Couverture

Tristan Bernard

AMANTS ET VOLEURS

© Librorium Editions 2019

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À ROMAIN COOLUS

On est un peu gêné d’embrasser comme ça, devant du monde, un vieil ami de cœur et de pensée, et de lui déclarer tout à coup, comme si c’était une chose nouvelle, que l’on aime sa personne et ses ouvrages… Mon cher Coolus, je te dédie ce livre que tu connais bien. Il devait d’abord s’appeler : Héros misérables et Bandits à la manque, mais c’était un peu long et j’ai fini par lui donner ce titre d’Amants et Voleurs, qui ne s’applique pas à toutes les nouvelles du volume, et qui s’applique mal à quelques-unes. Ces amants débiles ne sont pas du modèle généralement adopté ; je crois cependant qu’il en existe sur la terre un certain nombre de cette faible trempe. Quant à ces voleurs, la plupart manquent évidemment d’énergie ; ils se comportent à peu près comme se fût comporté l’auteur, si les circonstances de sa vie l’eussent dirigé vers la carrière du crime. C’est le plus souvent le hasard, qui incline ces jeunes hommes au courage ou à la lâcheté, qui les pousse vers l’héroïsme ou vers l’infamie. Tu m’as dit que tu aimais certains d’entre eux. J’espère que d’autres lecteurs, bien que moins indulgents que toi regarderont pourtant avec un peu de sympathie ces timides canailles et ces héros sans vaillance.

T. B.

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EN CASQUE ET SABRE

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— Simon, vous ne serrez pas votre distance, vous serez consigné deux kummels.

J’étais habitué à cette plaisanterie que me faisait au manège le brigadier Merlaux. Il avait adopté cette forme elliptique, les deux jours de consigne qu’il me donnait étant généralement levés à la cantine. Ce qui m’ennuyait le plus, ce n’était pas d’offrir deux kummels, c’était d’être obligé d’en boire un.

Nous étions une douzaine à la file dans le manège vaste et sombre. Avec nos bourgerons mal tirés et nos ceinturons de cuir, nous ressemblions à de grands enfants. Juché sur ma jument Lunette, les pieds pendants, faute d’étriers, j’étais partagé entre la crainte d’être puni et la préoccupation de ne pas amener les naseaux de Lunette trop près de la croupe de Franchise, qui ruait.

L’officier chargé des élèves-brigadiers était parti ce jour-là de bonne heure, et notre maréchal des logis n’avait pas tardé à le suivre. Cette double défection lui donnant le pouvoir suprême, le brigadier Merlaux avait quitté la tête de la reprise et s’était placé au centre du manège. Nous continuions à trotter sans étriers. Quelques-uns d’entre nous, impatients et autoritaires, soufflaient au brigadier le commandement : Au pas !… Mais il restait les yeux fixés sur la baie du manège, et disait entre ses dents :

— Un instant, nom de Dieu ! Le sous-officier est encore dans la cour !…

— Au pas ! tas de veaux ! nous dit-il un instant après. Feignants de malheur, qui ne veulent rien savoir pour aller cinq minutes au trot sans étriers ! Du temps que j’ai fait mes classes, tu parles que l’on pilait pendant des trois quarts d’heure, et c’est rare si nos gradés, à nous, étaient des poires comme moi, et s’ils nous avaient à la bonne !

La reprise avait maintenant l’aspect élégant d’un groupe de cavaliers dans l’allée des Poteaux. Nous allions deux par deux ou trois par trois, les rênes flottantes, et des conversations particulières animées heurtaient d’échos discordants le froid silence du manège.

Il y eut bien un moment d’émoi, parce qu’un officier très galonné apparut quelques instants dans la baie. Mais on se rassura en le reconnaissant. C’était M. Colsonnet, le commandant du 5e escadron, qui faisait preuve d’un dédain tranquille pour tout ce qui était étranger au sujet, d’ailleurs inconnu, et peut-être inexistant, de ses méditations.

J’étais à cet instant dans un état d’esprit excellent, car les classes à cheval étaient virtuellement terminées ce jour-là. L’exercice du cheval constituait le gros ennui de ma vie de cavalier. Ce n’était pas à cause du trot sans étriers ; on s’y faisait. J’étais poursuivi par la crainte d’entendre commander : À terre et à cheval ! Pour sauter à terre, ça allait bien. Mais je n’arrivais pas à remonter à cheval d’un seul élan. Je courais à côté du cheval sans me décider à faire un effort pour sauter dessus. L’officier m’apercevait :

— Eh bien, Simon, à cheval !

