seulement au sud et au nord, mais encore de ce côté-là par les montagnes. Là aussi les pentes remontent et elles aboutissent plus loin à un col assez élevé, par où on passe dans le Pays de ceux de Berne. Félicie était donc arrivée tout de suite en plein dans les prés ; les quelques maisons qu’il y avait encore, il était facile de les éviter. Et, s’élevant toujours plus, tout en s’éloignant toujours plus, bientôt elle vit se dresser devant elle la lisière du petit bois qu’on appelle le Tabousset.

Ils avaient choisi cet endroit comme le plus commode pour leurs rendez-vous ; que quelqu’un d’aventure passât par là, ils n’avaient qu’à se déplacer un peu ; cette lisière abondait en cachettes. C’étaient comme des petites chambres qu’il y avait sous les branches des buissons qui retombaient jusqu’à terre, – et à ces chambres il y avait des fenêtres d’où on pouvait tout voir sans être vu. David devait être déjà arrivé, elle voyait bouger les feuilles. Elle s’avançait toujours, et alors une main et une tête se montrèrent, mais David ne se montra pas.

Ce fut elle qui vint à lui ; il se leva, il lui tendit la main :

— Comment vas-tu ?

— Pas mal, merci ; et toi ?

Ils s’assirent l’un à côté de l’autre ; sur la terre autour d’eux il y avait des gros sous de soleil.

Il vint un oiseau ; c’était une femelle merle au plumage gris. Elle criait un peu en levant sa petite tête ; et chaque fois son bec s’ouvrait.

— Alors, tu as pu venir ?

— Tu vois bien.

— C’est que j’ai toujours un peu peur que tu ne sois empêchée au dernier moment ; et ce serait bien ennuyeux, puisqu’on n’a que les dimanches.

— Oh ! dit-elle, il y aura toujours moyen de s’arranger.

— Est-ce vrai ?

— Il faut espérer.

Ils se turent ; ils réfléchissaient. C’est que tout n’allait pas comme ils auraient voulu. Josias-Emmanuel, le père de David, n’avait pas le caractère facile ; il était juste le contraire de Jean Bonzon. Autant celui-ci se montrait coulant, autant l’autre était entêté. Il y avait eu déjà pas mal de discussions entre eux à la Maison de commune, rapport à des questions de chemins et de ponts ou d’entretien de pâturages ; l’un était pour les dépenses, l’autre pour les économies ; et, bien qu’avant tout désireux de vivre en bons termes avec son prochain, Jean Bonzon un beau jour avait fini par se fâcher :

— Il n’y a rien à faire avec ce vieil avare-là, avait-il dit en haussant les épaules.

Josias-Emmanuel avait bonne mémoire. Et, quand David et Félicie avaient commencé à se fréquenter (c’est comme ça un besoin d’être ensemble qui vous vient, on ne sait pas bien encore pourquoi, mais dès qu’on se quitte on a l’ennui l’un de l’autre), quand donc ce qu’on appelle l’amour était venu, ils n’avaient pas pu ne pas voir quelles difficultés ils allaient rencontrer. D’autant plus que la politique depuis lors s’en était bientôt mêlée, et Josias-Emmanuel était attaché comme personne à Messieurs de Berne, Bonzon était plutôt de l’autre parti. Ils s’étaient dit qu’il leur fallait attendre ; toute une année avait passé. Ils tâchaient de tromper le temps par ces petits rendez-vous qu’ils avaient. Quand on peut encore se voir, même en cachette, rien n’est perdu. Et quelquefois David, qui était le plus impatient des deux, disait bien : « Le temps me dure ! » mais, quand Félicie lui répondait : « Tâche quand même de prendre patience », il reconnaissait qu’elle avait raison.

Ils venaient, ils se serraient la main, ils se disaient bonjour, ils ne s’étaient encore embrassés qu’une fois, le jour où ils s’étaient promis fidélité l’un à l’autre ; ils se montraient en tout extrêmement réservés. Ils s’asseyaient côte à côte et se mettaient à causer. Ils parlaient toujours des mêmes choses : leur avenir, où ils s’installeraient, comment ils organiseraient le ménage ; c’était aussi leur mariage, qu’ils auraient bien voulu prochain, seulement comment s’y prendre ? alors ils se mettaient à chercher des combinaisons : ils ne trouvaient jamais la bonne. Mais en même temps qu’ils en étaient tout tristes, un petit bonheur se levait pour eux du dedans même de leur chagrin, parce que de chercher ensemble cela les rapprochait encore.

Pourtant, cette après-midi-là, elle avait vu tout de suite que David était encore plus soucieux que d’habitude. Elle n’osa pas d’abord lui demander pourquoi. Il fallut qu’ils se fussent avancés un peu dans la conversation ; alors elle fit en sorte de la diriger où elle voulait qu’elle aboutît ; et, fine malgré tout, comme sont les filles, quand l’amour s’en mêle :

— Tu as été au sermon ?

Bien sûr qu’il y avait été ; il n’aurait pas fallu qu’il en manquât un seul avec son père.

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Oh ! répondit-elle, c’est que c’est tellement bon de savoir tout ce qu’on a fait l’un et l’autre ; on peut s’imaginer qu’on a été ensemble ; on revit le temps, tu comprends.

Il hocha la tête ; elle dit :

— Et après le sermon ?

— Tu es drôle ! après le sermon je suis rentré et on s’est mis à table avec le père…

— Qu’est-ce que tu as eu à manger ?

Il dit :

— Du lard et des choux.

— Oh ! quel bonheur, c’est comme nous.

Mais, lui, il ne voulait pas rire ; alors elle se mit à insister un peu :

— Ça ne te fait pas plaisir qu’on ait eu le même dîner ?

— Que si !

— Eh bien ?

— Tu n’as pas entendu ce qu’a dit le pasteur ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Ce que ça peut faire ? mais tu ne connais pas mon père ! il est tout de suite parti là-dessus.

Il y avait que le pasteur, une fois de plus, ce matin-là, s’était élevé avec force contre ce qu’il appelait la « diabolique et mille fois damnable hérésie venue de France » ; alors, tu comprends, disait David, le père s’est mis à discuter le sermon, et non seulement il partage l’opinion du ministre, mais il a été beaucoup plus loin que lui. Tu sais comment il est ; il ne s’excite pas, il reste froid, mais c’est quelque chose qui fait peur que ses yeux dans ces moments-là… Et voilà que, pour finir, il s’est mis à parler de ton père, à toi ; il a dit que c’était un suspect, et qu’il n’en fallait plus, et qu’il s’arrangerait pour qu’il n’y en eût plus ; il disait : « On le forcera à se prononcer, lui et les autres… » Alors, n’est-ce pas ? j’ai pensé à nous, et je pensais à moi aussi, parce que, s’il savait jamais que je n’ai pas les mêmes idées que lui, le père…

Il s’était tu brusquement et, elle aussi, longtemps, elle se tut. Elle le regardait et perdait toute force. Il avait laissé aller en avant le haut de son corps, et, les coudes aux genoux, il regardait fixement devant lui. À la fin, elle n’y put plus tenir. « David ! » Il avait relevé la tête, mais sa tête retomba.