Couverture

Edgar Wallace

UNE LUEUR DANS L’OMBRE

(The Clue of the Twisted Candle)

© Librorium Editions 2019

Tous Droits Réservés

CHAPITRE PREMIER

Le train de Lewes qui quitte la gare de Victoria à 4 h. 15 s’était arrêté à Three Bridges à cause d’un déraillement et, bien que John ait eu la chance de prendre le train de Beston Tracey qui avait un léger retard, lorsqu’il était arrivé à cet endroit, la tapissière qui formait le seul lien entre le village et le monde extérieur était déjà partie.

« Si vous pouvez attendre une demi-heure, lui dit le chef de gare, je téléphonerai au village pour vous faire envoyer une voiture. »

John Lexman embrassa du regard le triste paysage et haussa les épaules.

« J’irai à pied », répondit-il laconiquement, et, après avoir boutonné son imperméable Jusqu’au menton, il s’enfonça résolument dans la nuit pluvieuse pour franchir les deux milles qui le séparaient encore de Little Tracey.

La pluie semblait devoir tomber durant toute la nuit. La haie qui bordait la route étroite ruisselait comme une cascade et la route elle-même était un véritable marais où l’on plongeait dans la boue jusqu’aux chevilles. John Lexman s’arrêta un instant sous le branchage protecteur d’un grand arbre pour allumer sa pipe, puis se remit en marche.

Le chemin qui reliait Beston Tracey à Little Tracey était associé dans son esprit aux passages les plus réussis de son œuvre. Il en avait fait le théâtre de ce crime mystérieux dont l’ingénieuse conception avait valu un succès retentissant à son dernier livre, qualifié de meilleur roman policier de l’année. Car John Lexman s’était spécialisé dans cette branche particulière de la littérature.

Cependant, ce n’est ni à ses livres ni à des crimes mystérieux que pensait le jeune écrivain en suivant la route déserte de Little Beston. Il songeait à la rencontre qu’il venait de faire à Londres de T. X. Meredith, qui serait sans doute un jour le chef du département des recherches criminelles et qui, en attendant, remplissait les fonctions de sous-chef de la police secrète. Cette modeste situation n’empêchait cependant pas qu’on lui confiât les affaires les plus délicates. Dans ce langage excentrique et impétueux qui lui était particulier, T. X. lui avait suggéré un sujet de roman policier comme il n’en avait jamais rêvé de meilleur. Cependant, ce n’était déjà plus à T. X. que John Lexman pensait en remontant la côte qui menait à sa modeste demeure qui portait fièrement le nom de château de Beston.

C’est qu’à Londres, John Lexman avait fait encore une autre rencontre. Une rencontre au souvenir de laquelle il fronça les sourcils. En ouvrant la grille et en traversant le jardin, il s’efforça de chasser de son esprit le souvenir de la discussion pénible qu’il avait eue avec l’usurier.

Le château de Beston était un bâtiment sans prétention, de style Elisabeth, avec des pignons gracieux et de hautes cheminées ; ses fenêtres treillagées, son vaste jardin, sa roseraie et une belle prairie lui conféraient l’aspect d’un petit manoir, ce qui remplissait d’orgueil son propriétaire.

John Lexman s’arrêta sous l’auvent pour secouer son imperméable tout ruisselant d’eau, puis pénétra à l’intérieur.

L’antichambre était plongée dans l’obscurité. Grace s’habillait sans doute pour le dîner. Il pensa que, dans l’état d’esprit où il se trouvait, il était préférable qu’il ne la dérangeât pas. Il prit le long couloir qui menait au studio situé au fond de la maison. Dans la cheminée pétillait un feu joyeux. L’atmosphère accueillante de cette pièce lui procura une sensation de bien-être et de soulagement. Il ôta ses souliers et alluma une petite lampe sur un guéridon.

Cette pièce était visiblement le cabinet de travail du maître de céans. Les fauteuils de cuir, la vaste bibliothèque s’étalant le long d’un panneau entier, la massive table de travail en noyer, sur laquelle s’entassaient des livres et des manuscrits, étaient autant de témoins de la profession de celui-ci.

