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Pierre Drieu la Rochelle

 

 

Gilles

 

 

PRÉFACE

 

Mon œuvre romanesque a connu un développement très difficile, très discuté.

Cela a dépendu de moi plus que des autres. Je n'appartenais à aucun clan politique susceptible de me défendre et je ne jouais qu'à de rares moments d'attendrissement le jeu littéraire de la rhubarbe et du séné. De sorte que les critiques ont cru pouvoir me traiter avec une liberté qu'ils n'osent pas en général. Ils avaient entendu dire aussi que je doutais de moi-même. Un artiste doute, en effet, de lui-même ; il est en même temps sûr de lui. Bref, cela a été d'un de ces lieux communs qu'on se repasse de feuilleton en feuilleton que de mettre en doute ma vocation de romancier.

Ce qui semblait encore à mes juges légitimer leur méfiance, c'était la variété de mes occupations. La poésie, le roman, la nouvelle, la critique, l'essai, un peu de politique, un peu de théâtre, cela leur paraissait beaucoup. Par là-dessus un luxe de paresse et de solitude : décidément c'était trop.

Ils ne se donnaient pas la peine de voir l'unité de vues sous la diversité des moyens d'expression, principalement entre mes romans et mes essais politiques.

Des potins de petits journaux faisaient croire à la versatilité de mes idées aussi bien que de mes travaux.

Et pourtant la cohérence de ma sensibilité et de ma volonté apparaît à qui me fait la justice de relire dans leur suite une bonne partie de mes ouvrages.

Je me suis trouvé comme tous les autres écrivains contemporains devant un fait écrasant : la décadence. Tous ont dû se défendre et réagir, chacun à sa manière, contre ce fait. Mais aucun comme moi – sauf Céline – n'en a eu la conscience claire. Les uns s'en sont tirés par l'évasion, le dépaysement, diverses formes de refus, de fuite ou d'exil ; moi, presque seul, par l'observation systématique et par la satire.

Si l'on y regarde d'un peu près, on verra que toute mon œuvre est par son plus long côté une œuvre de satire. Quelques-uns s'en sont aperçus tardivement, en lisant ce Gilles après la débâcle.

Mais j'avais débuté par une nouvelle, La Valise vide, qui était tout de suite l'analyse minutieuse et implacable d'un caractère de jeune homme tel que le faisaient les mœurs et la littérature en 1920. J'ai repris ce portrait dans un petit roman Feu follet où, selon la fatalité de ce que j'avais sous les yeux, les traits s'accentuaient et la logique du personnage aboutissait au suicide. Avec cette fidélité aux modèles offerts par son époque qui est la première vertu d'un observateur et qui dans les moments ou les lieux misérables peut n'être que la seule, je ne faisais que rendre compte de ce qui arrivait après quelques années à une partie de la jeunesse.

A côté de ces deux portraits si nécessairement chargés qu'ils pouvaient paraître des charges, j'en traçais deux autres plus nuancés, plus chatoyants, presque ondoyants qui sont dans L'Homme couvert de femmes et dans Drôle de voyage.

Dans les deux, il s'agissait d'un certain Gilles. J'ai repris ce nom et quelques parcelles de substance dans le roman qu'on peut lire ici. Ce faisant, je me suis comporté comme un peintre qui s'attaque plusieurs fois au même portrait ou au même paysage, ou le musicien qui approfondit le même thème en profitant de la substance accrue que lui apporte l'âge.

Tandis qu'on m'avait reproché la rigueur du Feu follet, on me reprocha la trop grande souplesse du trait dans les esquisses de Gilles. On voyait à cela la raison que je m'étais pris comme modèle. Mais, en fait, il n'en était rien. Je reviendrai plus loin sur cette question de l'imitation immédiate du modèle, mais je puis dire tout de suite que si l'on compare un roman mineur et univoque comme Drôle de voyage ou L'Homme couvert de femmes avec un roman majeur et polyphone comme Gilles, on conviendra que confession ou autobiographie sont des prétentions mensongères de la part de l'auteur ou des explications trompeuses de la part du lecteur. L'artiste malgré lui fait de l'objectivité, alors même qu'il a de fortes dispositions introverses parce que de l'ampleur de son univers intime ce qu'il peut saisir dans un moment donné n'est que fragmentaire. Le fragment réfracte un personnage inconnu et nouveau-né. Cela reste vrai, même si l'auteur s'acharne toute sa vie sur lui-même, comme Proust, et même alors cela devient encore plus vrai. Quel lointain rapport entre le maigre Proust de la correspondance et le personnage central si compact et si résonnant, prolongé par tous ses satellites, de la Recherche du temps perdu ? Quel homme s'est plus aliéné à lui-même qu'Amiel en multipliant à l'infini les points de repère de son journal ?