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Je rassemblais toute mon énergie, je donnais un appel de pied dans le sable indifférent, puis je m’enlevais du côté montoir, pendant que Lunette continuait à suivre paisiblement ses camarades. Ma main droite avait un bon point d’appui sur le pommeau de la selle. Mais il n’en était pas de même de mon bras gauche. Lunette remuait constamment le cou, et j’avais empoigné trop peu de crins. Je retombais sur les pieds dans le sable. Il fallait remonter cependant. Je finissais par m’accrocher au pommeau et à la crinière, par me hisser le plus haut possible à coup de derrière, et par amener ainsi ma poitrine, puis mon ventre sur la selle. Je passais enfin ma jambe droite de l’autre côté, en raclant la croupe de Lunette, qui s’agitait déplaisamment à ce contact.

L’ennui, c’est qu’à peine sur ma bête, il fallait recommencer, car un laps de temps considérable s’était écoulé depuis que les autres s’étaient remis en selle. On commandait de nouveau : À terre et à cheval ! D’abord je ne bougeais pas, espérant vaguement qu’en raison des grands efforts que je venais de fournir, je me trouverais dispensé du second exercice :

— Eh bien, Simon, qu’est-ce que vous attendez ?

Je sautais à terre pour recommencer mes vaines escalades, si bien que le lieutenant, désireux de ne pas interrompre le travail de la reprise, me faisait venir au milieu du manège où je ne retardais plus rien.

La grande affaire, en cet endroit, était d’empêcher Lunette de bouger et de rejoindre ses camarades pour prendre part à leurs voltes et à leurs demi-voltes. Je pensais aussi qu’on me regardait, ce qui ne m’enhardissait pas. Et je n’étais pas plus tôt arrivé à mes fins que je regrettais de n’être plus à terre, car il fallait rentrer dans la reprise pour d’autres exercices qui ne me plaisaient pas non plus. On commandait : Appuyez la croupe en dedans ! ce qui n’avait rien d’effrayant en soi-même, mais ce qui annonçait que l’instant d’après, on allait commander : Partez au galop !

On partait au galop, et l’officier, à ce moment, tapait sur sa botte avec son stick. Il n’en fallait pas davantage pour mettre les chevaux en belle humeur. J’aime assez la belle humeur des hommes ; mais je ne goûte celle des chevaux que lorsque ma destinée n’est pas associée à la leur. L’ardeur de Lunette était fâcheusement stimulée par mes éperons qui, bien malgré moi, venaient s’accrocher à ses flancs.

La situation allait devenir critique, quand l’officier criait enfin : Au pas ! Lunette, bien que je tirasse sur la guide, ne reprenait le pas que lorsque le dernier des chevaux s’était remis à cette allure. J’avais à ce moment l’air froid de quelqu’un à qui on a fait une mauvaise plaisanterie, et qui est au-dessus de ça. Mais j’étais bien content que ce fût fini.

Les classes à cheval terminées, les chevaux ramenés aux écuries, on remontait dans les chambres, en emportant sur ses épaules la selle, la bride et la couverture toute chaude, qui sentait le poil mouillé. Les brigadiers nous pressaient et les bottes et les éperons, dans l’escalier des chambres, faisaient un bruit formidable sur les marches ferrées. À peine arrivions-nous jusqu’à notre lit, où nous jetions la selle d’un coup d’épaule, que l’on criait déjà aux deux bouts de la chambre : En bas pour l’escrime ! ou : En bas pour le pansage !

La précipitation qu’il fallait y mettre gâtait notre plaisir de quitter le lourd pantalon à basanes et les bottes, et de se retrouver dans le treillis flottant, dans les bonnes galoches, la tête entourée du confortable calot. On prenait derrière son lit, sa musette de pansage, où il manquait toujours quelque chose : le manche de l’étrille, ou l’époussette de drap.