Après avoir mis ses pantoufles, John Lexman bourra à nouveau sa pipe, se dirigea vers la cheminée et s’arrêta là, le regard perdu dans les flammes.

C’était un homme d’une taille au-dessus de la moyenne, svelte, malgré des épaules presque athlétiques. C’est qu’il était un sportif enthousiaste. De son visage aux traits réguliers se dégageait une expression de force. Il avait des yeux gris et profonds, et ses sourcils droits lui donnaient un air presque sévère. Ses joues étaient glabres et sa bouche grande et généreuse. Son teint net et clair témoignait d’une vie en plein air. John Lexman n’avait, malgré sa profession, rien d’un rat de bibliothèque.

Il se tenait ainsi, méditant debout, depuis un moment, quand doucement la porte s’ouvrit et Grace Lexman apparut.

Disons simplement de cette femme qu’elle était douce et jolie, sans détailler sa beauté et son charme. John se précipita au-devant d’elle et l’embrassa tendrement.

« Je ne savais pas que tu étais rentré jusqu’à ce que… dit-elle en se blottissant contre son mari.

– Jusqu’à ce que tu aies aperçu, la mare que mon imperméable a dû laisser dans l’entrée, dit-il en souriant. Je connais tes méthodes, Watson ! »

Elle rit, mais soudain redevint sérieuse.

« Je suis très contente que tu sois rentré. Nous avons une visite.

– Une visite ? répéta le jeune homme étonné. Par ce temps-là ?… Qui est-ce ? »

Grace lui lança un étrange regard.

« M. Kara.

– Tiens, Kara ? Il est ici depuis longtemps ?

– Il est arrivé à quatre heures. »

Sa voix trahissait peu d’enthousiasme pour cette visite.

« Je ne comprends pas ton aversion pour ce brave Kara », dit son mari d’un ton légèrement désapprobateur.

Et, après un moment de réflexion :

« Il vient d’ailleurs tout à fait à point. Où est-il ?

– Dans le salon. »

Le salon du château de Beston était une vaste pièce basse meublée de fauteuils confortables, d’un grand piano, d’un tapis quelque peu usé mais aux gais coloris. Ce qui frappait surtout les yeux, c’étaient une cheminée presque médiévale et deux grands candélabres d’argent.

Il y avait dans cette pièce un je ne sais quoi d’harmonieux, de reposant, de quiet qui en faisait un havre parfait pour un écrivain soumis par son métier à une perpétuelle tension nerveuse. Deux larges coupes de bronze étaient remplies de violettes, une troisième de primeroses fraîches, et ces douces fleurs des bois remplissaient la pièce d’un parfum délicat.

À la vue de John Lexman, le visiteur se leva de son fauteuil et, d’une démarche pleine d’aisance, se dirigea vers lui. C’était un homme d’une rare beauté. Il dépassait l’écrivain d’une demi-tête, mais il offrait une silhouette si harmonieuse que sa taille ne semblait pas anormale.

« Comme je n’ai pas pu vous rencontrer en ville, dit-il, je suis venu dans l’espoir de vous trouver ici. »

Sa voix était bien modulée et il parlait anglais sans la moindre trace d’accent étranger, bien qu’il fût Grec d’origine et qu’il eût passé la plus grande partie de sa jeunesse en Albanie.

Les deux hommes se serrèrent cordialement la main.

« Vous dînez avec nous ? »

Remington Kara se tourna en souriant vers Grace Lexman. La jeune femme était assise dans un fauteuil, les mains jointes, et son visage trahissait un profond découragement.

« Si Mme Lexman n’y voit pas d’inconvénient, répondit le Grec.

– Ce sera un plaisir pour moi, fit la jeune femme d’une voix machinale. Il fait un temps affreux et je doute fort que vous puissiez faire un repas convenable par ici, bien que celui que vous nous ferez le plaisir de partager avec nous ne soit pas non plus un festin.

– Tout ce que vous voudrez bien m’offrir sera encore plus qu’il ne faut », dit-il en s’inclinant devant la maîtresse de maison, puis il se tourna vers Lexman.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes étaient absorbés dans une discussion littéraire, et Grace saisit l’occasion pour se retirer. Des livres en général, la conversation passa aux livres de John Lexman.

« Je les ai tous lus, déclara Kara.

