Couverture

Charles Ferdinand Ramuz

DERBORENCE

© Librorium Editions 2019

 

À mon ami H.-L. Mermod.

PREMIÈRE PARTIE

I

… Un pâtre, qui avait disparu et qu’on croyait mort, avait passé plusieurs mois enseveli dans un chalet, se nourrissant de pain et de fromage…

DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE.

Il tenait de la main droite une espèce de long bâton noirci du bout qu’il enfonçait par moment dans le feu ; l’autre main reposait sur sa cuisse gauche.

C’était le vingt-deux juin, vers les neuf heures du soir.

Il faisait monter du feu avec son bâton des étincelles ; elles restaient accrochées au mur couvert de suie où elles brillaient comme des étoiles dans un ciel noir.

On le voyait mieux alors, un instant, Séraphin, pendant qu’il faisait tenir son tisonnier tranquille ; on voyait mieux également, en face de lui, un autre homme qui était beaucoup plus jeune, et lui aussi était accoudé des deux bras sur ses genoux remontés, la tête en avant.

— Eh bien, disait Séraphin, c’est-à-dire le plus vieux, je vois ça… Tu t’ennuies.

Il regardait Antoine, puis s’est mis à sourire dans sa barbiche blanche :

— Il n’y a pourtant pas si longtemps qu’on est montés.

Ils étaient montés vers le quinze juin avec ceux d’Aïre, et une ou deux familles d’un village voisin qui s’appelle Premier : ça ne faisait pas beaucoup de jours, en effet.

Séraphin s’était remis à tisonner les braises où il avait jeté une ou deux branches de sapin ; et les branches de sapin prirent feu, si bien qu’on voyait parfaitement les deux hommes, assis en face l’un de l’autre, de chaque côté du foyer, chacun sur le bout de son banc : l’un déjà âgé, sec, assez grand, avec de petits yeux clairs enfoncés dans des orbites sans sourcils, sous un vieux chapeau de feutre ; l’autre beaucoup plus jeune, ayant de vingt à vingt-cinq ans, et qui avait une chemise blanche, une veste brune, une petite moustache noire, les cheveux noirs et taillés court.

— Voyons, voyons, disait Séraphin… Comme si tu étais à l’autre bout du monde… Comme si tu allais être séparé d’elle pour toujours…

Il hocha la tête, il se tut.

C’est qu’Antoine n’était marié que depuis deux mois ; et il importe de noter tout de suite que ce mariage ne s’était pas fait sans peine. Orphelin de père et de mère, il avait été placé à treize ans comme domestique dans une famille du village, tandis que celle qu’il aimait avait du bien. Et longtemps sa mère à elle n’avait pas voulu entendre parler d’un gendre qui n’aurait pas apporté au ménage sa juste part. Longtemps la vieille Philomène avait secoué la tête, disant : « Non ! » puis : « Non ! » et encore « Non ! » Qu’est-ce qui se serait passé si Séraphin n’avait pas été là, c’est-à-dire tout à fait à la place qu’il fallait et important à cette place, car il était le frère de Philomène, femme Maye, qui était veuve, et, n’étant pas marié, c’était lui qui menait le train de sa sœur ? Or, Séraphin avait pris le parti d’Antoine ; et il avait fini par avoir le dessus.

Le mariage avait eu lieu en avril ; maintenant Séraphin et Antoine étaient, comme on dit, en montagne.

La coutume des gens d’Aïre est de monter avec leurs bêtes, vers le quinze juin, dans les pâturages d’en haut, dont fait partie celui de Derborence, où ils étaient justement, les deux, ce soir-là, Séraphin ayant pris Antoine avec lui pour le mettre au courant, parce que lui-même commençait à se faire vieux. Il boitait, il avait une jambe raide. Et, les rhumatismes s’étant portés depuis peu dans son épaule gauche, celle-ci commençait à lui refuser aussi ses services, d’où toute espèce d’inconvénients, vu que l’ouvrage n’attend guère dans ces chalets de la montagne où il faut traire les bêtes deux fois par jour et, chaque jour, faire le beurre ou le fromage. Séraphin avait donc pris Antoine avec lui dans l’espoir qu’Antoine serait bientôt en mesure de le remplacer : or, il voyait qu’Antoine n’avait pas l’air de mordre (comme on dit) à ces besognes, nouvelles pour lui, et qu’il languissait loin de sa femme.