J’aimais beaucoup les chevaux avant d’entrer dans la cavalerie, et la première fois qu’on me mit en présence de Lunette, ma jument, je n’éprouvai pour elle aucune antipathie. Mais comment continuer à aimer une bête à qui on est obligé de faire deux heures de pansage tous les jours ? À moins de ressentir un amour délibéré pour toutes les créatures de Dieu ou de désirer très vivement les galons de premier soldat, comment peut-on supporter sans tristesse l’occupation quotidienne de frotter avec la brosse et de gratter avec l’étrille le corps d’un animal plus haut que vous et beaucoup plus large, et qui présente une immense surface de peau, où sous l’étrille et sous la brosse renaît constamment une poussière inépuisable ? Je n’avais pas tardé à me convaincre que cette poussière était constituée par de minimes pellicules, et que plus je frottais, plus j’avais chance d’en détacher. J’avais donc, au bout de quelques séances, renoncé à frotter, sauf quand un officier s’arrêtait devant moi. Alors je passais la brosse sur le dos du cheval avec beaucoup d’animation, et une cadence de mouvement que j’avais l’air de donner pour ma cadence habituelle, mais qui était beaucoup trop précipitée pour être soutenue vraisemblablement pendant plus d’une demi-minute. Si, au lieu d’un officier, c’était un brigadier qui passait devant moi, le coup de brosse devenait une caresse légère, juste ce qu’il fallait pour ce gradé subalterne.

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Le pansage se faisait parfois en dehors, le long des murs, et l’on attachait les chevaux à des anneaux de fer. Le plus souvent, à cause de la pluie, ou les jours de soleil trop vif, on restait dans les écuries. On tournait les chevaux, la croupe à la mangeoire, et l’on n’apercevait dans l’écurie que les deux rangées en vis-à-vis de leurs longues faces débonnaires. Les hommes avaient disparu. Ils étaient assis sur les bat-flanc, causant à voix basse, ou rêvant. Seuls, deux ou trois, qui s’ennuyaient trop, faisaient du pansage et frottaient en désespérés.

C’est pendant ces longues heures inoccupées que je fis connaissance avec Aubin. Son cheval Rémus était voisin de ma jument Lunette. Aubin faisait à son cheval un pansage rapide. Cinq minutes de brosse et d’étrille, et Rémus était tout à fait propre. J’attendais avec impatience que ce fût fini, pour causer.

Aubin était engagé de cinq ans. Il s’était engagé à dix-huit ans, avec l’idée de faire sa carrière militaire, s’il ne s’ennuyait pas au régiment. Ce qui me plaisait en lui, c’est que tout en ayant des qualités d’agilité, d’adresse physique qui me manquaient, il témoignait, en m’écoutant, qu’il était sensible à certains dons intellectuels, pour lesquels les gradés qui m’entouraient n’avaient sans doute pas toute l’estime qu’il aurait fallu. Je lui racontais des histoires, dont il riait énormément. Il était très agréable.

Nous prîmes l’habitude d’aller dîner ensemble au restaurant trois ou quatre fois par semaine. Je ne sais pas pourquoi nous ne restions pas simplement à la Cantine Vigneron, dans notre bon et spacieux bourgeron de treillis. Mais on considère que c’est un plaisir et un avantage de « sortir en ville ». Je mettais donc mon pantalon numéro un, dont le drap était dur et la ceinture bien étroite. Sur ma tunique, qui me serrait aux entournures, j’attachais le ceinturon où venait s’accrocher un sabre long et embarrassant, qui ne fut jamais pour moi un attribut familier. Sur ma tête enfin, s’appuyait lourdement le casque, qui sentait le vieux cuir et le vert-de-gris.

Je me souviendrai toujours de l’heure où le brigadier du magasin d’habillement me délivra ces instruments de torture. J’essayai ce jour-là une quinzaine de pantalons. J’avais les jambes courtes et les hanches larges. Tous les pantalons qui ne m’étranglaient pas le derrière étaient beaucoup trop longs de jambes. Pour n’être pas blessé par les bottes, j’en choisis de très vastes, de sorte que, lorsque je marchais, mon talon quittait la semelle à chaque pas et montait le long des contreforts. Mais ce mouvement ne faisait qu’augmenter sur le pavé des rues la résonnance flatteuse des éperons.

On me donna aussi un képi, pour l’exercice et la petite tenue. Il me prenait assez bien la tête, et je feignis par optimisme de ne jamais m’apercevoir qu’à la naissance de la visière se trouvait un repli de cuir, qui pendant, toute une année, m’entretint sur le front une petite écorchure.