Et d'ailleurs qui aujourd'hui sait encore qui j'étais au temps où j'écrivais L'Homme couvert de femmes ?

Au fond il y a peut-être deux sortes d'égotistes : ceux qui se complaisent dans le charme et la fascination minimes d'être prisonniers et de n'aimer de l'univers que ce qu'ils trouvent dans leur prison, et ceux qui, portés à l'observation de tout, ne s'acharnent sur leur moi que comptant y trouver la matière humaine la plus tangible et la moins trompeuse. Forts de leur bonne foi, ils se disent que dans le tête-à-tête avec eux-mêmes, tenant les deux bouts, rien ne leur échappera, rien ne se dérobera. Illusion encore, certes, mais pourtant toute autre optique que celle de Narcisse et qui a certainement retenu à certaine heures les plus objectifs des romanciers – et les plus classiques des penseurs.

De plus, chez moi, à cause de mon idée de décadence, l'introspection prenait une signification morale. Ayant à démasquer et à dénoncer, je pensais qu'il était juste que je commençasse par moi-même. Je me rappelle que j'avais voulu écrire un livre intitulé : Pamphlet contre moi et mes amis. C'eût été une façon de composer une diatribe sur l'époque.

Je n'étais pas moins sévère pour moi-même pris comme prétexte que pour n'importe quel autre compagnon d'époque. Je flagellais sans pitié l'époque en moi, cette époque où la société vieillissait si hâtivement.

Ces coups de férule correspondaient aux avertissements tout de suite très explicites que je déposais dans mes essais politiques Mesures de la France ou Genève ou Moscou.

La liaison entre les romans et les essais se faisait par toute une gradation de tons qui, bien sûr, échappait au critique, lequel ne semble là que pour excuser et aggraver la paresse du lecteur ordinaire ; cette gradation allait d'un ou deux romans où apparaissait le besoin de trouver leur résonance politique à mes observations privées à des études comme État civil ou Le Jeune Européen.

Les romans montrant une facette politique, c'était Blèche et Une femme à sa fenêtre. Là on voyait apparaître nécessairement le revers de ce désordre désormais entier et incurable du cœur et de l'esprit tels que je les dépeignais sans précaution, à la différence de la plupart des auteurs : l'obsession communiste.

*

Voilà quelles furent les œuvres de mes premières années, mineures pour la plupart, travaillées dans l'acuité plutôt que dans l'ampleur du trait.

J'ai été fort lent, je me suis développé à petites étapes.

Étant enfin un peu maître de mes moyens, et ayant dépassé cette zone de contorsions ou de complaisances que forme pour tout écrivain français le drame du style – pour moi elles avaient tourné autour du piège exquis de la concision –, j'en vins à des œuvres de plus longue haleine. Ce fut Rêveuse bourgeoisie, puis ce Gilles.

Là j'ai adopté tout à trac non pas la forme dramatique du roman-crise, mais celle du long récit qui se développe dans le temps, qui embrasse de larges portions de vie ; c'est que j'ai l'esprit d'un historien.

Si j'avais à recommencer ma vie, je me ferais officier d'Afrique pendant quelques années, puis historien, ainsi je satisferais aux deux passions les plus profondes de mon être et j'éviterais les seuls refoulements dont j'ai souffert. Et historien, je le serais des religions.

L'inconvénient du roman de durée, c'est la monotonie. Par un tour d'esprit bien français, j'ai cherché à y parer en dégageant dans le long mouvement des sursauts, des péripéties saillantes. Ce qui fait que dans ces deux ouvrages chaque partie a son autonomie, constitue un épisode bien détaché. Cela est vrai surtout pour Gilles.

Mais j'en viens à un reproche qu'on a fait à ces romans comme aux autres. On y a vu des clés. Et d'abord une principale, mon propre personnage.

Il faut se méfier beaucoup des clés, surtout de celles que les amis d'un auteur ou les personnes qui prétendent le connaître ont toujours en abondance dans leurs poches. Le fait est qu'on ne peut rien écrire à Paris sans que cela ne prenne l'aspect d'un racontar. Mais à Carpentras, on ignore les passe-partout de Paris. C'est à Carpentras qu'il faut être lu pour être sainement jugé.