— Voyons, a-t-il repris, ça ne va pas mieux ? Est-ce pourtant une chose si terrible que de m’avoir pour compagnon ?

Il ne pensait pas à lui, il ne pensait qu’à Antoine.

C’est à Antoine que Séraphin s’était adressé encore, devant le feu, ce soir du vingt-deux juin, vers les neuf heures ; et, comme la flamme recommençait à baisser, il l’a nourrie à nouveau et ravivée avec quelques branches de sapin.

— Oh ! bien sûr que non, a dit Antoine.

Ce fut tout ; il s’était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors, pour peu que par hasard il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. C’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être, comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l’angoisse se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.

Heureusement que le feu recommence à pétiller ou c’est une goutte d’eau qui tombe, ou c’est un peu de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la capacité de l’espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent ; on redevient vivant soi-même parce qu’eux-mêmes sont vivants.

— Voyons ! voyons ! avait recommencé Séraphin.

Le feu claque encore :

— D’ailleurs, si tu veux descendre samedi… Et tu pourras rester deux ou trois jours au village et passer le dimanche avec elle…

— Et vous ?

— Oh ! moi… Moi, dit Séraphin, j’ai l’habitude d’être seul. Ne t’inquiète pas à mon sujet.

Il s’est mis à sourire dans sa barbe qui était presque blanche, pendant que la moustache restait noire – c’était vers les neuf heures du soir, le vingt-deux juin, à Derborence, dans le chalet de Philomène, où les deux hommes étaient assis devant le feu.

Quelque chose craquait par moment dans la toiture.

On a entendu Séraphin qui continuait :

— Tu reviendras quand tu voudras ; moi, je me tirerai toujours d’affaire. D’ailleurs, a-t-il dit, si tu reviens, tu ne seras pas seul ici.

Il souriait dans sa barbe blanche, en tenant posés sur Antoine ses petits yeux gris :

— Ou bien si je ne compte pas ?

— Oh ! a dit Antoine.

Quelque chose craque encore dans la toiture, faite de poutres et de grosses pierres plates, qui s’élevait obliquement au-dessus d’eux et n’avait qu’une seule pente, le chalet étant adossé à un ressaut de roc qui remplaçait le mur du fond.

— Alors, c’est entendu pour samedi… Ça ne va plus faire que trois jours…

Quelque chose craque dans la toiture ; c’est que les dalles d’ardoise, étant exposées pendant le jour à la chaleur du soleil, sont fortement dilatées par elle, puis, le soir venu et le froid, se rétractent, faisant des mouvements soudains et espacés, comme si on marchait sur le toit. Un pas qu’on pose précautionneusement là-haut, puis on s’arrête : comme quand le voleur prudent, avant de se hasarder davantage, s’assure qu’il n’a pas été entendu. Ça craquait, ça ne craquait plus ; et eux, sous la toiture de nouveau silencieuse, ils se voyaient, puis ils ne se voyaient plus. C’est la flamme qui monte, c’est la flamme qui retombe.

Mais Antoine avait relevé la tête : une nouvelle espèce de bruit venait de se faire entendre. Ce n’était plus le toit qui craquait ; c’était un bruit beaucoup plus sourd et qui venait du fond de l’espace. On aurait dit un roulement de tonnerre, qui avait été précédé d’une détonation sèche ; et maintenant, quoique continu, il était tout entrecoupé encore de chocs eux-mêmes prolongés par leurs propres échos.