On nous avait conduits dans un autre bâtiment pour nous orner de casques guerriers. Ce n’était plus une coiffure comme le chapeau ou même le képi qui se fait à la forme de la tête. Le casque rigide est une sorte de meuble qu’on pose sur les soldats, un meuble de cuir, de cuivre et d’acier, indéformables. On s’était disputé les plus belles crinières. Comme j’avais horreur de la compétition, je me contentai de celle qui resta, et qui, étant très grêle, avait l’avantage de peser moins. Un homme du 5e escadron m’en vendit par la suite pour cent sous une magnifique, dont je n’avais guère envie, mais que je n’osai refuser. Elle disparut d’ailleurs au bout de deux jours et je retrouvai à la place, après mon casque, une espèce de misérable queue de chat, courte et clairsemée.

C’était l’époque où j’étais tout à fait bleu, un bleu d’une quinzaine, l’époque où à la chambrée j’étais encore entouré d’inconnus, avec qui je me familiarisais peu à peu. Les noms, avant de se poser définitivement sur les personnes, hésitaient comme des papillons. Le nom d’Audibert s’applique-t-il à cet homme roux, ou à cet homme un peu moins roux qui couche deux lits plus loin. On n’a guère que le visage comme point de repère. Quand les hommes sortent en ville, leurs jambes sont deux colonnes de drap rouge et de cuir noir. Il n’y a que trois ou quatre modèles de torses, correspondant aux trois ou quatre tailles de tunique. À la chambrée, ils ont des gilets de tricot et des pantalons de treillis. Le rapiéçage spécial d’un gilet de tricot fournit quelquefois des indications.

On confond moins entre eux les sous-officiers. Leur tenue de fantaisie leur laisse une forme plus spécialisée, des proportions plus reconnaissables. Et cependant il faut souvent un bon mois à un individu, doué de la mémoire des physionomies, pour arriver à s’y retrouver dans les sous-officiers.

Souvent le chef n’a pas trop de ses deux galons pour n’être pas confondu avec tel maréchal des logis de l’escadron.

On s’étonna de la rapidité avec laquelle je sus mettre des noms sur des figures. Et l’on dit de moi : Simon, il connaît tout le régiment. Et pourtant j’ai eu beaucoup de mal à en arriver là ; ce qui prouve que les autres avaient une difficulté terrible à faire sortir du rang des individualités précises.

En dehors du maréchal des logis Salarue, trop basané pour n’être pas reconnaissable, du maréchal des logis Serpin, toujours à l’ordonnance, tous les maréchaux des logis furent pour moi : le sous-officier.

Celui qui était de garde le jour de mon arrivée au quartier était un grand garçon blond, qui paraissait très jeune et qui s’intéressait beaucoup « aux Parisiens ». Il me demanda avec un regard sympathique qui j’étais et ce que je faisais chez moi, et je lui répondis avec une abondance reconnaissante qui le satisfit très vite, car il me sembla qu’il en savait tout de suite assez. Je le trouvai martial avec son sabre et son étui de revolver en sautoir.

J’attendis quelques instants au corps de garde. J’étais le premier arrivé des volontaires. J’avais couché la nuit à l’hôtel, et je m’étais levé à quatre heures du matin.

Les cavaliers qui entraient au corps de garde, les hommes de corvée qui traversaient la cour avec leurs balais, comme tous ces gens étaient à leur aise et bien chez eux ! Un dragon en petite tenue dit au sous-officier :

— Je vais jusqu’à la manutention, m’chal gis (il disait m’chal gis ! en mangeant avec une grande habitude les syllabes qu’il fallait manger).

Il continua :

— Je vais chercher la jument du capitaine de Versins…

Le capitaine de Versins, un inconnu pour moi, son nom apparaissait brusquement dans ma vie. Comme ce dragon était supérieurement familiarisé avec ce nom-là !

Cependant les volontaires arrivaient un à un. On nous fit sortir du corps de garde et ranger le long du mur. Ils étaient pour la plupart assez tranquilles. Il n’y avait que moi d’effrayé. Et ma détresse était terrible. J’avais peur d’être puni, d’avoir un cheval trop vif, de coucher dans des draps pas propres, de n’avoir pas de facilités pour me laver, et de ne pas savoir exactement à qui il faudrait exactement payer à boira. Il faudrait aussi trouver le lieutenant de Beauvoisin, que je ne connaissais pas, et pour qui j’avais une lettre de recommandation. Je fus presque soulagé d’apprendre qu’il n’était pas en ce moment au régiment, étant parti chercher des chevaux de remonte.