La vérité, c'est que tous les romans sont à clé. Parce que rien ne sort de rien, parce que la génération spontanée est inconnue dans la littérature comme dans la nature, parce que toute littérature réaliste est fondée sur l'observation du modèle, parce qu'aucun auteur même le plus irréaliste ne peut échapper à sa mémoire.

Lisez un peu ce qu'on a écrit sur la genèse des grandes œuvres du siècle dernier, vous verrez qu'on a trouvé la clé de tous leurs personnages, que ce soit Mme Bovary, Stavroguine ou David Copperfield. On a trouvé la clé et on n'a rien trouvé du tout, pour la raison que j'indiquais plus haut.

Si on ne peut peindre sans modèle, on ne peut non plus reproduire le modèle exactement, à partir du moment où celui-ci est introduit dans une histoire dont le mouvement propre transforme et altère tout ce qu'il entraîne.

Il y a clé parce qu'on retrouve dans un personnage tel ou tel trait particulier d'une personne connue et même bien plus, tout un ensemble de traits ; il n'en reste pas moins que ce personnage est un autre, parce qu'il est pris non seulement dans une suite d'événements inventés mais aussi et surtout dans un monde neuf, dont la nouveauté se compose de la rencontre imprévue dudit personnage avec des hommes et des femmes qui ne sont là que par la fantaisie de l'auteur, c'est-à-dire qui ne sont là que pour satisfaire les besoins secrets et indicibles de l'auteur.

Vous me direz qu'il y a des romans où rien ne paraît inventé, ou tout semble fidèlement, servilement copié, la trame des faits et la série des personnages. Je vous répondrai que ce n'est pas vrai. L'économie de l'œuvre littéraire, les nécessités de la composition et de la présentation produisent autant d'altération que ce qu'on est convenu d'appeler l'invention et qui n'est que la conformité où se met l'auteur avec lui-même, avec la loi de son monde intérieur.

Un romancier est voué à l'originalité en tout cas. Même s'il n'a pas de talent, car alors c'est seulement l'originalité intérieure qui lui fait défaut, il est victime de son propre manque de caractère, de l'inexistence de sa personnalité. Mais si textuellement voué à l'exactitude qu'il paraisse, il n'en raconte pas moins tout de travers l'histoire de ce qui s'était réellement passé dans la vie.

Je disais tout à l'heure que j'aurais voulu être historien. Entendez-moi bien. L'historien lui-même ne peut pas faire autre chose que le romancier, et un Balzac est peut-être un Michelet qui s'est dit « : A quoi bon ? Aussi bien avouer... »

Mais altérer les faits, ce n'est pas altérer l'esprit des faits et Balzac se retrouve avec Michelet, ce formidable imaginatif, pour servir au mieux ce qui seul compte, la vie. Si on crée de la vie, on ne ment pas, on ne trompe pas, car la vie est toujours juste écho de la vie.

 
*

Certains artistes trouvent que je me suis trop occupé de politique dans mon œuvre et dans mes jours.

Mais je me suis occupé de tout et de cela aussi. Beaucoup de cela, parce qu'il y a beaucoup de cela dans la vie des hommes, en tout temps, et qu'à cela se noue tout le reste.

Citez-moi dans le passé un grand artiste – nous avons bien le droit de chercher haut nos modèles – qui n'ait pas été empoigné par la politique ? Même quand il était sollicité par la plus intime mystique ?

Pour parler en particulier du roman qu'on va lire, Gilles, il me faut revenir sur l'idée de décadence. Elle seule explique la terrible insuffisance qui est le fond de cet ouvrage.

Ce roman paraît insuffisant parce qu'il traite de la terrible insuffisance française, et qu'il en traite honnêtement, sans chercher de faux-fuyants ni d'alibis. Pour montrer l'insuffisance, l'artiste doit se réduire à être insuffisant.

C'est à quoi ne se sont pas résignés la plupart des écrivains contemporains – et c'est ce qui fait leur avantage. Pourtant, il y a eu Céline.

On n'a guère remarqué que presque personne ne s'est risqué à peindre la société de Paris dans sa réalité des vingt dernières années. Pour cause, parce qu'il fallait dénoncer une terrible absence d'humanité, une terrible insuffisance de sang. Cela était désobligeant

Qu'ont fait les autres, en effet ? Les catholiques avaient une ressource immense, la puissante armature de leur vision théologique de l'homme et d'un système psychologique encore inépuisé parce que riche d'une expérience tant de fois séculaire. Avec cela, ils avaient la province, la province tordue, convulsée mais n'ayant pas encore rendu l'âme comme Paris. C'est ainsi que s'en est tiré Bernanos – et aussi Mauriac.