– Je vous plains, dit John d’un ton mi-sérieux, mi-badin.

– Mais je ne suis pas du tout à plaindre. Il y a en vous l’étoffe d’un grand criminel.

– Merci, dit Lexman.

– Vous me direz peut-être que je vous fais là un compliment douteux, fit le Grec en souriant. Mais je songe à l’originalité de vos intrigues. J’avoue d’ailleurs que, par moments, vos livres m’exaspèrent. Notamment quand je ne devine pas la solution même à la moitié du livre. Mais naturellement, la plupart du temps, je la connais dès le cinquième chapitre. »

John le dévisagea, étonné. Son amour-propre d’auteur policier était visiblement froissé.

« Je me flatte d’écrire des romans dont on ne peut deviner le dénouement avant le dernier chapitre.

– Certes, dit Kara avec un hochement de tête, c’est parfaitement exact pour le lecteur moyen, mais, en ce qui me concerne, je suis particulièrement averti. Je saisis le fil le plus ténu, le moindre indice que vous ne faites que mentionner en passant.

– Vous devriez faire la connaissance de T. X. », dit John en riant.

Il se leva et se dirigea vers la cheminée.

« T. X. ?

– Oui, T. X. Meredith. Un type épatant. Il travaille au département des recherches criminelles. »

Une lueur brillait dans les yeux de Kara, attestant l’intérêt qu’éveillaient en lui les paroles de Lexman. Il n’aurait pas été mécontent de poursuivre cette conversation, mais, au même instant, les deux hommes furent priés de passer dans la salle à manger où le dîner était servi.

Le repas se déroula dans une atmosphère assez morne. Grace prenait peu de part à la conversation et les rares paroles que son mari échangeait avec leur hôte remuaient un silence pesant. La jeune femme était en proie à une sensation indéfinie, une sorte de pressentiment qui l’inquiétait sans qu’elle sût pourquoi. À plusieurs reprises, au cours du dîner, elle repassa dans sa mémoire les événements de la journée pour découvrir ce qui avait bien pu lui laisser cette impression. Vainement. Les lettres qu’elle avait reçues le matin ne contenaient pas de mauvaises nouvelles et il  n’y avait eu, au cours de la journée, aucun incident désagréable avec les domestiques. Bref, tout allait bien et, quoiqu’elle fût au courant des légers embarras d’argent de John, à la suite d’une spéculation sur des obligations roumaines, – elle le soupçonnait même d’avoir fait un emprunt pour compenser la perte subie dans cette malencontreuse affaire, – le succès de son dernier ouvrage était si grand qu’il permettait les plus grands espoirs quant à l’avenir matériel.

« Le café sera servi dans le cabinet de travail, si vous le voulez bien, dit Grace. Et maintenant, excusez-moi, il faut que je m’occupe d’une besogne aussi terre à terre que la préparation de la lessive de demain. »

Elle adressa à Kara un petit signe de tête et, en passant près de John, effleura son épaule de sa main. Kara suivit des yeux sa silhouette gracieuse jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière la porte.

« J’ai à vous parler, Kara, dit John Lexman. Vous pouvez m’accorder, j’espère, cinq minutes ?

– Mais cinq heures, si vous voulez », répondit Kara avec amabilité.

Ils passèrent dans le cabinet de travail ; la bonne leur apporta du café et des liqueurs qu’elle plaça sur une petite table près de la cheminée, puis s’éclipsa.

« Sans doute vous est-il impossible d’installer ici la lumière électrique, observa le Grec en dégustant son café.

– Impossible ? pas précisément, mais j’aime autant les lampes.

– Ce n’est pas aux lampes que je fais allusion, mais à ces bougies. »

Il désigna de la main le dessus de la cheminée, où six bougies de grosse taille étaient alignées.

« Mais que vous ont donc fait ces bougies ? » demanda en souriant le maître de la maison.

Kara ne répondit pas d’abord et se contenta de hausser les épaules. Mais, après un moment de réflexion, il dit :

« Une petite supposition : si vous vous trouviez un jour attaché à une chaise près de laquelle se trouve un petit baril de poudre dans laquelle serait fichée une bougie allumée qui fond à vue d’œil et qu’à chaque instant… Mon Dieu !… »

John remarqua que des gouttes de sueur perlaient sur le front de son interlocuteur et il s’en amusa.