On nous conduisit à la salle d’études, et l’on nous fit faire une dictée, que je jugeai trop facile. J’aurais voulu me distinguer. Mais je n’y arrivais pas.

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Ma première sortie se fit un dimanche, en casque et sabre. Mes parents étaient venus me voir. Ma mère me trouva très beau. Cet avis favorable, qui contrastait un peu avec celui de mes chefs, m’empêcha de croire à mon inélégance, et d’en prendre délibérément mon parti.

Papa me fit déjeuner à l’hôtel du Commerce. Il y était descendu plusieurs fois, du temps qu’il voyageait pour les soieries avant d’avoir à Paris sa maison de rubans. Il me recommanda au patron de l’hôtel, un homme énorme, dont je n’ai jamais entendu le son de la voix, et qui dirigeait ses garçons avec des clignements d’yeux, des hochements de tête et en leur désignant des tables, du bout de son index très court. D’ailleurs, je ne vins pas longtemps à l’hôtel du Commerce. On nous indiqua, à mon ami Aubin et à moi, le restaurant de l’Étoile, où l’on était servi plus vite, et qui était plus près du quartier.

— Si vous voulez, nous dit le patron de l’Étoile, comme je suppose que vous êtes pour venir à peu près tous les soirs, je pourrai très bien vous faire dîner dans le petit cabinet qui donne sur la rue. Je ne vous prendrai pas plus cher. Les fois que j’en aurai besoin, de ce petit cabinet, j’en serai quitte pour vous le demander, voilà tout. Et par le fait vous ne vous trouverez pas dans l’inconvénient de dîner avec des officiers. Non pas qu’il en vienne de votre régiment ; mais nous avons toujours ici un peu de ces messieurs de la ligne, des « riz pain sel » ou du recrutement. Et vous pouvez aussi avoir l’idée qu’il y en a qui sont susceptibles de venir en civil, que vous pourriez peut-être bien ne pas reconnaître. Tout ça vous met dans la gêne pour parler de l’un ou de l’autre. Enfin, ce que je vous en dis, c’est naturellement dans votre intérêt et votre avantage. Et vous en ferez ce que vous voudrez. J’ai dit.

À partir du lendemain, on nous installa dans le petit cabinet, et nous eûmes le plaisir de voir arriver pour nous servir la nièce du patron, une jolie fille de vingt ans à peine. Elle avait tant de cheveux blonds qu’elle paraissait toujours mal coiffée. J’aimais bien son sourire, et ses yeux bleus étaient très doux et très malins. Elle nous servit du bœuf bouilli, prit sans façon une chaise et s’assit pour nous regarder manger. Elle nous parla du régiment, d’un sous-officier qui y avait été, un nommé Mansard, parti depuis aux cuirassiers. Il lui avait fait la cour. On ne sut jamais jusqu’où ils étaient allés.

J’aurais bien voulu l’embrasser, mais je n’osais pas. Aubin osa. Lui ne perdait pas son temps à se demander ce qui allait arriver. Quand Marie apporta du riz gratiné, comme elle avait des manches courtes, il lui prit le bras et il y posa furtivement ses lèvres. J’en fus d’ailleurs heureux comme d’une victoire personnelle.

Elle avait dit simplement : Hé bien ! hé bien !… Quand nous partîmes, Aubin s’approcha d’elle. Je me détournai par discrétion. Mais je vis dans la glace qu’il lui mettait un baiser dans le cou.

En sortant du restaurant avec mon camarade, j’avais cette impression gaillarde que nous avions fait la noce, et que nous étions les militaires de la légende, les militaires aimés des belles. Ma vie de chaque soir avait désormais un but. On irait au restaurant de l’Étoile. Et Aubin embrasserait Marie. Et qui sait ? Peut-être irait-il plus loin.

Le brigadier Albert avait une figure bien ronde, une petite moustache bien tracée et des joues colorées régulièrement. Il était sorti deuxième du peloton précédent d’élèves-brigadiers. Quand on manœuvrait mal, il criait le plus fort qu’il pouvait. Mais sa voix paraissait enflée, et il ne savait pas nous engueuler comme le brigadier Merlaux, qui nous envoyait les injures les plus ordurières, avec tant de bonhomie, que ça finissait par n’être plus grossier. C’était simplement un langage violent, destiné à être entendu de loin. Quand on manœuvre à cheval, il faut employer des mots à longue portée : Imbécile ! ne va qu’à dix pas. Bougre d’idiot ! arrive à son adresse.