Giono, lui, s'est lancé dans une féerie paysanne, une pastorale lyrique, un opéra mythique où il a pu exprimer, sans être gêné par l'immédiate intercalation du réel, son intime aspiration à la santé et à la force.

Car ce pacifiste a le goût de la force, de la force vraie. Au fond Le Chant du monde est un roman guerrier, un roman de la violence et du courage physique, bien plus sûrement et directement qu'un roman de Malraux, de Montherlant ou de moi, mais libre de politique.

Le drame pour tous ceux-ci c'était de sentir en eux plus de force qu'il n'en restait dans la société. De là la nécessité de se dépayser pour dire leur rêve ou l'obligation de ne se vouer qu'à l'exécration convulsive.

Malraux a cherché la transposition d'une autre façon que Giono. Faute de Français, il a pris des Chinois, ou des personnages qui se mouvaient dans une Chine de révolutions et de batailles – ou des Espagnols.

Que pouvait-il faire d'autre ? S'il s'était résigné à la France, il n'aurait sans doute pu faire que ce qu'ont fait Montherlant ou Céline.

Montherlant était entré dans la vie littéraire avec des dons qui de l'aveu de tous l'armaient pour une œuvre puissante, athlétique, qui se serait déployée sous le signe d'Eschyle ou de Vigny ou de Barrès, ou au pire de d'Annunzio. Mais, après le temps des juvéniles illusions et du leurre de la guerre – qui lui permit d'écrire Le Songe, Les Olympiades et Les Bestiaires – il a jeté autour de lui un regard juste. Il n'y avait pas matière à ses dons. Par honnêteté de peintre devant son modèle, ce Michel-Ange s'est résigné à devenir une sorte de Jules Renard. Il a contraint, broyé son art jusqu'à écrire la série des Jeunes Filles et des Célibataires.

Céline s'est jeté à corps perdu dans le seul chemin qui s'offrait (et qui a tenté dans quelque mesure Bernanos) : cracher, seulement cracher, mais mettre au moins tout le Niagara dans cette salivation. Il avait des modèles : Rabelais, ou le Hugo des Châtiments ou de L'Homme qui rit.

Aragon, comme plusieurs de ses aînés, s'en est tenu à la réminiscence et à la description de la société d'avant 1914.

Moi, je me situe entre Céline et Montherlant et Malraux.

J'ai strictement dit ce que je voyais, comme Montherlant dans Les Célibataires, mais avec un mouvement vers la diatribe de Céline, contenu dans de strictes limites, parce que bien que grand amateur et grand défenseur d'une espèce de démesuré dans l'histoire de la littérature française, pratiquement je suis un Normand, comme tous les Normands scrupuleusement soumis aux disciplines de la Seine et de la Loire. Il y avait en moi aussi une tendance à sortir des gonds français comme Malraux, mais j'étais trop étreint par le drame de Paris pour aller à l'étranger ; et je ne suis allé en Espagne ou en Allemagne ou en Russie que pour vérifier les prévisions toutes concentrées sur la France.

J'ai souvent amèrement ricané en songeant à l'étroit, au minuscule des drames que j'ai soumis au microscope dans Gilles, en comparaison avec l'ampleur des thèmes chez Malraux, chez Giono, ampleur pour laquelle il me semblait que j'étais né.

La France est un pays de peintres où Daumier représente une exigence tout comme Delacroix.

*

Je crois que mes romans sont des romans ; les critiques croient que mes romans sont des essais déguisés ou des mémoires gâtés par l'effort de fabulation. Qui a raison ? Les critiques ou l'auteur ?

Le saura-t-on jamais ? Quelle pierre de touche détient-on ? Attendons la postérité ? Mais par qui est faite la postérité ? Par d'autres critiques... Ceci n'est pas exact. Le jugement de la postérité est fait par les écrivains qui lisent et qui imposent leur opinion compétente aux critiques. C'est ainsi que Stendhal et Baudelaire et Mallarmé ont été peu à peu élevés à leur haute situation. Les écrivains deviennent bons juges à l'égard d'un confrère d'une génération disparue : l'envie n'a plus que faire et, au contraire, le laudateur s'accroît de la puissance du fantôme qui est loué.