— Ah ! a dit Séraphin, les voilà qui recommencent…

— Qui ça ?

— Comment ? tu n’as rien entendu, ces nuits passées ? Tant mieux pour toi, mais c’est que tu dors bien. Et c’est aussi, a repris Séraphin, que tu n’es pas encore au courant de nos voisinages. Eh bien, là-haut… Tu n’as qu’à te souvenir comment la montagne s’appelle… Oui, l’arête où est le glacier… Les Diablerets…

Le bruit mourait peu à peu, devenu très doux, presque imperceptible, comme quand un petit vent fait bouger les feuilles des arbres.

— Tu sais pourtant bien ce qu’on raconte. Eh bien, qu’Il habite là-haut, sur le glacier, avec sa femme et ses enfants.

Le bruit avait cessé tout à fait.

— Alors il arrive des fois qu’il s’ennuie et il dit à ses diabletons : « Prenez des palets. » C’est là où il y a la Quille, tu sais bien, justement la Quille du Diable. C’est un jeu qu’ils font. Ils visent la quille avec leurs palets. Ah ! des beaux palets, je te dis, des palets de pierre précieuse… C’est bleu, c’est vert, c’est transparent… Seulement il arrive des fois aux palets de manquer la quille et tu devines où elles vont, leurs munitions. Qu’est-ce qu’il y a après le bord du glacier, hein ? Plus rien, c’est le trou. Les palets n’ont plus qu’à descendre. Et on les voit descendre quelquefois quand il fait clair de lune, et il fait justement clair de lune…

Il a dit :

— Veux-tu venir voir ?…

Est-ce qu’Antoine avait été inquiet ? c’est ce qu’on ne sait pas, mais il était curieux ; et, comme Séraphin s’était levé, il se lève. Séraphin va devant, Séraphin ouvre la porte. On a vu qu’il faisait, en effet, un beau clair de lune qui s’est découpé blanc et brillant sur le sol de terre battue derrière eux.

C’est un fond d’herbe, c’est un fond plat avec quelques chalets. C’était une espèce de plaine, mais qui était étroitement fermée, à cause des roches qu’on voyait, tout autour de soi, faire leurs superpositions. Car, d’abord tournés vers le sud, les deux hommes ont vu d’où était sortie la lune, c’est-à-dire de derrière beaucoup de cornes qui sont là, et eux sont au pied ; puis, se tournant vers le couchant, ils voient que les parois y commencent, bien que pas très hautes encore, et se continuent en demi-cercle au nord et à l’est.

Séraphin a levé le bras. On voit sa main dans la nuit claire, on voit qu’il tient l’index tendu ; il est presque au-dessus de sa tête. Il faut soi-même lever la tête d’une même quantité. Séraphin montre là-haut quelque chose, c’est à quinze cents mètres au-dessus de vous.

Et il était facile de se rendre compte que de ce côté-là aussi, c’est-à-dire du côté du nord, on était complètement enfermé et au levant de même, où l’ouverture qu’il y a était masquée par le premier plan de la montagne. Séraphin lève le bras, il fait naître devant nous un nouveau mur, plus haut encore que les autres ; et on voit que partout on est au fond d’un trou ; cependant que ce grand mur est parcouru de haut en bas par d’étroites gorges où pendent en bougeant de petites cascades. Le regard le parcourt également ; puis il y a le doigt tendu de Séraphin qui oblige le regard à s’arrêter.

C’était tout là-haut, tout à fait sur le bord des parois, juste sur la crête. Elle surplombait fortement, étant surmontée en marge du vide par l’épaisseur du glacier.

Et quelque chose, là, éclairait doucement : une frange lumineuse, vaguement transparente, avec des reflets verts et bleus et une lueur comme le phosphore : c’était la cassure là-haut de la glace, mais elle était à cette heure, elle aussi, pleine d’un grand silence et d’une grande paix. Rien ne bougeait plus nulle part sous une cendre impalpable qui était la lumière de la lune ; on la voyait flotter mollement dans les airs ou être déposée en mince couche sur les choses, partout où elle avait trouvé à s’accrocher.