Le maréchal des logis Jehon, qui s’occupait des élèves-brigadiers, était un engagé à qui il manquait encore six mois de service pour finir ses cinq ans. Il nous faisait l’effet d’un homme presque vieux, bien qu’il eût vingt-cinq ans à peine. Il avait une forte moustache, un regard droit et ferme. Il me sembla dès le premier jour que je ne me rapprocherais jamais de lui.

Il lui arrivait d’être avec moi presque aimable, mais vraiment au prix d’un effort qui nous faisait mal à l’un et à l’autre. Et moi je lui répondais avec une complaisance qui ne se sentait jamais assez franche.

Je me rappelle qu’il prit la peine de me démontrer à moi tout seul le mécanisme de la carabine. Je l’écoutais avec un tel désir de paraître écouter attentivement que je ne saisissais pas un mot de son explication. Je hochais cependant la tête, et je disais de temps en temps : oui, mar’chal logis !

Je me souviens aussi de son air de pitié, un jour où j’étais en train de balayer l’écurie. Je balayais pourtant avec toute mon énergie. Mais il paraît que j’avais pour cet exercice une incapacité irrémédiable, et qu’il suffisait de me regarder un instant pour être sûr que jamais de ma vie je ne balayerais convenablement. Ce jour-là, Jehon me prit le balai des mains. Je vis que, sous le balai, la poussière s’en allait très bien. Pour moi, je n’enlevais jamais rien, faute d’appuyer assez fort ; et si j’appuyais trop fort, le balai ne glissait plus.

À la boxe, où nous donnions des coups de pied et des coups de poing dans le vide, je ne levais jamais les pieds assez en l’air et quand je donnais des coups de poing, affirmait le brigadier Merlaux, j’avais plutôt l’air d’attraper les mouches.

À force d’application, j’arrivais, à ne pas trop me faire enlever aux classes à pied. On nous exerçait encore à cette époque au maniement d’armes, et quand on commandait : Reposez… arme ! j’appris tout seul, au bout d’un certain temps à retenir la crosse et ne pas la poser à terre tout à fait afin de ne pas gâter l’ensemble en faisant entendre un bruit retardataire.

Un vendredi après-midi, Aubin se trouva derrière moi, à un mouvement de l’école de peloton. Il me dit tout en marchant :

— Tu as ta permission pour demain ?

Je ne répondis pas tout de suite. Je m’imaginais que l’officier instructeur, M. de Grainville, avait à ce moment l’œil sur moi. Il était cependant assez loin de nous, en train de causer avec d’autres officiers, élégants et terribles comme de jeunes seigneurs. Tout en M. de Grainville était fin, le regard, la moustache, les ailes du nez. Je ne puis dire si c’était un officier de valeur, ou simplement un aimable cavalier, distingué d’allures. C’était l’officier. Après de longues années, je ressens encore la fascination que l’officier, ce dieu, exerce sur de pauvres cavaliers de deuxième classe, séparés de lui par une série de puissances, bénignes d’abord, puis importantes, puis redoutables. Quand l’officier vient aux classes, la vision encore furtive de son dolman et ses galons, au bout de la cour, crée tout de suite dans l’atmosphère une sorte d’enchantement. L’officier est là ! Il me semble que l’officier étant là, c’était une grande audace de la part d’Aubin de parler ainsi dans les rangs. Cependant je n’avais toujours pas dit si j’avais ma permission. Je lui soufflais un : oui ! rauque et étouffé.

Le téméraire Aubin me défila tranquillement une phrase très longue où il me disait que Marie avait congé le lendemain, et que nous irions à la campagne à quatre, avec une petite amie de Marie qu’elle me présenterait.

Je fus tellement impressionné que je n’entendis pas le brigadier Merlaux crier l’avertissement : Peloton !… Et quand le mot : Halte ! claqua tout à coup, je vins me jeter contre l’homme de devant. La secousse sembla se communiquer au brigadier Merlaux qui était pourtant à vingt pas du peloton. Il tressaillit, cria :

— Nom de Dieu ! L’officier qu’est là !…

Le sous-officier Jehon me dit d’une voix calme :

— Si le lieutenant me fait une observation, je vous, mettrai quatre jours.