Il faut beaucoup d'audace pour songer qu'on passera à la postérité. Cette audace, la nourrissent dans leurs cœurs bien des timides. Ceux qui ont eu un succès retentissant pensent que ce succès continuera. Ceux qui en ont eu moins se rassurent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire. Toutefois, ceux-ci de leur vivant étaient fort connus et respectés au moins d'une petite élite. Car il n'y a pas de génies méconnus.

Un écrivain est obligé de croire dans le fond de son cœur qu'il passera à la postérité, sinon l'encre se tarirait dans ses veines. Et, sauf chez les médiocres, cela est touchant. Nous sommes bien une centaine en ce moment à ne pouvoir arracher de notre cœur cette pensée séduisante comme tous les buts du courage. Il faut cet élan des appelés pour épauler les élus.

Je m'écrierais volontiers que je suis sûr que, par exemple, Montherlant passera à la postérité et que je n'y passerai pas. Mais j'avoue aussitôt après que je doute par moments d'être si certainement condamné.

Comment savoir quoi que ce soit de certain sur soi-même alors qu'il y a des jours où ceux qu'on croit les plus solidement assis dans votre propre estime et admiration vacillent ? Comment s'équilibrer entre l'excès de confiance de l'excès de méfiance ? Vraiment, on hésite entre la modestie et la fierté : l'une et l'autre peuvent être une duperie.

Mais tout cela, ce sont des humeurs qui passent. Il reste deux choses : la joie de l'artisan qui fait son travail, qui se dit qu'il participe à cette aventure merveilleuse qu'est le travail de l'homme – et la joie d'être un homme, de rester un homme pur et simple, à côté de l'homme de métier, de l'écrivain. Un homme qui mange, qui boit, qui fume, qui fait l'amour, qui marche, qui nage, qui ne pense à rien et qui pense à tout, un homme qui ne fait rien et qui n'est rien, un homme qui rêve, qui prie, qui se prépare à la terrible et splendide mort, un homme qui jouit de la peinture ou de la musique autant que de la littérature, qui s'enivre de ce que font les autres bien plus que de ce qu'il fait, et un homme qui a d'autres passions encore, qui est pour ou contre Hitler, un homme qui a une femme, un enfant, un chien, une pipe, un dieu.

Après tout, si je vous donnais ma pensée intime, je vous dirais que je ne crois pas beaucoup à l'utilité de toutes les études spécieuses qu'on a accumulées sur l'art du roman. Je n'y vois qu'un signe peut-être sur la décadence du genre. La tragédie n'a jamais tant fait parler d'elle qu'à son déclin ; hélas, elle s'est survécue un siècle, et plus.

On a opposé le roman russe et le roman anglais au français – au détriment de celui-ci. Mais les romanciers russes et anglais se sont nourris de modèles français qui eux-mêmes n'avaient pas négligé les exemples anglais ou espagnols. Le réseau des influences est inextricable, et l'interférence des mérites aussi. Le pays qui a produit La Fayette, Marivaux, Voltaire, Stendhal, Constant, Balzac, Sand, Sue, Hugo, Flaubert, Zola, Maupassant, Barbey, les Goncourt, Villiers, Huysmans, Barrès, Proust, n'a rien à envier à aucun autre.

Pourtant avons-nous rien de tout à fait comparable aux grandes œuvres de Dostoïevski et de Tolstoï ? C'est que peut-être les Russes ont mis dans le roman ce que les Occidentaux avaient déjà mis dans le théâtre et dans la poésie.

En tout cas, les méthodes françaises valent bien les méthodes anglaises ou russes. Elles sont d'ailleurs fort variées. Quelle diversité entre Adolphe et Les Misérables, entre Stendhal et Zola !

Le récent roman américain semble un hommage aux méthodes françaises plutôt qu'à toutes autres.

Je dis tout cela, prêchant pour mon saint Car mes romans sont faits selon la tradition la plus typiquement française, celle du récit unilinéaire, égocentrique, assez étroitement humaniste au point de paraître abstrait, peu foisonnant

C'était bien la peine de tant admirer les étrangers, de se rebeller tant contre les traits fatidiques inscrits sur le registre de la mairie.

En tout cas, c'est ainsi. Il ne reste qu'à dire : « Pourquoi pas ? »

Juillet 1942.

 

On a rétabli dans cette nouvelle édition les passages qui avaient été supprimés par la censure en octobre 1939.

LA PERMISSION