« Ce serait passionnant. »

Le Grec s’épongea le front avec une pochette de soie. Sa main tremblait légèrement.

« Oui, cela a même été un peu trop passionnant, je crois.

– Où donc cela est-il arrivé ? demanda Lexman intrigué.

– En Albanie, dit l’autre, il y a beau temps de cela, mais ces gredins ne manquent pas de me le rappeler de temps en temps. »

Kara ne trahissait pas l’envie d’expliquer quels étaient ces gredins ni en quelles circonstances il s’était trouvé dans cette mauvaise passe. Il s’empressa de faire dévier la conversation.

Il se mit à arpenter la pièce, puis s’arrêta devant la bibliothèque, intéressé, semblait-il, par quelques livres. Il sortit un épais volume du rayon.

« Tiens, vous avez là un livre de George Gathercole. Vous le connaissez personnellement ? »

John prit une pincée de tabac dans un coffret bleu posé sur son bureau et bourra sa pipe.

« Je lui ai parlé une fois. C’est un type plutôt taciturne. Comme tous les hommes qui ont vu et connu bien des choses, il aime parler de tout sauf de lui-même. ».

Kara feuilletait le livre d’un air nonchalant. Puis il le remit à sa place.

« Je ne le connais pas personnellement, dit-il d’un ton détaché, mais il est parti faire un voyage pour mon compte. »

John leva le regard.

« Pour votre compte ?

– Oui. Il est allé en Patagonie. Il pense qu’il s’y trouve des gisements aurifères, ainsi que vous pouvez vous en rendre compte en lisant son ouvrage sur la structure géologique des montagnes de l’Amérique du Sud. Ses théories m’intéressèrent et je suis entré en correspondance avec lui. En fin de compte, il a entrepris ce voyage d’études. Je lui ai avancé ses frais.

– Et vous dites que vous ne l’avez jamais rencontré ? »

Kara secoua négativement la tête.

« J’envie presque la chance qui lui permet de faire un si beau voyage, dit John. Et il restera longtemps là-bas ?

– Trois ans, dit Kara, tout en continuant d’examiner les rayons de livres.

– Quand j’entends parler de ces auteurs qui voyagent pour écrire leurs ouvrages, je me sent presque jaloux. »

Kara se retourna. Il se trouvait derrière le jeune romancier et celui-ci ne pouvait pas voir son visage tandis qu’il parlait. Cependant, Lexman put percevoir dans sa voix un accent de gravité, presque de la violence contenue.

« Vous enviez le sort d’autrui, et cependant le vôtre est le plus beau qu’on puisse rêver. Vous vous êtes voué à un travail créateur des plus passionnants et votre imagination vous fait faire des voyages plus romanesques que n’en permet la réalité. Vous avez le pouvoir de créer et de détruire les hommes. Vous élaborez des problèmes fascinants et vous les résolvez d’un coup de baguette… »

John éclata de rire.

« Il y a du vrai dans ce que vous dites, remarqua-t-il simplement.

– Pour le reste, poursuivit Kara en baissant la voix, je pense que vous possédez la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue : une femme délicieuse. »

Lexman, en se retournant, rencontra le regard de son interlocuteur, et il y avait quelque chose, dans le beau visage de cet homme, qui lui coupa presque la respiration. Kara sourit.

« Je viens peut-être de manquer de tact, dit-il d’un ton embarrassé, mais il ne faut pas oublier, mon cher, que j’ai été jadis prétendant à la main de votre femme. Je pense que je ne vous apprends rien de nouveau ? De plus, je vous rappelle que je suis Grec et que les Grecs modernes n’ont rien des philosophes antiques. Enfin, vous n’ignorez pas que je suis un enfant gâté de la fortune et que, depuis ma tendre enfance, je suis habitué à ce que tous mes caprices soient satisfaits.

– Vous êtes, en effet, un veinard », dit John en se tournant vers son bureau.

Kara resta un moment silencieux, puis il sembla vouloir dire quelque chose, mais il se ressaisit et se contenta de sourire.