— Là-haut…

Séraphin tenait toujours le bras levé. Il a dit :

— Oui, là où ça surplombe. Mais il semble bien que, pour ce soir, ça soit fini.

Il avait une grande voix dans le silence.

— Oh ! a-t-il repris, c’est que ça est toujours tombé, d’aussi loin qu’on se souvienne.

Il avait rebaissé le bras :

— Les vieux chez nous en parlaient de leur temps. Et ils étaient tout petits encore qu’ils entendaient déjà les vieux en parler… Seulement, voilà, c’est capricieux… Dommage…

On entendait de temps en temps le tintement d’une clochette au cou d’une chèvre quelque part dans les environs. Les chalets étaient de-ci de-là répandus. C’est des cabanes en pierre sèche. Une des pentes de leur toit était tout enneigée de lune ; l’autre se confondait avec l’ombre qu’elle projetait sur le sol.

Et les deux hommes ont attendu encore un instant pour voir s’il ne se passerait pas quelque chose, mais il continuait à ne rien se passer.

De temps en temps, tout au plus un souffle d’air vous jetait à l’oreille l’espèce de chuchotement lointain d’une cascade. Le souffle d’air lui-même était comme quand on passe la main sur une étoffe, parce qu’il courait à ras du sol. Tout dormait chez les hommes, tout dormait chez les bêtes. Et là-haut…

Là-haut, où ils regardent encore, il y avait seulement dans la lumière de la lune cette mince frange de glace, tellement fine, tellement déliée qu’il semblait par moment qu’on la vît remuer comme un fil qui est soulevé par un peu d’air. Et Antoine avait cru la voir remuer, il allait même le dire à Séraphin, quand celui-ci s’est mis à secouer la tête :

— Je crois bien que le diable a été se coucher ; si on allait en faire autant ?

Antoine n’avait donc rien dit. Les deux hommes sont rentrés dans le chalet dont ils ont tiré la porte derrière eux.

Ils couchaient sur des paillasses elles-mêmes posées sur des planches fixées au mur, et qui faisaient deux étages, de sorte qu’ils dormaient l’un au-dessus de l’autre, comme dans les navires.

Antoine couchait à l’étage d’en haut.

Ils ont pendu leurs souliers par les cordons à une cheville à cause des rats.

Antoine était monté à son étage.

— Bonne nuit, lui avait dit Séraphin.

Il avait répondu :

— Bonne nuit.

 

Et, elle, tout de suite elle avait été là, dans ses rêves, après qu’Antoine s’était enroulé dans sa couverture de laine brune et s’était tourné du côté du mur. Pourquoi est-ce que ça ne va pas ? C’est Thérèse.

Elle revient, et était là avec sa personne et des champs, ayant trouvé place pour elle et pour eux dans le petit espace qu’il y avait entre le mur et Antoine. Il lui a dit bonjour, elle lui disait bonjour. Il lui a dit : « Alors quoi ? » elle a dit : « Alors, comme ça. » Ils étaient obligés de se donner rendez-vous loin du village, parce qu’il y a toujours des curieux. Il y a toujours des curieux, il y a toujours du monde qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Elle avait un râteau sur l’épaule ; il voyait comment, avec les dents de son râteau, elle accrochait les nuages en passant. Les nuages lui tombaient sur la tête. Pourquoi est-ce qu’il s’est assis plus haut qu’elle sur le talus ? Il ne la voit que de dos et elle se penche en avant, ce qui montre, entre son chignon et son fichu rouge, un peu de peau brune. « Ça ne va pas ? » — « Oh ! dit-elle, c’est pas moi. » — « Oh ! alors qui est-ce que c’est ? » — « Oh ! dit-elle, c’est ma mère. »

Ça n’allait pas dans ce temps-là.