« Je commence à en douter », dit-il, énigmatique.

Puis, d’une voix soudain énergique :

« Il paraît que vous avez des ennuis avec Vassalaro ? »

John se leva et alla vers la cheminée. Il s’arrêta, le regard perdu dans le vague, les jambes écartées, les mains jointes derrière le dos. Cette attitude était une réponse suffisante pour Kara.

« Je tiens à vous mettre en garde une fois de plus contre lui, dit-il en approchant de son cigare un bout de papier qu’il avait allumé à la flamme de la cheminée. Mon cher Lexman, mes compatriotes ne sont pas très commodes dans ce genre d’affaires.

– Pourtant, au début, il s’est montré très obligeant, dit Lexman en se parlant presque à lui-même.

– Et aujourd’hui il se montre très désobligeant, continua Kara. C’est de tradition chez les usuriers.

Vous avez commis une grande imprudence en vous adressant à lui. J’aurais pu vous avancer un peu d’argent.

– Il y a de bonnes raisons pour que je ne vous demande pas un tel service, et vous venez d’en citer la principale en disant que vous aviez eu autrefois l’intention d’épouser Grace.

– De quelle somme s’agit-il ? demanda Kara en examinant ses ongles bien soignés.

– Deux mille cinq cents livres, dit John avec un rire forcé. Et, à l’heure qu’il est, je ne possède pas même deux mille cinq cents shillings.

– Eh bien ! il attendra un peu. »

John Lexman haussa les épaules.

« Voyons, Kara, ce n’est pas pour vous le reprocher, mais puisque c’est par vous que j’ai connu Vassalaro, vous savez très bien de quel genre d’homme il s’agit. »

Kara hocha la tête d’un air méditatif.

« Je n’ai pas de raison de faire des mystères avec vous, reprit John en fronçant les sourcils. Je vous avoue qu’il a été extrêmement désagréable avec moi. Je l’ai rencontré hier à Londres et il n’y est pas allé par quatre chemins pour me dire qu’il n’a pas l’intention de me ménager. Je comptais sur le succès de ma pièce qui se joue actuellement pour le rembourser, mais, pour le moment, je suis incapable de tenir mes engagements.

– Je vois, dit Kara. Et Mme Lexman est-elle au courant ?

– Partiellement. »

Lexman arpentait maintenant nerveusement la pièce, les mains derrière le dos, la tête basse.

« Évidemment, je ne lui ai pas dit à quel point cet individu s’est montré odieux la dernière fois. »

Il s’arrêta soudain et, se tournant vers Kara :

« Savez-vous qu’il m’a menacé de me tuer ? »

Kara sourit.

« Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une simple plaisanterie, poursuivit John d’un air sombre. J’étais même tenté de donner une bonne leçon à cette crapule. »

Kara posa la main sur l’épaule du romancier.

« Si j’ai ri, dit-il, c’est parce que l’idée que Vassalaro puisse tuer un homme est vraiment comique. C’est le plus grand poltron que j’aie jamais connu.

– Cela ne l’empêche pas d’être d’une effronterie inouïe. Je regrette même de ne pas l’avoir rossé comme il le méritait.

– Je vois que vous ne connaissez pas Vassalaro. Je vous répète que c’est un lâche comme il n’y en a pas deux au monde. Pour les menaces, oui, il est très fort, mais si vous lui montrez le bout de votre revolver il est capable de s’évanouir. À propos, avez-vous un revolver ?

– Laissons ces bêtises, dit John rudement. Je ne veux pas m’engager dans une aventure stupide.

– Ce que je dis là n’est pas une bêtise. Quand vous avez affaire à un Grec de la plus basse catégorie, il faut user de méthodes un peu spéciales. Savoir tirer son revolver au moment psychologique est d’un effet infaillible. Vous en avez un, je suppose ? »

John se dirigea vers sa table de travail, ouvrit un tiroir et en sortit un browning de petit calibre.

« Voilà tout ce que je possède en fait d’arme, dit-il. Je ne m’en suis jamais servi ; c’est un admirateur inconnu qui me l’a envoyé comme cadeau de Noël.

– Curieux cadeau, observa l’autre en examinant l’arme.