Elle commence à glisser. Il disait : « Attends-moi. » Elle glissait toujours plus vite sur son derrière sans pourtant faire elle-même le moindre mouvement. C’était comme si le terrain se dérobait sous elle ; et elle fuyait toujours plus rapidement devant lui ; mais lui fuyait également ; et ainsi la distance qui les séparait restait la même ; de sorte qu’il pouvait lui parler, elle lui répondre ; ça va vite. Il lui parlait, il lui disait : « Seulement, tu sais, attention au Rhône ! » Parce qu’au bas de la côte il y avait le Rhône, et c’est pas l’hiver, pensait-il. « Ma mère dit comme ça qu’on n’aura pas de quoi vivre, si on a des enfants. »

Attention !

Il y a eu un choc ; est-ce qu’il dort toujours ?

Le drôle de bruit qu’il a cru entendre continue de se faire entendre.

Est-ce dans sa tête ? Il y a un bruit d’eau dans ses oreilles ; il dort, est-ce qu’il dort ? Il se retourne, il voit que la porte du chalet s’ouvre ; quelqu’un avance précautionneusement la tête dans le clair de lune, qui s’arrête juste au milieu de son dos, faisant une ligne bien droite.

Où est-elle ?

« Ah ! se dit-il, ça s’est arrangé depuis, voyons… sûr, bien sûr, à présent on est mariés, c’est fait ; c’était le vieux temps… »

Il pense : « Samedi… »

Il rouvre les yeux ; il voit qu’on est sorti du chalet ; et le carré de clair de lune en arrière de la porte est vide, comme une toile à peindre où on n’aurait pas encore peint.

Il s’est rendormi, est-ce qu’il s’est rendormi ?

Mais tout à coup le toit s’est effondré, pendant qu’une des poutres qui le soutenaient, s’abattant à un de ses bouts, venait heurter la construction de bois où Antoine était sur sa paillasse.

II

Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide, comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.

Car la désolation est maintenant sur les lieux qu’il désigne ; plus aucun troupeau n’y monte, l’homme lui-même s’en est détourné. C’est à cinq ou six heures de la plaine, quand on vient de l’ouest, c’est-à-dire du Pays de Vaud. Derborence, où est-ce ? On vous dit : « C’est là-bas derrière. » Il faut monter longtemps en sens inverse d’un torrent à la belle eau qui est comme de l’air au-dessus des pierres de son lit, tellement elle est transparente. Derborence, c’est entre deux longues arêtes irrégulières qu’il faut d’abord longuement s’élever ; elles sont comme deux lames de couteau dont le dos serait fiché en terre et le tranchant tout ébréché montre son acier qui brille par places, et ailleurs est rongé de rouille. Et, à droite et à gauche, elles augmentent de hauteur, ces arêtes ; à mesure qu’on s’élève, elles s’élèvent elles-mêmes ; et le mot continue à vous chanter doux dans la tête pendant qu’on passe près des beaux chalets d’en bas, qui sont longs, bien crépis de blanc, avec un toit fait de bardeaux semblables à des écailles de poisson. Il y a des étables pour les bêtes, il y a de riches fontaines.

On monte toujours ; la pente raidit. On est arrivé maintenant dans de grands pâturages, tout coupés de ressauts pierreux qui leur font des étages successifs. On passe d’un de ces étages au suivant. On n’est déjà plus bien loin de Derborence ; on n’est plus bien loin non plus de la région des glaciers, parce qu’à force de monter on arrive finalement à un endroit qui est un col, lequel est formé par le resserrement des chaînes juste au-dessus des pâturages et des chalets d’Anzeindaz, qui font là comme un petit village, peu avant que l’herbe elle-même cesse et depuis longtemps il n’y a plus d’arbres.

Derborence, c’est là tout près. On n’a plus qu’à aller droit devant soi.