– Je suppose que cet admirateur, se basant sur mes livres, s’est figuré que je vivais entouré de revolvers, de poignards et de flèches empoisonnées.

– Savez-vous seulement vous en servir, demanda Kara.

– Je n’ai jamais essayé, mais ça ne doit pas être bien malin. »

Un coup frappé à la porte interrompit la conversation.

« C’est le courrier », dit John.

La femme de chambre lui présenta une lettre sur un plateau. John la prit, y jeta un coup d’œil et eut une moue.

« C’est de Vassalaro », dit-il après que la domestique fut sortie.

Il ouvrit la mince enveloppe. Elle contenait une demi-douzaine de feuillets bruns dont un seul portait des traces d’écriture. Le message était ainsi conçu :

 

« Il faut que je vous voie ce soir sans faute. Je vous attendrai au carrefour de Beston Tracey et de Eastbourne Road. J’y serai à onze heures et, si vous tenez à votre vie, vous penserez à apporter une grosse somme. »

La lettre était signée : « Vassalaro. »

 

John la lut à haute voix.

« Il faut qu’il soit fou pour écrire une pareille lettre, dit-il. J’irai au rendez-vous et je lui donnerai une leçon de politesse qu’il n’oubliera pas de sitôt. »

Il passa la lettre à Kara qui la parcourut en silence.

« Vous ferez bien de vous munir de votre revolver », suggéra le Grec en rendant la missive à son destinataire.

John Lexman consulta sa montre.

« J’ai une heure devant moi, mais il faut bien vingt minutes pour gagner Eastbourne Road.

– Vous avez donc sérieusement l’intention d’aller à ce rendez-vous ?

– Bien sûr. Je ne peux tout de même pas le laisser venir ici faire un scandale. Soyez sûr qu’il n’hésiterait pas à le faire.

– Et vous pourrez le payer ? »

John ne répondit pas. Il regarda à nouveau la lettre. Le papier dont Vassalaro s’était servi était assez particulier. Il était rugueux comme du papier buvard et, par endroits, l’encre s’était étalée sur la surface. Les feuillets inemployés avaient sans doute été insérés en même temps dans l’enveloppe par mégarde par un homme en proie à la colère.

« Je veux conserver cette lettre, dit John.

– Vous avez raison. Vassalaro ne se rend sans doute pas compte de la bêtise qu’il a commise en vous adressant cette lettre comminatoire. Il vous a mis ainsi entre les mains une arme puissante contre lui. »

Dans un coin de la pièce se trouvait un petit coffre-fort. John l’ouvrit avec une clef qu’il prit dans sa poche, tira un tiroir d’acier vide et y plaça la lettre. Puis il referma le coffre.

Kara suivait attentivement ses mouvements. Soudain il se leva et fit mine de vouloir partir.

« J’aurais voulu vous accompagner à ce rendez-vous, dit-il ; malheureusement j’ai moi-même à faire ailleurs. Permettez-moi de vous conseiller une fois de plus de prendre votre revolver. Au cas où mon sanguinaire compatriote réitérerait ses menaces, vous n’avez qu’à faire mine de tirer et ça suffira. »

Lorsque Kara entra dans le salon, Grace se leva du piano. Elle murmura quelques paroles conventionnelles sur la brièveté de sa visite. Kara n’en fut pas dupe ; il comprenait très bien à son regard que ses regrets n’étaient pas sincères. Il n’était pas homme à se faire des illusions.

« Je vais voir si votre chauffeur ne s’est pas endormi », dit John en entrant à son tour dans le salon.

Lorsqu’il fut parti le silence tomba à nouveau.

« Je ne crois pas que ma présence ici vous cause un vif plaisir. »

Cette franchise embarrassa la jeune femme. Elle rougit légèrement.

« C’est toujours avec plaisir que je reçois les amis de mon mari », dit-elle évasivement.

Kara sembla soudain se rappeler quelque chose.

« Au fait, je voulais emprunter un livre à votre mari.

– Je vais vous le chercher.

– Ne vous dérangez pas, je connais le chemin. »

Et, sans attendre la permission, il quitta la jeune femme, qui avait l’impression que cet homme agissait un peu trop librement dans la maison. Au bout de dix minutes, Kara revint, un livre à la main.

« J’avais oublié de demander à Lexman l’autorisation de l’emporter, mais le voilà justement. Voyez-vous un inconvénient, cher ami, à ce que j’emporte ce livre sur le Mexique ? Je vous le renverrai demain dans la matinée. »

Le jeune couple suivit du seuil de la maison la limousine qui s’éloignait, puis rentra en silence dans le salon.

« Tu as l’air soucieux, mon chéri », dit la jeune femme en passant ses bras autour des épaules de John.

Le romancier s’efforça de sourire.

« Des soucis d’argent ? » demanda sa femme.

L’espace d’un instant, John Lexman fut tenté de raconter à Grace l’histoire de la lettre, mais il se retint, comprenant que sa femme l’empêcherait d’aller au rendez-vous.

« Ce n’est rien. Simplement cela m’ennuie d’être obligé d’aller maintenant à la gare chercher des épreuves. »

Il avait horreur de mentir à sa femme et même ce petit subterfuge répugnait à la droiture de son caractère.

« Tu as dû passer une bien triste soirée, n’est-ce pas ? dit-il. Kara n’était pas très gai aujourd’hui.

– Comme d’habitude.

– En tout cas, c’est un très bel homme, dit Lexman avec une admiration sincère. Je ne comprends pas, Grace, comment tu as pu préférer un garçon comme moi quand un des hommes les plus riches et les plus beaux du monde était à tes pieds. »

La jeune femme frissonna, « Je connais de Kara un certain aspect qui n’est pas précisément très beau, murmura-t-elle. Oh ! John, j’ai peur de cet homme ! »

Il la dévisagea, étonné.

« Peur ? répéta-t-il. Voyons, Grace, cet homme serait capable de tout pour toi.

– Et c’est justement pourquoi j’ai peur de lui », reprit-elle d’une voix à peine perceptible.

Grace n’avait pas tout dit à son mari. Elle avait fait la connaissance de Remington Kara à Salonique, deux ans auparavant. Elle était alors en voyage dans les Balkans avec son père – voyage d’études qui devait être le dernier du fameux archéologue – et c’est à un dîner chez le consul des États-Unis qu’elle avait rencontré l’homme qui devait jouer un rôle si important dans sa vie.

De romanesques légendes couraient sur les origines de ce Grec beau comme un dieu antique et riche comme Crésus. On disait que sa mère était une Américaine de la meilleure société, enlevée par des bandits albanais et vendue par eux à un grand seigneur du pays. L’Albanais s’en était épris si fortement qu’il s’était converti au protestantisme pour lui plaire. Remington Kara avait fait ses études à Yale et à Oxford et se trouvait à la tête d’une fortune immense qui en faisait le roi d’une province entière dans la région de Durazzo. Là, il possédait un magnifique hôtel particulier, construit par un architecte italien, et dont l’ameublement luxueux avait été fourni par les meilleures maisons des capitales européennes.

En Albanie, on l’appelait Kara Muro, ce qui veut dire : le « Romain Noir », surnom assez inattendu, car sa peau était aussi blanche que celle d’un Anglo-Saxon et ses cheveux, coupés courts, presque blonds.

Dès qu’il avait aperçu Grace Terrel, il avait conçu pour elle un amour violent. D’abord, ses assiduités avaient amusé la jeune fille, mais bientôt son caractère impétueux l’avait effrayée. Elle lui avait alors fait comprendre qu’il devait renoncer à tout espoir et, au cours d’une scène qu’elle était sûre de ne jamais oublier, il s’était montré d’une sauvagerie telle qu’il avait à tout jamais inspiré à la jeune fille une haine profonde. Le jour suivant, elle ne l’avait pas vu, mais, le surlendemain, alors qu’elle rentrait, par les ruelles étroites du bazar, d’une soirée dansante donnée par le gouverneur, elle avait senti sa voiture s’arrêter soudain. Une main invisible l’avait saisie, étouffant ses cris sous un bâillon fait d’une étoile imprégnée d’une odeur étrangement douce. Ses assaillants étaient déjà sur le point de la transporter dans une auto qui les attendait, lorsqu’un groupe de marins britanniques qui passaient par là étaient venus à son secours.