Et, tout à coup, le sol vous manque sous les pieds.

Tout à coup, la ligne du pâturage, qui s’affaisse dans son milieu, se met à tracer dans rien du tout sa courbe creuse. Et on voit qu’on est arrivé parce qu’un immense trou s’ouvre brusquement devant vous, étant de forme ovale, étant comme une vaste corbeille aux parois verticales, sur laquelle il faut se pencher, parce qu’on est soi-même à près de deux mille mètres et c’est cinq ou six cents mètres plus bas qu’est son fond.

On se penche, on avance un peu la tête.

Un peu de froid vous est soufflé à la figure.

Derborence, c’est d’abord un peu d’hiver qui vous vient contre en plein été, parce que l’ombre y habite presque toute la journée, y faisant son séjour même quand le soleil est à son plus haut point dans le ciel. Et on voit qu’il n’y a plus là que des pierres, et des pierres, et encore des pierres.

Les parois tombent à pic de tous les côtés, plus ou moins hautes, plus ou moins lisses, tandis que le sentier se glisse contre celle qui est au-dessous de vous en se tortillant sur lui-même comme un ver ; et, où que vous portiez vos regards, en face de vous comme à votre gauche et à votre droite, c’est, debout ou couchée à plat, suspendue dans l’air ou tombée, c’est, s’avançant en éperons ou retirée en arrière, ou encore faisant des plis qui sont d’étroites gorges – c’est partout la roche, rien que la roche, partout sa même désolation.

Le soleil qui est sur elle partiellement la colore encore de façons diverses, parce que l’une des chaînes projette son ombre sur l’autre et celle des chaînes qui est au midi projette son ombre sur celle qui est au nord ; et on voit le haut des parois qui est jaune comme le raisin mûr, ou qui est rose comme la rose.

Mais l’ombre monte déjà, elle monte toujours plus ; elle s’élève à petits coups, irrésistiblement, comme fait l’eau dans le bassin d’une fontaine ; et, à mesure qu’elle monte, tout s’éteint, tout se refroidit, tout se tait, tout défaille et meurt ; pendant qu’une même triste couleur, une même teinte bleuâtre se répand comme un fin brouillard au-dessous de vous, à travers quoi on voit deux petits lacs mornes luire encore un peu, puis cesser de luire, posés à plat dans le désordre comme des toitures de zinc.

Car il y a encore ce fond, mais regardez bien : rien n’y bouge. Vous avez beau regarder longtemps et avec attention : tout y est immobilité. Regardez : des hautes parois du nord à celles du sud, nulle part il n’y a plus de place pour la vie. Tout est recouvert au contraire par ce qui est son empêchement.

Il y a quelque chose qui est mis partout entre ce qui est vivant et nous. C’est d’abord comme du sable dont le cône par son petit bout est à demi engagé dans la paroi du nord ; et de là, partout répandus, comme des dés hors du cornet, c’est en effet comme des dés, des dés de toutes les grosseurs, un bloc qui est carré, un autre bloc qui est carré, des superpositions de blocs, puis des successions de blocs, petits et gros, recouvrant ce fond à perte de vue.

 

Autrefois, pourtant, ils y montaient en grand nombre, à Derborence ; on assure même qu’ils étaient près d’une cinquantaine à y monter, certaines années.

Ils y montaient par la gorge qui débouche à son autre bout sur le Rhône ; ils venaient d’Aïre et de Premier qui sont des villages valaisans haut perchés sur le versant nord de la vallée du Rhône.

Ils déménageaient vers le milieu de juin avec leurs petites vaches brunes et leurs chèvres, ayant construit là-haut à leur usage beaucoup de chalets en pierre sèche, couverts de feuilles d’ardoise, où ils restaient deux ou trois mois.

Ces fonds en ce temps-là étaient dès le mois de mai tout peints d’une belle couleur verte, car là-haut c’est le mois de mai qui tient le pinceau.